jeudi 9 septembre 2010

Cascade électrique, cascades évolutives

Si comme moi, vous imaginez qu’un générateur électrique ressemble forcément à une espèce d’usine à gaz, pleine de turbines, de trucs qui tournent, d’aimants ou de réactifs chimiques, je vous invite à jeter un coup d’oeil sur celui qu’a inventé Lord Kelvin en 1857. Il s’agit simplement d’eau qui coule paisiblement dans des récipients en métal après être passé au travers de tubes métalliques tout aussi immobiles:
(source de la photo ici)


Bon, vous ne risquez pas l’électrocution, mais cette drôle marchine à eau arrive quand même à faire naître de belles étincelles, regardez:


Magique? Pas du tout, le principe est même étonnamment simple. Les deux récipients en métal et leur tube correspondant sont normalement neutres. Mais il y en a toujours un qui est très légèrement chargé. Supposons que ce soit le récipient de droite et son  tube de gauche qui soit chargés positivement:

Dans la goutte en train de se former, il y a quelques particules chargées (les ions). Pas beaucoup, seulement une molécule sur 10 millions (10-7) quand l’eau est pure et de PH neutre, mais cela suffit pour enclencher le phénomène. Les ions négatifs (OH-) présents dans l’eau sont attirés par le tube chargé positivement. Lorsque la goutte d’eau tombe dans le récipient de gauche, elle emporte avec elle ces ions négatifs. Le récipient de gauche se charge donc négativement et le tube de droite à son contact également.

Cette fois, le tube de droite attire à lui les ions positifs (H30+) de l’eau au dessus de lui et les gouttes qui tombent à droite sont chargées positivement. Le récipient de droite se charge positivement et à son contact le tube de gauche également. Un cycle s’amorce ainsi qui accroît progressivement la différence de charges entre les deux récipients jusqu’à ce que la tension provoque une décharge électrique.

A mesure que l’appareil se charge, le jet éclabousse de plus en plus tout autour de lui et les gouttelettes suivent des trajectoires de plus en plus bizarres au point de défier les lois de la gravité!


 Là encore, tout est logique: les gouttelettes chargées sont attirées par le tube (de charge opposé) et la force électrostatique s’ajoute à la gravité. Les très petites gouttes finissent par suivre simplement les lignes de champs électrostatiques
source: ici

Si un goutte touche le tube qui l’attire, elle le décharge un petit peu: c’est ce phénomène (entre autres) qui limite la puissance électrostatique de ce type de montage...

La simplicité du montage est bluffante, mais ce qui me fascine le plus c’est la rupture spontanée dans la symétrie du montage. Dans l’état initial les deux récipients sont indistinguables alors qu’à la fin l’un des deux se charge positivement sans qu’on puisse prédire lequel. La cascade d’eau (symétrique) provoque une cascade électrostatique totalement asymétrique.

 D’une cascade à l’autre...
Ce phénomène de cascade-briseuse-de-symétrie me fait penser à l’énigme de “l’homochiralité du vivant”: Pasteur a le premier découvert que tous les acides aminés de la matière vivante présentent la même configuration en hélice droite (comme celle d’un tire-bouchon pour droitier). Pourtant lorsqu’on synthétise en laboratoire ces mêmes molécules, on obtient en général les deux types d’hélices en quantité égale. Cette découverte faite par hasard est fondamentale puisqu’elle marque la frontière entre le monde du vivant et celui de l’inerte: dans le monde du vivant il n’existe qu’un seul format de molécule organique parmi les deux possibles.

Les molécules artificielles ont pourtant des propriétés chimiques rigoureusement identiques en termes de densité, de température de fusion, etc: pourquoi diantre n’existe-t-il qu’une seule configuration dans la nature? Le mystère est loin d’être élucidé et la littérature abonde d’hypothèses possibles des plus simples aux plus compliquées (certaines renvoient à la brisure spontanée de symétrie CP des interactions faibles ou encore à l’effet des rayonnements de l’espace).

Une chose est sûre: les organismes vivants, eux-mêmes constitués d’acides aminés en hélice droite uniquement, réagissent différemment aux deux format de molécules. Pasteur avait par exemple remarqué que seule la forme naturelle de l’acide tartrique était digérable par les micro-organismes. On sait qu’il en est de même avec la molécule de la vitamine C. L’aspartame est doux, mais son jumeau en miroir a un goût amer. On pourrait multiplier les exemples à l’infini.
Formes gauche (S, tératogène) et droite (R, sédatif) de la thalidomide (source CNRS)

Cette seconde découverte a inspiré à Pasteur une explication simple à l’étrange uniformité des configurations du vivant: notre monde vivant fonctionnerait comme une gigantesque usine de vis et d’écrous, dont seules les pièces ayant le même sens de filetage sont compatibles entre elles.

Même si les deux types de configuration moléculaires ont pu exister dans la soupe initiale du vivant, la machine de Kelvin permet de se faire une idée de se qui a pu se passer à l’origine de la vie: exactement comme pour le générateur à eau, un infime déséquilibre entre les proportions des deux types de molécules a pu déclencher un effet de cascade évolutive, aboutissant à la disparition totale d’une des deux formes.
Si cette hypothèse est correcte, il ne faut pas chercher de cause particulière à l’hélice droite, pas plus qu’on ne doit chercher à comprendre pourquoi c’est le récipient de droite qui à un moment donné se charge positivement dans la machine de Kelvin. Les deux types de cascades physique et évolutive brisent la symétrie initiale de manière à la fois inexorable et aléatoire.

Tiens d’ailleurs, je viens de me rendre compte que le terme de “chiralité” (la propriété d’une molécule pouvant exister sous deux formes miroir l’une de l’autre) a été justement inventée par Kelvin...

 Sources:
Le cours MIT 8.02 de Walter Lewin sur l’electromagnétisme, un modèle de pédagogie!
L’univers ambidextre de Martin Gardner
Une excellente synthèse de Jean Philibert sur la symétrie dans la nature (pdf)

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