vendredi 20 février 2009

Chaînettes aériennes

(source photos ici)
Quand en 1883, Gaudi reprend le projet de la grande cathédrale de Barcelone, son idée est de révolutionner l'architecture dont le modèle gothique dicte sa loi à toutes les églises d'Europe depuis 800 ans. Ras-le-bol des murs épais, des inévitables contreforts -qui n'empêchent pas la construction d'être fragile-, des toits trop légers pour résister au temps. L'heure de la révolté a sonné! La Sagrada Familia sera à la fois plus aérienne, plus légère et plus solide qu'aucune autre cathédrale. Comment diable Gaudi a-t-il réussi cet exploit? Il n'y a même plus de clef de voûte! Et en fervent admirateur de la Nature,
Gaudi a choisi en plus d'éviter au maximum les formes artificielles comme l'arc de cercle ou le quadrilatère: de l'intérieur sa cathédrale ressemble à une forêt...

Son pari architectural a pu être tenu (en partie) grâce aux étonnantes propriétés de la figure que forme un câble ou un collier qu'on laisse pendre en le tenant par ses deux extrémités : celle des câbles électriques entre leurs poteaux de soutien par exemple. Si vous rigidifiez votre chaînette pendant qu'elle pend, et que vous la retournez ensuite avec son "arrondi" vers le haut, elle tient parfaitement: tout le poids de la chaînette est intégralement retransmis dans l'axe même de celle-ci. Plus besoin de contrefort, puisqu'il n'y a plus de poussée latérale! On peut alléger les murs et c'est ce qui a permis à Gaudi de concevoir ses colonnes de soutien comme de minces troncs d'arbres.

Un tout petit peu de physique explique pourquoi (amis physico-phobes, je vous retrouve un paragraphe plus bas).


A l'équilibre, chaque maillon de la chaînette pendante est soumis d'une part à son poids et d'autre part aux tensions de la part des maillons du dessus et du dessous. La résultante de ces tensions compense donc exactement le poids de chaque maillon. Quand on rigidifie la chaînette et qu'on la retourne tête en bas, ces tensions changent d'orientation et deviennent des compressions. Mais leur résultante compense toujours parfaitement le poids du chaînon en chaque point.

Cette étonnante propriété des "chaînettes pendantes renversées" a été depuis Gaudi souvent mise à profit dans de nombreux édifices modernes épris d'altitude et de légèreté: le Gateway Arch (St Louis, Missouri) de 200 mètres de haut en est un magnifique exemple, mais aussi le CNIT (à la Défense) ou les voûtes souterraines de la gare Haussmann à Paris.
Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt? A première vue, c'était quand même plus simple et plus élégant que d'imaginer des clefs de voûte. A seconde vue pas du tout: la forme de la chaînette pendante est aussi simple à réaliser (à échelle réduite) qu'elle est compliquée à calculer. Car contrairement à ses apparences de bonne vieille parabole, son équation mathématique est coriace au point d'avoir trompé Galilée lui-même. Il fallu attendre que Jacques Bernoulli lançât un défi aux savants de son époque pour que simultanément Huygens, Leibniz et Jean Bernoulli (le frère de Jacques) ne découvrent sa formulation mathématique en 1691: un cosinus hyperbolique, rien que ça: (amis mathophobes, je vous retrouve pour la conclusion).

Pour trouver son équation, on écrit l'équilibre d'un morceau de chaînette de longueur l entre le point le plus bas (O) et un point quelconque (M). La tension en ces points vaut respectivement T(O) et T(M) et le poids de cette longueur de chaînette vaut P(l), vertical et proportionnel à la longueur l (en gras ce sont des vecteurs):
T(O)+T(M)+P(l)=0.
P est vertical et T(O) est horizontal, et T(M) est tangent à la courbe en M (c'est une tension qui s'exerce dans l'alignement de la chaînette). Notons â l'angle entre T(M) et l'horizontal:
T(O)+ T(M) cos(â)=0
T(M) sin(â)=-P(l)
On en déduit en éliminant T(M) et en prenant les constantes qui vont bien (T(O) en faisant partie): tg(â)=K l
Or tg(â)=dy/dx donc en dérivant cette expression par rapport à x, on trouve y"=K dl/dx
Comme dl= √[(dx)²+(dy)²]=dx √[1+(dy/dx)²]=dx √[1+y'²], on en déduit que dl/dx= √[1+y'²]
L'équation de notre chaînette est une équation différentielle : y"=K√[1+y'²]
Je vous passe les détails (Serge Mehl a tout bien détaillé ici), mais la solution de cette équation est sous la forme d'un cosinus hyperbolique, autrement dit,




Bref, la forme est peut-être naturelle, mais l'équation n'est pas ultra simple: c'est une courbe transcendante, impossible à tracer à la règle et au compas (à moins qu'El_Jj ne nous trouve une méthode révolutionnaire avec des pliages?) Et encore, là nous n'avons vu que la courbe en deux dimensions: dans la vraie vie on doit fabriquer des voûtes en trois dimensions! Pour la tracer précisément sur un plan, bon courage.


Le seul moyen qu'a trouvé Gaudi pour obtenir la forme recherchée, fut de retourner le problème: il laissait pendre des filets convenablement lestés, accrochées aux points hauts de sa structure (source de la photo ici). En rigidifiant le tout et en le retournant, il obtenait le modèle de ses voûtes, sans aucun calcul. La méthode est originale mais très laborieuse. Et en l'absence de plan, tout reposait entièrement sur ce que Gaudi avait en tête.

Lorsqu'il mourut en 1923, aucun document précis ne décrivait dans le détail ce qu'il restait à faire! Un vrai casse-tête pour les architectes qui ont repris le chantier et qui n'auront pas fini le boulot avant une ou deux décennies.

Cette histoire illustre une différence fondamentale entre sciences et techniques: les meilleures solutions techniques sont celles que l'on saura mettre en œuvre et non pas forcément les optimums qu'indiquent les calculs et que la Nature déploie couramment. Ces optimums "naturels" ont ceci de paradoxal qu'ils sont à la fois plus élégants, plus simples (en apparence) et plus "efficaces" que toutes nos constructions techniques, et en même temps très difficilement accessibles à nos moyens techniques. C'est sans doute la raison pour laquelle on trouve autant de cercles ou de polygones dans nos constrctions et aussi peu dans la Nature: ces figures emblématiques de l'intelligence humaine ne seraient-elles que des pis-aller technologiques? En tous cas, merci Monsieur Gaudi pour cette leçon d'humilité.

Pour ceux que ces drôles de courbes intéressent -on les appelle des courbes funiculaires ou des vélaires- sachez que c'est le support idéal si vous décidez de vous acheter un modèle de voitures à roues carrées (ou polygonales, très tendance). Je vous laisse regarder le pourquoi du comment sur le site de mathcurve...

Sources:
Le chapitre "principe des structures architecturales légères " de l'encyclopédie du futur , de Vahé Zartarian
Le site de mathcurve pour les propriétés mathématiques de ces courbes
Le chapitre que consacre Serge Mehl sur ce sujet
Une démonstration de l'équation des chaînettes sur le blog de Pierre Bernard

jeudi 12 février 2009

Mystérieux sablier

Vous êtes vous déjà demandé pourquoi c'est du sable qu'on met dans les sabliers, et pas de l'eau par exemple? La réponse est à la fois évidente et très étonnante: le débit en bas d'une colonne d'eau est plus important lorsqu'elle est pleine que lorsqu'elle est presque vide alors qu'un sablier s'écoule à vitesse constante, comme indifférent à la quantité restante dans le compartiment supérieur. S'il lui faut 6 minutes pour se vider entièrement, au bout de 2 minutes il se sera vidé du tiers de son sable, au bout de 3 minutes, de la moitié etc. Graduer un sablier cylindrique est donc un jeu d'enfant et c'est sans doute la raison pour laquelle les sabliers ont définitivement remplacé les clepsydres et autres horloges à eau.

Du sable irrespectueux des lois de la gravité
Une telle propriété est très contre-intuitive; car plus il y a de sable dans le compartiment supérieur, plus la colonne de sable devrait peser lourd, et plus la pression au niveau du goulet d'étranglement du sablier augmente, plus le débit devrait être élevé! Où est l'erreur?
Pour en avoir le cœur net, vous pouvez vous amuser à peser une colonne de sable dans un tube en plastique, long et fin. Ajoutez progressivement le sable dans le tube: au bout d'un moment, le poids indiqué sur la balance n'augmente plus, même si vous continuez à remplir le tube de sable. Il y a plus de sable, mais ça pèse toujours pareil! Pratique pour grossir sans prendre de poids.

Bien sûr la gravité n'a pas disparu. Elle a été déviée vers les parois, dont les forces de frottement permettent de "retenir" en partie le sable. On imagine facilement le truc si l'on pense à des billes empilées les unes sur les autres: si l'on appuie dessus, les billes vont se serrer les unes contre les autres et exercer une poussée autant sur la paroi que vers le bas. C'est comme ça qu'en voulant trop remplir sa valise on finit par en faire craquer les fermetures latérales. Pour en revenir à notre tube de plastique plein de sable, ce serait donc ce phénomène qui empêcherait le poids d'augmenter en bas de la colonne. Pour vous en convaincre, refaites l'expérience, mais avant de mettre le sable dans le tube, roulez-y un morceau de chemise en plastique transparent -vous savez de celles qui glissent tout le temps quand on veut les empiler. Une fois l'intérieur de votre tube tapissé de plastique, versez le sable (qui sera donc au contact avec le plastique et non plus avec le tube) et pesez-le en bas du tube: le poids que vous mesurez augmente régulièrement avec la quantité de sable versé. Ouf, on a retrouvé notre gravité! Le revêtement plastique très glissant n'a pas permis au sable de "s'accrocher" aux parois du tube. En l'absence de forces de frottement horizontal tout le poids du sable a du coup été répercuté jusqu'en bas de la colonne et notre sable a repris le même comportement qu'un liquide.

Voûtes romanes et ballasts du TGV: même combat!
On peut montrer que les grains de sable dans la colonne s'organisent naturellement sous forme de petites chaînettes, qui transmettent la poussée verticale sur les côtés. Un peu comme les voûtes des cathédrales, dont le poids est transmis aux contreforts latéraux. En fait on utilise tous les jours sans le savoir cette drôle de propriété du sable et des substances granuleuses en général:
- le ballast des voies ferrées, fait de graviers, permet de diffuser la pression des rails sur les côtés (et en plus, le gravier permet à l'eau de ruissellement de s'écouler sans stagner);
- la formation en triangle des boules de billard américain en début de partie permet de réaliser -au moins quand on sait s'y prendre- de magnifiques éclatements lorsqu'on percute le sommet avec la boule blanche. Là encore, la force de l'impact est répercutée dans toutes les directions et notamment sur les côtés.
- l'expérience du "bâton collé" dans le sable relève du même phénomène. Maintenez un bâton verticalement au centre d'un récipient que vous remplissez de sable en le tassant régulièrement. Une fois le récipient rempli, en tirant simplement sur le bâton vous soulevez l'ensemble comme si le bâton était soudé au sable. Succès garanti à la fête des sciences (source de la photo).

Quand la police provoque des embouteillages Même s'il peut enfler sans prendre de poids, notre sablier reste un grand sensible. Surtout s'il est gros, comme pouvaient l'être les sabliers de marine jadis utilisés en mer pour calculer la longitude (en fonction du décalage horaire observé avec le soleil). C'est bien simple, si vous posez votre main sur l'ampoule du bas, notre sablier hyperémotif s'arrête de fonctionner. Si vous l'enlevez, il reprend son écoulement. Pour comprendre pourquoi, il faut regarder de très près ce qui se passe au niveau de goulet d'étranglement du sablier: on y observe une espèce de voûte (celle dont je parlais plus haut) qui se forme et se détruit régulièrement, aussitôt remplacée par une autre. En temps normal, l'écroulement de la voûte se produit de manière un peu chaotique, comme un bouchon d'automobiles à un carrefour: deux ou trois voitures arrivent brusquement à s'en dégager puis le bouchon se reforme. Un rien trouble cet écoulement, et vous avez déjà bien dû remarquer que la simple présence d'un policier posté à l'angle du carrefour suffit à bloquer complètement la circulation. Il se passe exactement la même chose avec l'écoulement du sable. En l'occurrence ce n'est pas un policier qui perturbe notre sablier mais la très légère augmentation de pression qu'a provoquée la chaleur des mains qui se sont posées dessus.

L'expérience des "sabliers intermittents" illustre de manière spectaculaire cette sensibilité des sabliers aux variations de pression: en laissant une des ampoules ouvertes, le sablier s'arrête puis repart, à intervalles réguliers, oscillant dans son fonctionnement en fonction des changements de pression provoqués: un joli exemple d'auto-organisation, domaine du sable par excellence.

Si le sujet du sable vous inspire, je vous recommande l'excellent Sables Emouvants, de Jacques Duran (dont sont tirées les illustrations): un exemple de pédagogie.

vendredi 6 février 2009

Darwin reloaded (part 3)

Troisième et dernière partie de mes notes (très librement) inspirées du bouquin d'Ameisein. Cette semaine, on cause de l'origine évolutive de la bienveillance et de la morale.

L'évolution: guerre de tous contre tous?

On a tendance à assimiler la théorie de l'évolution de Darwin avec le fameux "struggle for life", la lutte sans pitié de chaque organisme pour survivre. Hobbes, qui ne devait pas être un grand optimiste, appelait ça "la lutte de tous contre tous" propre à l'état de nature, dont l'homme et sa culture seraient miraculeusement sortis. Ce hiatus entre Nature et Humanité a fini par aller de soi, jusque dans notre vocabulaire: le propre de l'homme? son "humanité", c'est à dire sa compassion pour son prochain. Le propre des bêtes? leur "bestialité", bien sûr.

Pourtant Darwin lui-même récusa cette vision simpliste lorsque dans sa "Généalogie de l'homme", il réfléchit à la place de l'homme dans l'évolution. "Beaucoup d'animaux, écrit-il, éprouvent certainement de la sympathie pour la détresse ou le danger [que ressent] l'autre". Darwin ne voit entre la sociabilité de l'homme et celle de l'animal, qu'une différence de degré et non de nature: "Les instincts sociaux ont sans doute été acquis par l'homme comme par les animaux inférieurs, pour le bien de la communauté" écrit-il avant de supposer que "n'importe quel animal doté d'instincts sociaux prononcés [...] acquerrait inévitablement un sens moral ou une conscience, dès que ses capacités intellectuelles seraient devenues aussi développées [...] que chez l'homme."

Alors quoi? La bienveillance sociale et la morale sont-elles solubles dans l'évolution? Petit tour d'horizon...

Empathie et solidarité

Il est maintenant à peu près reconnu que l'instinct social chez les animaux supérieurs provient de leur capacité de mimétisme émotionnel. Kézako? Souvenez-vous des neurones-miroirs, qui chez les singes et les oiseaux s'excitent à la fois lorsqu'un animal fait une action ou qu'il observe un autre animal faire la même action. Cet aller-retour mental entre soi et l'autre provoque une espèce de contagion émotionnelle qui est probablement à la source de l'instinct parental. Mais aussi d'une vraie solidarité.

Enfin soli-rat-dité en l'occurrence: en 1959, une expérience montra que des rats entrainés à presser un levier pour obtenir de la nourriture, s'abstenaient de le faire s'ils se rendaient compte que cela entrainait un choc électrique douloureux sur un autre rat, situé près d'eux. L'inhibition s'atténuait progressivement chez le rat, mais beaucoup moins chez les singes: dans une expérience similaire des macaques Rhésus ont refusé de s'alimenter pendant plusieurs jours pour ne pas faire de mal à leur compagnon d'infortune. Vous vous souvenez du film "I comme Icare" qui mettait en scène la fameuse expérience de Migram? Les humains dans pareilles circonstances avaient nettement moins de scrupules.

Certes les rats s'abstiennent de faire souffrir inutilement leur copain, mais ça reste une forme "passive" de solidarité. Les singes font mieux. Ils sont non seulement sensibles à l'émotion d'un des leurs, mais également capables d'en comprendre la cause et de tenter d'y remédier. Chez les bonobos, rapporte le primatologue Frans De Waal, cette "empathie cognitive" prend des formes spectaculaires:

"Un jour, le nettoyage [de la fosse] terminé et les bonobos relâchés, les gardiens s'apprêtaient à ouvrir la valve pour remplir à nouveau la fosse quand soudain, Kakowet, un vieux mâle, apparut à leur fenêtre: il poussait des cris aigus et perçants et agitait frénétiquement les bras comme pour attirer leur attention. Depuis toutes ces années, il connaissait bien la routine du nettoyage. Or il se trouve que ce jour-là, plusieurs jeunes bonobos étaient descendus dans la fosse, sans parvenir à en ressortir. Les gardiens mirent une échelle et tous remontèrent, sauf le plus petit que Kakowet tira lui-même de là."

C'est-y-pas une belle forme de solidarité active, ça?

De Waal insiste sur la séquence automatique perception-émotion-réaction que l'on observe chez l'animal dans toutes ces scènes. Et argumente de manière assez convaincante sur le rôle qu'elle joue chez l'homme dans des situations semblables, loin des contorsions cognitives tentant de justifier rationnellement sa réaction. "La détresse éprouvée face à la souffrance d'autrui relève d'une impulsion à peu près incontrôlable: elle nous saisit sur-le-champ comme un réflexe, sans nous laisser le temps de peser le pour et le contre". Bref quelque chose qui ressemble beaucoup plus à ce qui arrive à notre Kakowet, qu'à une décision mûrement réfléchie. Rien que de très naturel en somme.

Equité et machiavélisme.

Cette conscience de l'autre et de ses émotions a permis l'émergence de sociétés animales très sophistiquées (les meutes de loups, les clans des singes, etc) ainsi qu'un tas d'aptitudes sociales qu'on aurait pu croire inventées par l'homme:

- le sens de l'équité. De Walls a observé comment le singe capucin réagit, lorsqu'il est récompensé injustement par rapport à son compagnon de cage. Si son partenaire reçoit une récompense indue (ou supérieure à la sienne pour un travail équivalent), il réagit très mal, en refusant de travailler ou en manifestant bruyamment sa colère. On a montré que les chiens ont exactement le même comportement: à force de voir son coéquipier récompensé sans rien recevoir, le chien s'estimant lésé refuse de donner la patte! (Photo de Friederike Range).

D'où vient cette valeur morale? On ne peut que spéculer, mais une hypothèse plausible est que l'aversion à l'injustice a pu naître de l'habitude ancestrale de partager équitablement la nourriture entre les membres d'un même clan.

- la manipulation de l'autre.
L'ultime raffinement de l'empathie consiste à spéculer sur les intentions des autres et d'adapter son comportement en conséquence. La palme dans ce domaine revient aux corbeaux: lorsqu'ils cachent leur nourriture, ces Einstein à plumes savent s'ils sont observés ou pas. Si c'est le cas, ils feignent d'enterrer leur butin quelque part puis -dès que le voyeur s'est éclipsé- ils le déterrent pour le cacher ailleurs. En plus ils se rappellent parfaitement quel individu les a observés (lisez cet article)
Une telle capacité de spéculation (ce que de Walls appelle la théorie de l'esprit) chez ces oiseaux dénote une conscience de soi tout à fait précise, qui explique pourquoi les corbeaux sont parmi les rares animaux capables de se reconnaitre dans un miroir.

Les comportements sociaux: innés ou acquis?

Les néo-darwinistes, à l'instar de Dawkins, se sont longtemps contentés d'expliquer comment la socialité animale avait été sélectionnée par l'évolution à cause son efficacité constatée a postériori. En gros, la solidarité familiale favorise la survie de ses propres gènes, donc les caractéristiques génétiques qui "portent" ce type de comportement ont plus de chance de se propager. C'est la théorie de la sélection de parentèle, particulièrement efficace pour expliquer la socialité de certains insectes comme les fourmis ou les termites.

L'examen plus attentif des mécanismes de socialité et d'apprentissage révèle pourtant des mécanismes beaucoup plus riches qu'une simple sélection génétique, et surtout un inextricable mélange d'acquis et d'inné. Trois exemples:
  • L'apprentissage du danger: les singes signalent la proximité d'un prédateur par différents cris caractéristiques, selon qu'il s'agit d'un serpent, d'un léopard etc. Or de jeunes singes rhésus macaques élevés en captivité n'ont aucune réaction de peur devant un serpent, tant qu'ils n'ont pas vu réagir leur mère -née dans la nature. Et si on leur montre une fleur au moment où leur mère réagit face à un serpent (qu'ils ne voient pas), ils peuvent apprendre à avoir peur de cette fleur! Idem pour certains oiseaux qui attaquent en groupe un ennemi lorsqu'ils entendent un cri d'alerte: on a réussi à conditionner de jeunes oiseaux à attaquer chaque fois qu'ils voyaient une bouteille! De quoi relativiser la notion d'ennemi "héréditaire"...

  • Le choix des bonnes plantes. Darwin lui-même écrivait "nous ne pouvons être certains que les singes n'apprennent pas de leur propre expérience ou de celle de leurs parents quels fruits il faut sélectionner." Il avait raison, le bougre! Les singes se transmettent de génération en génération la connaissance des plantes qui soignent ou au contraire qu'il faut éviter. Mais j'accorde sans hésiter le prix Montessori au suricate. Cette espèce de peluche océanienne, apprend à ses petits à attraper des scorpions sans se faire piquer: il les approvisionne d'abord avec des scorpions morts, puis avec des scorpions sans dard avant de les laisser se dépatouiller tout seuls avec des-qui-piquent-pour-de-vrai. Ça c'est de la pédagogie, coco.

  • Les langages. Les cris et les chants ne sont pas plus innés chez les animaux que le langage ne l'est pour nous. Les cris des singes Vervets, caractéristiques de tel ou tel prédateur sont totalement différents d'une région d'Afrique à l'autre. Vous ne faites pas la différence? Alors que dites-vous de ces oiseaux de Copenhague qui ont adopté pour hymne national le "Nokia Tunes" ?

Une forme rudimentaire de culture...

Mais au fait... Si les animaux se transmettent des savoirs ou des comportements, pourquoi ne pourrait-on pas parler de "culture animale"? C'est effectivement la question que l'on peut se poser face à l'incroyable variété de comportements différents, relevés chez les chimpanzés dans sept régions différentes d'Afrique, qu'il s'agisse d'utiliser des pierres pour casser des noix, des bâtons pour attraper des fourmis (miam!) ou de laver des patates douces dans l'eau. Chaque fois qu'un tel comportement est introduit dans un clan, il perdure de génération en génération même lorsque les inventeurs de ces comportements ont eux-mêmes disparu.


Bref, pas de quoi faire les fiers avec notre "humanité", notre "sens social" et même notre culture: il ne s'agit probablement là que du stade ultime de phénomène largement répandus dans la nature. Et ce sont plutôt nos émotions que notre raison qui les auraient façonnés et ancrés dans nos comportements. L'homme est effectivement un loup pour l'homme: c'est à dire un être sociable, coopératif (et parfois agressif).

Sources:

Frans de Waal, Primates et philosophes
Jean-Claude Ameisen, Dans la lumière et les ombres
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