mardi 12 février 2008

Déficit commercial record: c'est grave docteur?


La presse économique ici et se lamente comme chaque année du "triste record" de notre déficit commercial (l'expression est du secrétaire d'Etat Hervé Novelli). "Chiffre cinglant", "déficit abyssal": il n'y a pas de mots assez durs pour stigmatiser notre perte de compétitivité dans l'économie mondiale.

Pour autant, un commerce extérieur déficitaire est-il une mauvaise nouvelle en soi? Posée comme ça la question paraît provocante tant nous sommes imprégnés de l'idée qu'un pays se gère en bon père de famille, c'est-à-dire en n'achetant pas plus qu'on a de ressources, c'est-à-dire en finançant ses importations avec ses exportations. Sinon c'est la banqueroute assurée.

Bon nombre d'économistes réfutent pourtant totalement l'idée qu'il serait malsain d'avoir une balance commerciale négative. Deux exemples intéressants:

- Si Neuilly décidait de devenir une VRAIE présipauté indépendante, imagine Alexandre Delaigue, elle aurait un déficit commercial majeur puisqu'il n'y a aucune entreprise à Neuilly mais que tous les Neuilléens (si, si vérifiez ) achètent des biens produits à l'extérieur de leur belle ville. Serait-ce grave? Pas vraiment, Neuilly continue d'être la ville la plus riche de France même si l'on n'y trouve aucune industrie. Qu'est-ce que cet exemple fictif nous enseigne?
Il nous rappelle qu'observer les statistiques des échanges de biens et services avec le reste du monde et en déduire quelque chose sur la santé économique du pays est un exercice dépourvu de signification. La balance des paiements d'un pays, en effet, dépend tout autant des échanges extérieurs que des entrées et sorties de revenus; un pays qui, au départ, reçoit massivement des revenus de l'extérieur aura toujours une balance commerciale déficitaire; surtout, ces arrivées de revenus sont ce qui crée la balance commerciale déficitaire, en faisant qu'il est moins rentable pour un entrepreneur de satisfaire les marchés étrangers plutôt que son marché local.
C'est la situation de nombreux petits pays, dont la politique fiscale garantit la richesse malgré une balance commerciale très déséquilibrée: Monaco, la Suisse, le Luxembourg... En France, nous attirons également quantité de revenus (par le tourisme, l'immobilier mais également l'investissement dans nos sociétés): notre balance commerciale déficitaire refléterait ainsi surtout la progression des investissements étrangers en France, plus forte que la croissance de nos exportations industrielles. En d'autres termes, ce déficit serait la simple conséquence de la mutation de notre économie en une économie de services, classiquement moins exportatrice, au détriment de l'industrie.

- Ce débat sur la balance commerciale est loin d'être neuf. Frédéric Basquiat économiste du milieu du XIXe en avait déjà fait l'un de ses chevaux de bataille dans sa guerre contre les sophismes économiques, même s'il reconnaît lui-même que "combattre la balance du commerce (...) c'est combattre un moulin à vent". Et de comparer scrupuleusement la comptabilité des douanes avec celle d'un marchand exportateur d'articles de Paris.

Le marchand déclare aux Douanes une expédition d'une valeur de 200 000 € de biens pour les Etats-Unis. Arrivé à destination, il la vend 320 000 € soit un bénéfice de 40 000 € une fois déduits les frais du voyage. Notre bonhomme en profite pour acheter du coton qu'il rapporte au Havre. Là il déclare aux Douanes la valeur de sa nouvelle cargaison, soit 352 000 € compte tenu des frais de transport. Enfin, notre marchand revend sa cargaison à 422 400 € réalisant de nouveau 70 400 € de profit.

Au total il aura réalisé un profit de 40 000 + 70 400 = 110 400 €
De son côté les Douanes auront consigné que la France a exporté 200 000 € et qu'elle a importé 350 000 €, permettant aux députés de conclure « qu'elle a dépensé et dissipé les profits de ses économies antérieures, qu'elle s'est appauvrie, qu'elle a marché vers sa ruine, qu'elle a donné à l'étranger 452 000 € de son capital. »


A l'inverse si ce marchand avait coulé en pleine mer, les Douanes auraient simplement consigné une exportation nette de 200 000 €, tandis que le malheureux marchand aurait passé cette somme par pertes et profits.

Et Basquiat de conclure:
Il y a encore cette conséquence à tirer de là, c'est que, selon la théorie de la balance du commerce, la France a un moyen tout simple de doubler à chaque instant ses capitaux. Il suffit pour cela qu'après les avoir fait passer par la douane, elle les jette à la mer. En ce cas, les exportations seront égales au montant de ses capitaux; les importations seront nulles et même impossibles, et nous gagnerons tout ce que l'Océan aura englouti.

Ces arguments vous laissent perplexes? Je vous recommande cet article de Paul Krugman qui démonte point par point les mythes de la balance commerciale et du risque de déclin global qu'il véhicule. En somme, ce que prouverait ce nouveau déficit record, serait simplement l'accélération de la mutation de notre économie vers des industries de service, moins exportatrices mais finalement tout aussi créatrices de richesses et d'emplois. Je ne sais pas où est la faille dans le raisonnement, mais le point de vue a le mérite d'être vivifiant...


Références
Paul Krugman, Pop Internationalism
Jean Paul Fitoussi, Le déficit commercial de la France n'a pas d'importance du 12/02/2008 (Libération)
Alexandre Delaigue, l'hystérie du déficit commercial français
Frédéric Basquiat, Chapitre VI de la première série des Sophismes économique, 1845