mardi 27 mai 2008

Les neurones des nombres

Dans ses cours au collège de France que l'on peut podcaster avec bonheur, Stanislas Dehaene nous entraine cette année dans un magnifique voyage au pays des processus mentaux à l'œuvre dans l'arithmétique élémentaire. Il y décortique patiemment les origines et les mécanismes cérébraux de ce "sens du nombre" pour y différencier ce qui relève de la pure invention culturelle et ce qui s'enracine dans des processus mentaux très primitifs. Attachez vos ceintures, ça décoiffe...

Un sens inné du nombre

"On pourrait penser que l’arithmétique n’est qu’une invention culturelle récente
de l’humanité. Pourtant, un sens du nombre est présent chez le nourrisson et de
nombreuses espèces animales".Les perruches, les rats ou les chimpanzés savent par exemple co
mparer deux quantités d'objets et estimer assez correctement laquelle est la plus grande:





Les singes savent additionner (approximativement) des q
uantités. En 2006, Jessica Cantlon et Elisabeth Brannon, de l'Université de Duke, ont pratiqué le même test d'addition élémentaire avec des singes macaques et avec des étudiants: on présentait aux sujets deux nuages de points (3 points suivis de 5 points par exemple) et il s'agissait de choisir ensuite entre deux propositions, celle qui correspondait le mieux au total. Les performances des deux espèces se sont révélées extrêmement proches, avec un léger avantage quand même pour les étudiants sur le plan de la précision. Mais pas de quoi pavoiser non plus: on a observé plus de différence entre le meilleur étudiant et le moins bon qu'entre la moyenne des étudiants et la moyenne des singes...










Cantlon & Brannon, Psychological Science 2006

La loi de Weber et notre perception logarithmique des quantités
Pour les deux espèces, les résultats présentaient des analogies intéressantes: plus les deux propositions étaient différentes, plus les réactions étaient rapides et les réponses statistiquement correctes (dans les graphiques on a du coup représenté ces performances en fonction du rapport entre les deux nombres proposés). Cet effet de distance, ou loi de Weber, se retrouve chaque fois que l'on estime une quantité: la précision de l'estimation (ou son écart-type) est proportionnelle à la grandeur du nombre, comme si nous percevions le nombre non pas sous forme linéaire mais logarithmique.
(Moyenne et écart-type des estimations sur une échelle logarithmique tirés de Izard et Dehaene, Cognition 2007)

De nombreuses expériences ont montré que les bébés de moins d'un an peuvent également estimer et comparer les quantités. Tout comme les singes, pour discriminer entre deux grands nombres, ce n’est pas le nombre absolu qui compte, mais le rapport entre ces nombres (la fraction de Weber). A six mois les bébés sont capables de différencier deux quantités dans un rapport de 1:2 (entre 8 et 16 objets par exemple mais pas entre 8 et 12 objets). A 10 mois ils font la différence entre 8 et 12 objets (rapport de 2:3), au même niveau que les primates.


Certes, direz-vous, mais cet effet de distance n'est-il pas simplement la traduction d'une imprécision de l'estimation? Pour le vérifier, on a demandé à des adultes volontaires de comparer des nombres présentés sous forme de chiffres arabes. Et devinez quoi? Plus les nombres à comparer sont proches, plus la réponse des sujets est lente et leur taux d'erreurs important. Vous avez dit bizarre?


















C'est que notre perception "naturelle" des quantités est plutôt logarithmique que linéaire. Autrement dit, il y a instinctivement plus de différence entre les quantités "2" et "3" qu'entre "9" et "10". Un test pour s'en rendre compte consiste à demander à un enfant où il placerait la quantité 5 sur un segment dont les extrémités sont marquées 1 et 10. L'enfant a tendance à placer le 5 tout près de l'extrémité marquée 10 (parce que "1 c'est pas beaucoup, mais 5 c'est beaucoup et 10 aussi"). A mesure de leur développement, les enfants qui font ce test placent le 5 de plus en plus vers le milieu du segment, comme si leur échelle de représentation des nombres se "linéarisait" (excusez mon jargon, mais c'est vraiment ça).


Le même test pratiqué sur des indiens Mundurucus -qui ont des mots pour les petits nombres mais pas de système de calcul développé- révèle qu'ils ont la même représentation "logarithmique" des quantités que les enfants occidentaux. Dehaene avait déjà émis l'hypothèse qu'apprendre à lire exige que l'on "désapprenne" la symétrie horizontale (p et q ne sont pas équivalents, de même que b et d etc.). Il récidive avec l'arithmétique pour laquelle on peut supposer que l'on troque notre vision logarithmique des quantités pour celle, linéaire, qui sied aux calculs précis.

Estimation et subitisation


Mais la loi de Weber - la perception logarithmique des quantités- n'est pas universelle: elle ne s'applique pas aux toutes petites quantités. Jusqu'à trois objets, on n'estime pas, on "subitise". Traduction: on capture instantanément le nombre exact d'objets d'un simple coup d'oeil avec un très faible taux d'erreur, bien plus faible que ce que prédit la loi de Weber (graphique de Mandler & Schébo, 1982)
.






Pour vérifier que "subitisation" et "estimation" ne pouvaient se confondre, Suzanna R
evkin a accoutumé des volontaires à regarder des nuages toujours composés de dizaines d'objets (10, 20, 30... jusqu'à 90 objets), et leur a demandé d'estimer le nombre de dizaines qu'ils voyaient. Puis elle a comparé leurs performances avec celles obtenues sur des nuages de 1 à 10 points. Si la "subitisation" suivait la loi de Weber, on aurait dû retrouver la même différence de précision entre l'estimation de 1, 2 ou 3 dizaines qu'entre 1, 2 ou 3 points. Et ce n'est pas du tout ce qu'on a observé! La "subitisation" de 1, 2 ou 3 points est bien plus précise que "l'estimation" de dizaines de points et relève donc probablement de mécanisme cérébral assez différent.

Revkin et al, Psychological Science, sous presse

Les deux processus de subitisation et d'estimation se complètent chez l'adulte, mais ils pourraient être antagonistes chez le tout jeune enfant. Une expérience amusante menée en 2002 avec des enfants de moins d'un an, consistait à placer des gâteaux dans des tasses devant eux, et à les laisser se diriger vers la tasse de leur choix (une fois les gâteaux introduits dans les tasses, l'enfant ne voyait plus combien chaque tasse en contenait). L'enfant -motivé pour aller chercher le plus grand nombre de gâteaux- sait bien faire la différence entre 1, 2 et 3 gâteaux. Mais ses performances s'écroulent dès qu'il y a 4 gâteaux, y compris s'il s'agit de comparer 1 et 4 gâteaux. Tout se passe comme si l'enfant confiait entièrement sa décision à un processus de subitisation, et se retrouvait totalement destabilisé par la quantité "4", inaccessible par subitisation. Autrement dit, l'enfant -qui sait par ailleurs estimer les grands nombres- semble avoir des difficultés dans cette expérience à passer de la subitisation à l'estimation, comme si ces deux processus étaient antagonistes au lieu d'être complémentaires l'un de l'autre (graphique tiré de Feigenson, Carey et al, Psych Science 2002; TICS 2004)






















Nombres et espace

De manière assez stupéfiante, notre représentation des quantités est étroitement liée à notre perception de l'espace (les zones du cortex impliquées dans ces deux fonctions sont d'ailleurs très voisines). Les grands nombres sont par exemple systématiquement associés à une direction privilégiée: vers la droite pour les cultures européennes, vers la gauche pour les cultures écrivant de droite à gauche. Cet effet SNARC (pour Spacial Numerical Association of Response Codes) a été mesuré statistiquement dans de nombreuses expériences: on réagit plus vite aux grands nombres avec la main droite, on les repère plus vite s'ils apparaissent dans notre champ visuel droit etc. Et symétriquement pour les petits nombres, associés au côté gauche.

Cette correspondance mentale entre nombre et espace est particulièrement frappante chez les personnes atteintes "d'hémi-négligence spatiale". Une personne atteinte de cette pathologie bizarroïde n'accorde aucune attention à l'une des deux moitiés de son champ visuel: elle ne recopiera par exemple que la moitié droite d'un dessin qu'on lui aura demandé de reproduire. Si on lui demande de couper un segment en son milieu, elle la coupe près de son extrémité droite. Découverte incroyable: cette héminégligence spatiale va de pair avec une héminégligence numérique. Si on demande à cette personne quel nombre tombe au milieu de 11 et 19, elle répondra par exemple 17! Comme si pour notre cerveau, couper mentalement un nombre en deux revenait exactement au même que couper un segment en son milieu...



Cette association inconsciente entre nombre et espace influence également les estimations des sujets sains: nous tendons instinctivement à surestimer le résultat des additions de nuages de points et à sous-estimer celui des soustractions, y compris -même si c'est dans une moindre mesure- pour les opérations avec des symboles numériques.


A l'inverse, on peut tirer parti de cette association entre nombre et espace: les jeux de plateaux avec des dés s'avèrent par exemple être de précieux auxiliaires pour les enfants ayant des difficultés scolaires. Peut-être, suggère Dehaene, parce qu'ils favorisent l'apprentissage d'une ligne numérique mentale, très utile en arithmétique.

Les différents circuits cérébraux de calcul
Depuis 1992, Dehaene a fait l'hypothèse d'un triple code mental pour représenter et manipuler les nombres en fonction de la tâche à réaliser:
- une représentation conceptuelle de la quantité, associée aux ordres de grandeur des nombres et localisée dans les régions pariétales bilatérales du cerveau. Ce sont ces régions qui réagissent de manière inconsciente en fonction de la distance entre deux nombres.
- un codage visuel du nombre, associé à son écriture en chiffres arabes, qui permet par exemple de poser des opérations en colonnes ou de faire des soustractions. Comme pour la reconnaissance des lettres et des formes, ce codage est plutôt localisé dans la zone occipito-temporale gauche du cerveau.
- un codage verbal des nombres, où l'on retiendrait les faits arithmétiques appris par coeur (comme les tables de multiplication), exactement comme on mémorise les poèmes ou les proverbes et pris en charge par les régions du cerveau dédiées au langage.

Elizabeth Spelke en 1999 a illustré la plausibilité de ce modèle en enseignant à des sujets bilingues des faits exacts (par exemple 24+37=61) et des faits approchés (24+37 font environ 60) dans une seule langue. Puis elle a interrogé ces sujets sur les mêmes faits, mais dans l'autre langue: le résultat est que ce changement de langue ralentit considérablement le temps de réponse des personnes sur les faits exacts. Par contre changer de langue n'est pas du tout gênant pour restituer des approximations que l'on a apprises dans une autre langue.

Dans un deuxième temps, on posait aux mêmes sujets une question très voisine de celle apprise. Si la question voisine portait sur un problème exact (par exemple "combien font 25+36?") proche d'un fait appris (24+37=61), la réponse était lente et pas forcément juste. Par contre les sujets n'avaient aucun problème pour faire une approximation voisine d'une approximation apprise.


Tout se passe donc comme si il y avait un découplage presque parfait entre deux systèmes. L'un qui permet d'approximer les quantités et est indépendant du langage. L'autre qui permet de mémoriser des faits arithmétiques exacts -indispensables au calcul mental- et est très dépendant du langage. C'est probablement la raison pour laquelle les immigrés de longue date dans un pays calculent toujours mentalement dans leur langue natale, même s'ils ne la pratiquent plus du tout par ailleurs.

Ce modèle est purement occidental. En Chine par exemple, les opérations de calculs mentaux semblent plutôt associées à des circuits neuronaux touchant la motricité des mains. Ce que l'on peut interpréter comme une mémoire gestuelle de la manipulation extrêmement efficace des bouliers et des abacques, qui dans cette culture servent couramment d'outils pédagogiques dans l'apprentissage de l'arithmétique.

Les différentes formes d'acalculie

L'existence de ces trois processus mentaux distincts (visuel, verbal et sémantique) explique peut-être que l'on rencontre de nombreuses formes différentes d'acalculie en fonction des zones cérébrales lésées. Certains malades sont incapables de multiplier mais peuvent tout à fait soustraire des nombres, les comparer ou les estimer. Ces malades présentent en général des troubles profonds du langage. A l'inverse d'autres malades, dont le cortex intrapariétal a été touché, ont préservé leur capacité de multiplier, mais ont toutes les peines du monde à manipuler les quantités et à dire par exemple quel nombre se trouve entre 2 et 4.

Dehaene et Cohen ont étudié en 2000 le cas d'une patiente atteinte d'alexie (dont les capacités de lecture sont fortement diminuées) se trompant neuf fois sur dix dans la lecture des nombres à 2 chiffres. La patiente, quand on lui présente la soustraction "8-7" lit par exemple "6-4" mais donne le résultat correct "1". Idem pour l'addition ou la division: elle lit mal l'énoncé mais donne le résultat correct de l'opération. En revanche, si on lui présente "5 x 9", elle lit "4 x 6" et donne le résultat "24", comme si le cerveau réagissait prioritairement au problème de multiplication verbalisé, contrairement à ce qui se passe avec les autres opérations. Le modèle du triple code présente le mérite de rendre compréhensible ce type de résultats.

Physiologie du cerveau
Les méthodes d'imagerie médicale par IRM confirment l'activation de différentes zones du cerveau en fonction de la tâche numérique demandée, et particulièrement le rôle de la zone intrapariétale bilatérale, où semble résider le "sens du nombre" quelque soit la forme sous laquelle celui-ci est présenté (symbole numérique, nuage de points, signaux auditifs etc).

Chez l'animal, dès les années 1980, on avait trouvé chez un chat anesthésié (!) des neurones s'activant spécifiquement pour tel ou tel nombre lorsqu'on lui présentait la quantité visuelle ou sonore correspondante. Andreas Nieder -le pape de la neurologie chez l'animal- a, depuis, identifié chez le singe certains neurones déchargeant préférentiellement autour d'une certaine quantité, avec une précision toujours proportionnelle au nombre: revoilà notre fameuse loi de Weber, mais au niveau du neurone maintenant. On trouve ainsi des neurones situés dans la zone homologue à notre sillon intrapariétal, codant autour de 1, d'autres autour de 2, de 3 etc.

La compilation statistique des réactions de tous ces neurones fournit un modèle tout à fait cohérent pour expliquer nos capacités d'estimation numérique. Avec Diester, Nieder a récemment étudié ce qui changeait quand on enseignait au singe les chiffres arabes jusqu'à 6. Les deux chercheurs ont observé que certains neurones codent aussi bien pour 5 points et pour le chiffre 5. Par contre leur courbe de réponse est beaucoup plus "pointue" autour du nombre lorsqu'il est présenté sous forme symbolique.

On ne peut vérifier directement ce phénomène chez l'homme à moins de lui implanter des électrodes dans le crane. Mais on a des indices qu'un phénomène similaire serait à l'œuvre: la présentation de chiffres arabes modifierait et affinerait notre réponse neuronale aux quantités. Cette sélectivité limiterait l'effet de distance et permettrait ainsi une plus grande précision pour les grands nombres. L'acquisition du symbole transformerait ainsi notre conception originellement approximative, continue et logarithmique des quantités, en une représentation des nombres sous formes d'unités discrètes et distribuées linéairement.

Et c'est comme ça que le symbole nous a fait passer d'un monde analogique à un monde numérique...

lundi 19 mai 2008

Dernières nouvelles d'Afrique de l'Est (2): le lion

Le roi de la jungle est un sacré machiste. Certes il protège son clan contre les hyènes et tous les autres mâles qui voudraient lui piquer sa place. Mais soyons juste : sauf s’il faut attraper un buffle ou un autre gros gibier, c'est la lionne qui se tape l’essentiel des courses. Monsieur se contente donc de regarder de loin sa belle faire ses emplettes. Mais sitôt le cabat rempli, c’est lui qui se baffre en premier. La lionne se sert après lui, et les lionceaux se contentent de ce qui reste... quand il en reste Ensuite il glandouille, vingt heures par jour couché dans l’herbe ou perché sur un arbre.

Contrairement à la légende le lion est tout aussi charognard que la hyène, surtout les jeunes mâles, chassés de la horde lorsqu’ils arrivent à mâturité. Mais aussi on n'a pas idée d'aller à la chasse aux bestioles quand on a une tignasse pareille! Pas étonnant qu'elles filent au quart de tour. Et comme en plus, nos lions sont daltoniens on comprend la difficulté. Du coup, contrairement à la légende, ce sont semble-t-il au moins autant les lions qui volent leurs proies aux hyènes que l’inverse. Et qui s'entre-dévorent leurs petits: une vraie belle histoire d'amour.


Pour être sûr de déjeuner à sa faim et avec des produits frais mieux vaut donc mettre sa pilée au chef de la horde pour prendre sa place, d’autant que c’est souvent la seule position sociale qui permet de se reproduire. Lorsqu’un mâle prend la place d’un autre à la tête du clan, il commence par tuer impitoyablement tous les petits de son prédécesseur. Et de plaider non coupable sous prétexte que sinon, il aurait fallu attendre que les lionceaux soient grands pour que les lionnes soient capables de lui assurer sa propre descendance. Quel sauvage !


Même au lit, le lion est très boarderline. D’abord il expédie son affaire en trente secondes chrono. Mais surtout et tout comme les autres félins, son pénis est doté de petites protubérances épineuses qui pointent vers l’arrière et écorchent douloureusement la femelle lors de l’accouplement. A sa décharge, Madame doit aimer l’amour vache puisque c’est ce qui provoque son ovulation.Le couple SM fait comme ça zizi-panpan entre vingt et quarante fois par jour pendant plusieurs jours d’affilée, sans manger…

Pour supporter de tels balourds de maris, les lionnes sont bien obligées de s’organiser, ce qui est d’autant plus facile qu’elles sont toutes de la même famille dans le clan. Elles mettent bas toutes en même temps, ce qui est bien pratique pour s’occuper collectivement de la nurserie et (essayer de) protéger leur progéniture contre les mâles d’autres clans, contre les hyènes etc. Pas évident puisque quand les temps sont rudes, 2 lionceaux sur 10 seulement parviennent à l'âge adulte.

Pour chasser, les lionnes se coordonnent magnifiquement bien, chacune ayant comme dans un ballet bien rôdé un rôle très précis et toujours le même, les plus légères rabattant la proie au centre, la plus massive la saisissant par l’arrière-train, une autrel’exécutant à la gorge... Et même comme ça elles échouent trois fois sur quatre, tellement l’exercice est difficile. C'est dur d'être le roi de la jungle!


Quelques sources:

L'article de Wikipedia
Le site du zoo de San Diego (en anglais)



jeudi 15 mai 2008

Un peu de gymnastique mentale...

A trois dans une cellule...

Vous êtes prisonnier avec deux autres compagnons et condamnés tous les trois à mort. Bon c'est pas très folichon comme perspective, mais au moins vous verrez qu'elle stimulera vos neurones, même si c'est peut-être pour la dernière fois.

Le gardien vous indique que le chef de l'Etat, dans sa grande mansuétude, a décidé de gracier l'un de vous trois (et un seul). Lui-même sait lequel de vous trois est le petit veinard, mais il a interdiction de vous le révéler.

Vous réfléchissez un instant et lui proposez malicieusement de vous indiquer discrètement, parmi vos deux compagnons, l'un de ceux qui sera condamné (et il y en aura au moins un).
Il accepte à condition que vous ne le disiez pas à vos petits camarades. Marché conclu. Il vous désigne le numéro 2.

Vous le remerciez chaleureusement de cette précieuse information. Vous avez maintenant une chance sur deux d'être gracié au lieu d'une chance sur trois la minute d'avant. Quel soulagement!
Le gardien hoche la tête d'un air dubitatif (voire navré) et se retire en grommelant que vous perdez les pédales.

Vous êtes pris d'un doute: avez-vous réellement gagné en espérance de vie?

Le paradoxe de Monty Hall*
Pour le savoir , je vous emmène faire un petit détour par une situation plus glamour. Cette fois vous n'êtes pas condamné, mais invité à un jeu télévisé "Qui veut gagner une cadillac?". C'est mieux, non? Un sympathique animateur, vous montre trois portes fermées et vous explique que derrière l'une d'elles se trouve une cadillac tandis que les deux autres dissimulent chacune une chèvre (car l'animateur Jean-Pierre Caufoult déteste les chèvres, allez savoir pourquoi).

Vous devez choisir une des trois portes et vous repartirez avec ce qui se trouve derrière, chèvre ou cadillac. Vous désignez donc une porte au hasard, la première par exemple.

Coup de théâtre! Avant de vous dévoiler votre lot, l'animateur -qui sait où se trouve la cadillac- veut vous aider un petit peu en vous montrant parmi les deux autres portes restantes celle qui dissimule une chèvre. Supposons que ce soit la deuxième. Puis il vous offre la possibilité de choisir de nouveau la porte que vous voulez.

Voulez-vous maintenir votre premier choix? Ou changer d'avis et choisir la troisième porte? Est-ce que cela revient au même?

Dilemme... Vous vous dites que maintenant qu'une chèvre est dévoilée porte 2, il y a autant de chance que la cadillac soit porte 1 ou porte 3. Donc que ça ne sert à rien de changer votre choix initial: ce maudit animateur ne cherche qu'à vous embrouiller!
D'ailleurs, poursuivez-vous, puisque l'information sur la porte 2 vous a été donnée après que votre choix initial de la porte 1, cela ne modifie pas la probabilité que la porte 1 soit la bonne. Donc ça ne change pas non plus celle de la porte 3.
...
Vous êtes sûr?
...
Vous avez le droit de réfléchir.
...

La solution de Monty Hall

Pour en avoir le cœur net, comparons l'espérance de gain des deux stratégies ("ne pas changer" ou bien "changer de porte") :

1ere stratégie: vous ne changez pas de porte
Avec cette stratégie, vous avez une chance sur trois de repartir en cadillac. L'information sur la porte 2 n'y change rien puisqu'elle a eu lieu après votre choix.

2eme stratégie: vous changez de porte.
Deux cas de figure sont possibles:
- soit la porte 1 que vous aviez initialement choisie était celle de la cadillac (probabilité 1/3) et en changeant d'avis vous êtes sûr de repartir avec une chèvre. Lose totale.
- soit la porte 1 était une porte à chèvre (probabilité 2/3) et en changeant d'avis, bingo! Vous êtes sûr de repartir avec la voiture!
Donc finalement en changeant de porte vous avez deux chances sur trois de tomber juste. Deux fois mieux qu'en ne changeant pas de porte!

Aussi bizarre que cela puisse paraître la bonne stratégie consiste donc à changer de porte après que l'animateur vous ait montré où était la chèvre.

Vous avez même la démonstration en vidéo (en anglais):

Si vous vous grattez encore la tête, rassurez-vous: les mathématiciens de tous poils se sont écharpés lorsque ce problème a été proposé pour la première fois en 1990 dans un supplément dominical de journaux américains. Mais l'expérience confirme qu'il est payant de changer son choix (essayez la simulation ici par exemple -c'est en anglais).

L'explication du paradoxe me semble être la suivante: l'information sur la porte 2 n'a pas changé la probabilité que la première porte soit la bonne. Mais elle a doublé les chances que la troisième porte soit gagnante, et ça c'est très troublant.

Mais en même temps c'est logique: la somme des probabilités de chacune des portes de cacher la cadillac vaut 1. Donc si la première a une probabilité de 1/3, la seconde de 0, la troisième probabilité est nécessairement 2/3...

Retour à nos trois prisonniers.
La situation des trois prisonniers est tout à fait similaire. Le "gracié" sans le savoir joue le même rôle que la porte derrière laquelle se trouve une cadillac (une chance sur trois).

Vous "êtes" la porte numéro 1. Vous avez une chance sur trois d'être gracié et, comme avec les chèvres, l'information que vous donne le gardien sur votre camarade numéro 2, n'augmente pas cette probabilité. Dommage pour vous.

Par contre c'est le condamné 3 qui est verni: il a maintenant deux chances sur trois d'être gracié (de même que la porte 3 était passée à 2 chances sur 3 d'être la bonne). C'est sans doute la raison pour laquelle le gardien - plus malin qu'il n'en avait l'air- vous avait fait jurer de ne rien dire à vos compagnons de cellule...



* Du nom de l'émission américaine (adapté par TF1 sous le nom "Le Bigdil") qui a inspiré le problème.

lundi 12 mai 2008

Dernières nouvelles d'Afrique de l'Est (1): l'éléphant

J’entame avec ce post une petite série d’histoires aussi naturelles qu'étonnantes sur les animaux d’Afrique de l’Est que j’ai eu le plaisir d’observer récemment. Cette semaine, voyage au pays des éléphants...

Chez les éléphants, Mamie est LA star. C’est la matriarche qui mène la danse et guide le troupeau. En dehors de la saison des amours, les adultes mâles sont priés d’aller voir ailleurs. Les hordes sont donc constituées des femelles parentes - grand-mères, tantes, sœurs - et des jeunes éléphanteaux. Les éléphantes sont l’un des rares mammifères à vivre après leur ménopause (vers 45 ans). Il faut dire que Mère-Grand est la mémoire vivante de la troupe: elle sait reconnaître quelles sont les hordes amies et ennemies, se rappelle où sont les points d’eau, les zones dangereuses, rassure les plus jeunes et donne l'alerte. Chaque fois que l’on a tenté de déplacer des troupeaux en ne gardant que les jeunes, sans leur mamie, les pauvres bêtes sont mortes d’angoisse.


La famille est sacrée au royaume de Babar: quand une femelle met bas, toute la troupe vient la toucher avec sa trompe pour la féliciter. C'est vrai que 22 mois de gestation pour un seul nouveau-né ça fait longuet... Alors toutes les femelles s'y mettent pour faire les éléphant-sitters et le clan grandit gentiment. Si la troupe devient trop importante, une branche de la famille se sépare, mais les éléphants gardent parfaitement en mémoire quelles sont les hordes cousines donc alliées. Lorsqu'un vieil éléphant meurt, toute la troupe veille sur le corps un petit moment avant de se disperser. Et si des éléphants passent devant une carcasse d’un de leurs congénères, on en a vu s’attrouper autour et lui toucher le crâne avec leur trompe, comme pour l'honorer. C’est pas mignon ça?

A propos, le cimetière des éléphants est un mythe. Ma
is qui aurait son fondement: à force de se taper 250 kg de fourrage par jour, Babar finit par user ses quenottes. Certes la nature l’a doté de plusieurs séries de dents de remplacement (7 ou 8 selon les sources), mais une fois toutes ses dents usées, le vieux pachyderme se dirige vers les zones où l’herbe est la plus tendre pour ne pas mourir de faim. Et comme tous les papis font de même, la grande concentration de carcasses d’éléphants sur ces zones serait à l’origine du mythe du cimetière des éléphants.

Mais avant d’en arriver là, Babar peut aussi manger les crottes de ses congénères qui ne digèrent même pas la moitié de ce qu’ils mangent. Pas très appétissant mais facile à mâcher et puis essayez donc de trouver des petits pots de Blédina en pleine brousse. D’ailleurs les jeunes éléphants avec leurs petites dents de lait ne crachent pas dessus non plus. Miam! Pour les Massaï non plus, la crotte d’éléphant c’est pas de la merde (excuse my french): fumée, c’est paraît-il un excellent remède contre l’asthme et contre les démangeaisons. Et chez les naturalistes la crotte vaut également de l’or : le nombre de crottes, leur répartition spatiale et leurs tailles fournissent des statistiques précieuses pour connaître le nombre d’individus, leur âge et leurs déplacements. La fiente d'éléphant: une valeur sûre je vous dis.

Pour supporter leur masse énorme (plus de sept tonnes sur la balance, le cauchemar des weight-watchers), les membres de l'éléphant sont drôlement bâtis, comme des piliers bien droits, reposant sur un large pied circulaire. Ils peuvent ainsi rester debout sans fatigue. D'ailleurs si vous voyez un éléphant couché en Afrique c’est qu’il ne va pas bien du tout. Babar marche, nage mais il ne trotte ni ne galope, ses os ne supporteraient pas le choc! Stricto-sensu il ne court même pas puisqu’il garde toujours un pied par terre. Cela dit, aux JO il rafflerait toutes les médailles puisqu'il atteint facilement les 25km/h en vitesse de croisière: c'est ce qu'on appelle la marche sportive.

Avec un tel poids, sa surface de peau est relativement faible par rapport à son volume. Comme la sudation ne suffirait pas pour rafraîchir la bestiole quand elle chauffe, elle est livrée avec ventilation et système de refroidissement intégré dans les oreilles. Quand elle agite ses grandes oreilles, non seulement elle se rafraîchit le corps, mais surtout elle refroidit efficacement tous les vaisseaux sanguins qui y circulent à fleur de peau. Le sang peut ainsi perdre jusqu’à dix degrés dans ces drôles de chambres de refroidissement. Belle mécanique...

Avec des oreilles pareilles vous vous dites sans doute que l'éléphant les utilise aussi pour entendre de loin. Raté! Comme ils vivent loin les uns des autres, nos éléphants ont certes mis au point un système de communication perfectionné à base d’infrasons. Inaudibles à l’oreille humaine ces sons se propagent sur de grandes distances (plus la longueur d’onde est courte, plus l’onde voyage loin). Les chercheurs du zoo d’Oakland ont montré que ces ondes se propagent dans le sol et que c'est par les pieds que les éléphants captent ces infrasons! Astucieux quand on a les oreilles occupées à se rafraîchir.

Sa trompe maintenant. 100 000 muscles différents ! C’est un nez! Que dis-je un nez, c’est un arrosoir -11 litres d’eau de contenance s’il vous plaît. Un lève-charge –capable de soulever plus de 200 kilos. Une pince à sucre cueillant avec délicatesse un brin d’herbe. Un tuba pour respirer dans l’eau quand il n'a plus pied! Cyrano peut aller se rhabiller...

Enfin, il est malin notre Babar. Je n’ai pas trouvé d'illustration convaincante de sa mémoire légendaire. En revanche c’est l’un des rares animaux avec les chimpanzés, les dauphins et certains oiseaux à se reconnaître dans un miroir et à savoir l’utiliser. Ses capacités d’apprentissage lui permettent également d’accomplir des prodiges comme cet autoportrait que vous connaissez sûrement. Cela dit, il semble que les éléphants ne comprennent pas très bien ce qu’ils font quand ils peignent. Bon, mais c’est Babar, pas Heidegger...


Quelques sources:

L'article de Wikipedia
Le site du National Geographic (où l'on peut entendre le grognement de l'éléphant: impressionnant!) en anglais.
Le site de Sea World de San Diego (également en anglais)