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dimanche 1 janvier 2012

Aussitôt oscille-l'eau

 La fontaine de Fontestorbes (source Wikipedia)

Laissez osciller librement un pendule et il finit par s’arrêter à son point le plus bas. Lâchez une goutte d’encre dans un verre d’eau et elle disparaît très vite en se diffusant. Les lois de la physique semblent être un hymne à la paresse: principe de moindre action, minimisation de l’énergie, dissipation spontanée des structures… au point que dans le langage courant, l’inanimé désigne aussi bien le « non vivant » (anima signifie « l’âme » en latin) que ce qui est immobile. Il existe pourtant de nombreux cas où le monde de l’inerte n’a pas grand chose à envier au vivant en matière de vitalisme. Je vous propose une série de billets consacrées aux propriétés inattendues qui caractérisent ces phénomènes d’auto-organisation. Comme ces propriétés ne coulent pas toutes de source, on commence aujourd’hui avec trois oscillations nées de l’eau qui s’écoule…


Le vase de Tantale
Dans la mythologie grecque, le roi Tantale fut condamné par les Dieux à de terribles supplices (il faut dire qu’il voulait leur servir son propre fils en rôti pour voir s’ils s’en apercevraient…). L’un de ces supplices consistait à l’assoiffer en abaissant le cours d’une rivière chaque fois que Tantale s’y penchait pour se désaltérer. Si vous voulez jouer à Zeus dans votre salle de bains, vous pouvez fabriquer vous aussi un « vase de Tantale », dont le niveau monte et descend quand on tente de le remplir au  robinet. Idéal pour rester sobre en période de réveillon!

Mon vase de Tantale à moi était un ancien flacon de liquide dentaire. Pas très grec dans l’esprit mais bien pratique pour fixer un petit tuyau sur son ouverture…

En Ariège où je vais souvent en vacances, la fontaine de Fonterstorbes s’écoule par intermittences régulières grâce à ce principe et fonctionne comme une véritable horloge à eau naturelle:

(Source: lieux-insolites.fr)

Mais il faut reconnaître que le phénomène est rare. Très rare même… Je vous ai parlé de mes succès pour en fabriquer un, mais je ne vous ai rien dit de mes difficultés pour y arriver! La plupart du temps, le siphon du flacon ne s’amorce (ou ne se désamorce) que partiellement. Lorsque le niveau d’eau atteint un des deux seuils critiques, des bulles d’air se glissent souvent dans le tuyau et en réduisent le débit. Il s’établit alors un équilibre entre le débit de remplissage et le débit (réduit) de vidange ce qui stabilise le niveau d’eau dans le flacon, soit à son maximum soit à son minimum. C’est d’autant plus agaçant qu’on ne parle nulle part de ce problème. Dans cette vidéo des Petits Débrouillards par exemple, ils vous fabriquent un vase de Tantale les doigts dans le nez!

Cette difficulté m’a donné à réfléchir sur la fragilité du mécanisme de cet oscillateur. Mais avant de vous livrer le fruit de mes cogitations, je vous propose une deuxième illustration d’oscillations aquatique spontanée encore plus spectaculaire: les geysers!

Comment fonctionne Old Faithfull
On trouve des geysers surtout dans des zones volcaniques ou sismiques, en Islande par exemple ou dans le parc américain de Yellowstone. Très périodiquement des giclées d’eau et de vapeur brûlantes en jaillissent brusquement et peuvent monter jusqu’à plusieurs dizaines de mètres de hauteur.

Le principe d’un geyser est étonnamment simple: il est toujours constitué d’un réservoir très profond relié à la surface par une longue colonne fine. Le réservoir est alimenté en eau par de nombreuses fissures dans la roche et se trouve en contact avec une forte source de chaleur (on est en zone volcanique, souvenez-vous).


– La température de l’eau monte dans le réservoir mais la pression de la colonne d’eau l’empêche de bouillir (sous pression l’eau bout à des températures bien plus élevées que 100°C).
– L’eau chaude, en état de surfusion, tend à monter dans la colonne, comme le lait qui monte dans la casserole. A mesure qu’elle s’élève, la pression qu’elle subit diminue jusqu’à ce que qu’elle atteigne son point d’ébullition dans la colonne.
– Les bulles créées par l’ébullition gonflent en remontant vers la surface et poussent le haut de la colonne d’eau.
– Le phénomène s’emballe: une partie de l’eau de la colonne étant chassée, la pression diminue dans le réservoir faisant bouillir l’eau de plus en plus bas dans la colonne. Toutes ces bulles remontent et expulsent brutalement l’eau qui s’y trouve. Une bonne partie de l’eau du réservoir s’échappe ainsi dans les airs sous forme d’eau et de vapeur brûlante.
– Le réservoir s’étant vidé de la sorte, il met du temps à se remplir d’eau par les fissures du terrain. L’eau se réchauffe progressivement et le cycle recommence… Une vidéo explique ça mieux que mes mots (mais en anglais):


Maintenant que vous êtes devenus incollables sur les geysers, vous pouvez retrouver les analogies avec le mécanisme du vase de Tantale:
– Dans les deux cas il y a un apport permanent d’énergie: remplissage du réservoir et chauffage dans le cas du geyser. C’est grâce à cette énergie que le système ne revient jamais à un régime d’équilibre stable.
– A chaque fois, la dynamique du système aboutit à sa réinitialisation: le siphonnage s’arrête dès qu’il a vidé le réservoir; la surpression du réservoir se résorbe une fois qu’elle a chassé toute l’eau de la colonne montante. Le cycle peut alors recommencer grâce à l’apport d’énergie.

L’explosion stabilise…
Il y a pourtant une différence importante entre les deux phénomènes, à part que l’un est froid et l’autre chaud: dans le cas du geyser il y a auto-emballement de la poussée d’Archimède (les bulles qui gonflent en montant, chassent l’eau et la colonne et diminuent la pression en dessous) dont on ne trouve pas d’équivalent dans le vase de Tantale. La vidange n’a rien d’auto-amplifiée, au contraire: à mesure que le niveau du flacon descend, la vidange ralentit jusqu’à s’arrêter. C’est, je crois, ce qui explique qu’il soit si délicat de fabriquer un « bon » vase de Tantale et que l’on trouve si peu de fontaines intermittentes dans le monde alors que les zones volcaniques sont truffées de geysers. L’auto-amplification rend le mécanisme du geyser particulièrement robuste (quoique je n’ai pas risqué d’incendier ma salle de bain en essayant de me faire mon geyser perso) et l’empêche de trouver un régime permanent équilibrant les forces en présence.

D’habitude un mécanisme est d’autant plus stable que ses paramètres évoluent doucement, linéairement. Bizarrement, ici c’est l’explosivité du phénomène, sa capacité à s’auto-emballer qui assure la répétition du phénomène et sa pérennité dans le temps. Un peu comme si une voiture roulait toute seule en alternant brusquement accélérations et freinages. Aussi bizarre que ça puisse paraître il ne s’agit pas d’un cas isolé, loin de là. Dans un précédent billet je vous ai décrit une troisième forme d’oscillation spontanée créée par de l’eau qui coule: dans la génératrice de Kelvin ce sont cette fois les charges électrostatiques des récipients qui oscillent


Si vous regardez bien son principe (que j’ai détaillé dans le billet), vous retrouverez les mêmes trois propriétés caractéristiques du geyser:
– une source d’énergie qui alimente le phénomène en permanence: la gravité qui attire l’eau vers le bas;
– un phénomène à « feedback négatif »: l’augmentation de la charge électrostatique des réceptacles finit par créer une étincelle qui décharge le dispositif;
– la fameuse auto-amplification: plus les réceptacles sont chargés, plus les ions positifs et négatifs sont attirés sélectivement vers les bons réceptacles, ce qui accentue la différence de charge.

Allez, un dernier exemple que je viens de découvrir et qui m’épate, tant pis si ça n’a rien à voir avec l’eau qui coule: pourquoi le vent fait-il claquer les pages du magazine que vous avez laissé ouvert à côté de vous pendant votre sieste dominicale au grand air? C’est ce que Pedro Reis, chercheur au MIT a cherché à comprendre et qu’il explique dans cette vidéo:

Votre œil désormais exercé repèrera facilement les mêmes ingrédients habituels: le vent (source d’énergie permanente), la pression latérale qui lève chaque page l’une après l’autre et la pousse (de plus en plus fort à mesure qu’elle offre une plus grande surface portante) jusqu’à la verticale: voilà notre fameuse force auto-renforçante. Et enfin la gravité dans le rôle du feedback négatif, qui au bout d’un moment fait fléchir le paquet de pages soulevées sous son propre poids et referme le magazine. Evidemment ça ne marche pas avec un Kindle…

Ces trois propriétés sont une recette pratiquement universelle des mécanismes auto-organisés, mais ce ne sont pas les seules comme on le verra dans un prochain billet…

Billets connexes:
Comment fonctionne la génératrice de Kelvin
Essayez de repérer les mêmes trois propriétés dans le déclenchement des applaudissements!

jeudi 26 novembre 2009

Choeur de bavette

Dans le dessin animé "La véritable histoire du petit chaperon rouge", un bouc déjanté, à qui une sorcière a jeté un sort, ne peut s'exprimer qu'en chantant, ce qui rend tout le monde fou autour de lui.


Derrière ce gag se pose une drôle de question: le chant est-il une forme primitive de la parole? Après tout le chant est la forme d'expression vocale la plus sophistiquée que l'on connaisse dans le monde animal et ses points communs avec notre langage sont nombreux. A l'image de nos dialectes, les chants d'une même espèce varient d'une région à l'autre. Le mode d'apprentissage du chant chez les oiseaux est très semblable à celui du langage chez l'enfant. Et du côté d'homo sapiens sapiens, langage parlé et langage chanté sont tous deux des traits culturels universels, qu'on retrouve chez tous les peuples du monde sans exception.
Isabelle Peretz, la spécialiste québécoise en la matière, a récemment fait le bilan sur ces liens entre chant et langage dans une conférence au Collège de France et balaie au passage quelques idées reçues...

Combien d'Assurancetourix?

Mais au fait, chanter est-il vraiment une capacité "universelle" chez l'homme? On connaît tous des gens qui chantent comme des casseroles, mais combien sont-ils? Pour le savoir, on a étudié comment une centaine de Québécois, choisis au hasard dans un jardin public, s'en sortent avec une chansonnette bien connue (au Québec, je précise). Normalement ça ressemble à ça:

Comme on peut s'y attendre, tout le monde ne chante pas juste. Parfois ça donne ça:

En analysant la manière dont chantent les moins doués, on se rend compte qu'ils respectent assez bien le rythme du chant et le "contour" mélodique (leur voix "monte" et "descend" quand il faut). Par contre, nos Assurancetourix se trompent parfois de hauteur de note. Et surtout ils chantent trop vite. Voilà le point-clé. Si on les force à chanter plus lentement, si on leur impose un tempo correct, leur chant "s'ajuste" automatiquement. Le résultat est bien meilleur, écoutez celle-ci par exemple:

Ca va mieux non? Le chant semble bien une faculté universelle comme la parole: il faut juste expliquer à Cétautomatix que le pauvre Assurancetourix a besoin d'un petit coup de pouce et non pas d'un gros coup de maillet. A moins qu'il ne fasse partie des 10 à 15% de la population atteinte d'amusie congénitale. Ces malheureux parlent parfaitement mais sont incapables de chanter juste.
Soit ils parlent alors qu'ils sont persuadés de chanter, ce qui donne ça:

Soit ils se trompent complètement dans le "contour" musical, montant quand il faut descendre de tonalité et inversement (attention vos oreilles!):


Là où les choses se compliquent, c'est que ces "casseroles congénitales" ne sont pas forcément de mauvais musiciens. La capacité de chanter juste n'a en fait rien à voir avec "l'oreille musicale". On a même trouvé un musicien professionnel doué d'une oreille absolue (ce qui est très rare) qui chante totalement faux! Ecoutez-le chanter "joyeux anniversaire" en lisant une partition...


Le tempo est parfait mais la mélodie est affreusement massacrée. Mais le plus ahurissant chez ce musicien, c'est que si on lui demande de ne pas chanter les paroles et de juste fredonner les notes, il chante parfaitement juste!


Double dissociation
Les amusiques peuvent parler juste et chanter faux. Et chanter faux mais fredonner juste. Mais le sortilège du bouc est-il possible? Peut-on chanter correctement alors qu'on ne peut pas parler? La légende urbaine [1] veut par exemple que les bègues s'expriment plus facilement lorsqu'ils chantent. C'est sans doute possible si l'origine du bégaiement est psychologique. Et tout comme le musicien-casserole de tout à l'heure, les patients aphasiques (ayant des difficultés congénitales à parler) fredonnent sans problème l'air sans les paroles, ce qui confirme que le sens musical est dissocié de la parole parlée ou chantée.

Mais en général, chanter n'aide pas à mieux parler. Ecoutez ce patient bègue essayer de chanter "Frère Jacques":

La plupart des patients aphasiques ont des difficultés à chanter. Le chant s'appuie manifestement sur des facultés cérébrales communes avec le langage, ce qui l'empêche de suppléer à une parole défaillante. Mais rien n'est simple quand on étudie le chant. En stimulant localement certaines zones du crâne par stimulation magnétique (ça fait pas mal, rassurez-vous) on parvient bizarrement à paralyser la parole de quelqu'un sans affecter sa capacité de chanter!

On est donc bien obligé d'admettre qu'entre le langage et le chant, il existe dans le cerveau à la fois des aires communes et des zones spécifiques.

Faut-il apprendre en chantant?
Reste l'idée que chez les personnes saines, chanter faciliterait la mémorisation d'un texte, soit grâce à la mélodie, soit parce qu'on chante plus lentement qu'on ne parle. Comme on est maintenant vacciné contre les idées reçues en matière de chant, on a aussi passé cette hypothèse au banc de test et demandé à des étudiants d'apprendre une strophe, soit sous forme chantée, soit sous forme de texte, soit sous forme de paroles sur fond musical. Pour Isabelle Peretz, le résultat est sans appel: les étudiants mémorisent tous plus facilement un texte qu'une chanson. Et un fond sonore musical nuit à la mémorisation plutôt qu'il ne l'aide, que l'on soit par ailleurs musicien ou pas. Le chant semble bien être une tâche double, qui exige plus d'efforts pour mémoriser et synchroniser le texte et la mélodie.

Mais alors, comment expliquer que l'on ait tous retenu le "
rosa rosa rosam"de Jacques Brel, bien plus que les déclinaisons de "dominus, dominus, domine"? Il semble que les souvenirs de chant soient plus tenaces parce qu'ils sont stockés différemment des souvenirs de texte purs. Autrement dit, ce serait plus dur de mémoriser une chanson, mais on la retiendrait plus longtemps...

Chanter: Pourquoi faire?
Si le chant n'est pas l'ancêtre de la parole, s'il ne fait que compliquer la tâche du langage, comment expliquer qu'il soit aussi universel? Pour le savoir, il faut peut-être revenir à nos chanteurs désaccordés. Tous sans exception chantent plus juste en chœur qu' a capella. Y compris les patients aphasiques et amusiques, même si le résultat n'est évidemment pas parfait. Ecoutez le patient bègue de tout à l'heure lorsqu'il est accompagné:


Ce n'est pas la panacée mais il y a du progrès. Avez-vous noté le plaisir qu'il prend à chanter à deux? C'est peut-être dans ce plaisir, plutôt que dans un hypothétique lien évolutif entre chant et langage qu'il faut chercher l'origine de l'universalité du chant dans les cultures humaines. L'hypothèse serait que, comme toutes les synchronisations physiologiques dont on a parlé dans différents billets (la danse, le rire, les applaudissements...), le chant en chœur déclenche spontanément une émotion très forte, une sensation de communion entre les membres du groupe. Et, cette capacité à "créer du lien" entre individus a été systématiquement encouragée par toutes les cultures du monde. Le chant au service de la cohésion sociale en quelque sorte:


On est d'ailleurs en train de trouver au chant les mêmes bienfaits physiologiques que le rire. Comme dans le cas de cet homme de 82 ans déprimé et atteint de la maladie d'Alzheimer, qui a retrouvé une socialité normale depuis qu'il chante dans une chorale. L'imagerie médicale dévoile d'ailleurs une activation massive de très nombreuses zones cérébrales, y compris motrices, lorsqu'on chante en choeur: une sorte de
Powerplate du cerveau en quelque sorte!

[1] Pas que la légende urbaine d'ailleurs: le plus célèbre patient de Paul Broca (qu'on surnommait "Tan" car c'était le seul mot qu'il pouvait prononcer et qu'il répétait sans arrêt) était réputé pouvoir chanter la Marseillaise sans problème. Les études cliniques modernes n'ont jamais retrouvé de cas semblables

Sources:
Isabel Peretz, Music, language and modularity in action, 2008
La conférence du Collège de France d'Isabelle Peretz

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Ah rats qui rient... sur le rire
Les neurones de la musique sur notre sens - apparemment inné- de la mélodie

jeudi 5 novembre 2009

Ah! Rats qui rient...

Le rire, propre de l'homme? On a connu Aristote plus inspiré, depuis les drôles de découvertes qu'a faites Jaak Panksepp dans son laboratoire du Washington State University.

Que se rat-content-ils quand ils jouent?

Ça faisait un petit moment que ce spécialiste de l'émotion animale étudiait le comportement des jeunes rats quand ils jouent ensemble se coursant et se renversant à qui mieux-mieux. Ces jeux sont toujours très silencieux et pourtant il avait remarqué un truc étrange: les rats atteints de surdité jouent nettement moins que les autres, ce qui suggère que le jeu implique quand même une forme de communication vocale.
Un des chercheurs du labo eut alors l'idée d'écouter les rats en train de jouer avec un appareil détectant les ultrasons. Bingo! Les rats émettent effectivement plein de petits cris ultrasoniques!
Des cris très différents selon qu'ils jouent (50KHz) ou qu'ils se battent (20KHz). Mais à quoi correspondent ces petits cris? Comment savoir si ce sont des couinements de bonheur, des cris d'excitation ou des invitations au sexe? Toutes les spéculations semblaient possibles jusqu'au jour où Panksepp arriva au labo avec une drôle d'idée: il prend un de ses jeunes collaborateurs par le bras et l'emmène... chatouiller un rat. Il le retourne sur le dos (le rat, pas l'étudiant) et lui fait des guilis partout sur le ventre (berk, je sais). Énorme surprise! Dans le haut-parleur restituant les ultra-sons, le rat couine exactement comme lorsqu'il joue avec ses copains, mais de manière plus intense et plus constante:


Les deux chercheurs recommencent avec un deuxième rat, puis un troisième: à chaque fois, la bestiole chicote (c'est le cri de la souris, mais est-ce celui du rat?) comme une folle dès qu'on la chatouille. Et elle aime ça, manifestement: dès que la main s'arrête de la taquiner, le rat court l'attraper et la mordiller, l'appelant manifestement à recommencer une petite séance de chatouillis. Regardez plutôt:



Ils rat-follent des chatouilles!

Les petits couinements suraigus et sporadiques des rats seraient-ils l'équivalent de nos éclats de rire? Évidemment ce genre de spéculation anthropomorphique a eu (et a toujours) du mal à passer dans le milieu de la recherche. Mais peu à peu, l'idée fait son chemin car les réactions des rats aux chatouilles sont particulièrement similaires aux nôtres:
- certaines parties du corps sont beaucoup plus chatouilleuses que d'autres (mais je n'ai pas réussi à déterminer s'il s'agit aussi chez eux des plantes de pieds et des aisselles);
- les rats aiment d'autant plus les "chatouilles" qu'ils sont jeunes;
- un rat stressé (par une odeur de chat par exemple) est moins enclin à se faire chatouiller;
- les chatouilles sont perçues comme une récompense que le rat va chercher activement;
- les rats chicotent dès que la main qui les a caressés s'approchent d'eux, exactement comme un enfant rigole dès qu'il sait qu'on va le chatouiller.

Le même phénomène a été découvert chez d'autres animaux, à commencer par les chimpanzés, dont les rires ressemblent à des halètements:



Avez-vous remarqué comme ces trois "rires" (avec des guillemets, pour les sceptiques) se ressemblent?
- même rythme syncopé (écoutez le mixage de rires de bébé et de rat):

- des vocalisations très différentes de la normale (cris aigus chez l'homme, ultra-sons plus élevés chez le rat, halètements sans bruit de gorge chez les chimpanzés);
- mêmes situations propices: le jeu, les chatouilles;
- même contagiosité sociale.

Culturel le rire? Rat-é...
Ces similitudes suggèreraient-elles que notre rire serait une réaction héritée d'un lointain ancêtre commun aux hommes et aux chimpanzés, voire commun aux souris? Il paraît que même les chiens rient (leur halètement lorsqu'ils sont excités seraient leur "ha! ha! ha!"). L'idée est dure à admettre tant on associe naturellement le rire à une situation comique, c'est à dire un truc 100% culturel. Pourtant quel drôle de phénomène "culturel" quand même! Le rire est le mode de communication le plus universel qui soit: tous les hommes rient et ils rient toujours de la même façon, même si ce n'est pas forcément pour les mêmes raisons. Et encore... Quand on y réfléchit, tous les enfants rient quand ils jouent. Pas besoin d'humour pour rire pendant une course-poursuite ou une partie de cache-cache. Ce rire-là est simplement le signe d'une légère surexcitation très plaisante, comme pour les rats qui se culbutent. Et chez les adultes? Le neurologue Robert Provine, qui a étudié le rôle social du rire, a mené une immense enquête pour savoir de quoi l'on rit quand on est adulte: il a constaté que dans l'immense majorité des cas, on rit non pas parce qu'il y a quelque chose de drôle, mais parce qu'on est dans une situation de socialité agréable, ou qu'on cherche à détendre l'atmosphère.

Pour nous comme pour les rats, le rire semble donc être d'abord un "signal social", indiquant aux autres une bonne disposition à leur égard et une envie d'interagir. Quand un rat couine à 50Hz, c'est une manière pour lui de dire à son pote "Je te renverse, mais c'est pas méchant, hein! Juste pour jouer!". Grâce à sa contagiosité, le rire désamorce l'agressivité de l'autre et autorise des jeux physiques parfois assez violents entre les jeunes rats. Ces contacts intimes et ce rire partagé contribuent à créer un lien social fort, qui explique par exemple que les jeunes rats préfèrent rester au contact des adultes les plus rieurs. Finalement le rire est une forme naturelle de manipulation mentale!

L'homme a apprivoisé ce drôle d'instrument social en raffinant son usage. Rire quand on est gêné ou destabilisé est une manière de dédramatiser une situation et d'éviter la confrontation. Le rire est aussi l'arme principal de la séduction, que ce soit pour conquérir la créature de ses rêves ou pour conforter l'adhésion de ses collègues. Mais le rire a aussi un usage collectif: son effet boule de neige plaisir-contagion-plaisir- renforce la cohésion d'un groupe au point qu'on pourrait presque définir son groupe d'appartenance par l'ensemble des personnes avec qui l'on rit. Et la cohésion d'un groupe pourrait tout aussi bien se mesurer à sa capacité à rire spécifiquement des mêmes choses.

Quel rat-pport avec le comique?

Mais si l'on suit cette hypothèse, quel serait le rapport entre un tel rire-message social et le rire provoqué par une situation comique? Pourquoi une blague provoquerait-t-elle la même réaction que des chatouilles ou un jeu de balle au prisonnier? On n'en sait rien, mais je vous propose une explication purement Xochipillesque. Le rire "animal" est un signal social, qui traduit deux émotions contradictoires chez celui qui rit: à la fois un état d'esprit détendu (pas d'agressivité, pas de danger aux environs) et une vive excitation. Or pour faire une situation comique, il faut toujours trois ingrédients assez similaires:
- une situation sociale: l'effet comique exige la présence des autres. On rit rarement tout seul et quand on le fait, en regardant film comique ou en lisant une histoire drôle, le média raconte une histoire comme le ferait un interlocuteur imaginaire;
- "une surface d'âme bien unie", comme dit Bergson (relisez son "Rire", ça vous réconcilie avec la philo): on n'a pas beaucoup d'humour quand on est énervé ou que la situation nous affecte émotionnellement;
- un effet de surprise: l'effet comique provient d'une certaine forme de dénouement inattendu. Plus grande est l'incongruité du dénouement (jusqu'à un certain point) plus elle crée une sorte de tension émotionnelle qui provoque l'effet comique.
Il est donc possible qu'une situation comique recrée le même cocktail d'émotions contradictoires qui provoque le rire "animal" lorsqu'on joue ou qu'on nous chatouille: un environnement social amical, un état d'âme détendu et une vive excitation due à la surprise. Les mêmes causes ont les mêmes effets et ce mélange de socialité et d'émotions contradictoires nous fait rire. La seule différence tient à ce que l'origine de l'excitation est purement culturelle -un effet de surprise créé par la situation comique- au lieu d'être physique. Notre culture a pris le relais de la nature pour créer artificiellement le contexte émotionnel qui nous fait rire.

Culture,
synchronisation et sociabilité...
Après la musique (chant ou danse collective) et les applaudissements, le rire est encore un phénomène qui utilise la synchronisation pour souder des liens sociaux et unir une collectivité. On dirait que dans toutes les sociétés sociales animales ou humaines, la nature a exploité toutes les réactions corporelles possibles pour multiplier les occasions de synchroniser les individus les uns avec les autres. La clef de la socialité serait-elle la capacité à se synchroniser?
L'autre chose qui me frappe est que dans tous les cas, l'irruption de la culture dans les modes de vie n'a pas été une rupture avec nos comportements naturels comme on le pense souvent. Au contraire, elle n'a fait que renforcer nos tendances innées à la synchronisation grâce à l'invention de nouveaux stimuli -la musique, les blagues, les rites etc. Je suppose que notre hyper-sociabilité doit beaucoup à cette démultiplication de l'inné par l'acquis...


Sources:
Jaak Pankseppa, Jeff Burgdorf, ‘‘Laughing’’ rats and the evolutionary antecedents of human joy? (Physiology & Behavior, 2003)
L'émission Laughter, de Radiolab (2008) où Jaak Pankseppa raconte ses découvertes et dont j'ai tiré les extraits sonores

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mardi 13 octobre 2009

Clins d'oeil et écran noir

En lisant cette phrase vous l'avez déjà fait une ou deux fois minimum sans vous en rendre compte. De quoi je parle? Hop! Encore une nictation. Nicta-quoi? Clignement des yeux en français. Je vous emmène cette semaine découvrir les mystères de ce petit réflexe d'apparence anodine...

Au fait à quoi ça sert de cligner des yeux? Il paraît que ça permet d'humidifier l'œil. A moins que vous ne soyez un hamster ou une tortue -qui arrivent à cligner des deux yeux séparément- vos deux paupières sont normalement synchronisées. Comme des petits essuie-glace, elles étalent les larmes sur la surface de votre globe oculaire et le maintiennent constamment lubrifié. Si vous clignez trop rarement des yeux, par exemple lorsque vous lisez ou que regardez longtemps un écran d'ordinateur, votre rythme de clignement peut être divisé par cinq et votre œil moins humecté se fatigue.

Le problème avec cette explication c'est que les bébés clignent seulement deux fois par minute contre dix à quinze fois par minute pour les adultes et ça n'a pas l'air de leur poser de problème. Est-ce parce qu'ils exposent à l'air une moindre surface d'œil que les adultes? Ou bien qu'ils dorment plus (les yeux fatigués sont plus facilement secs)? Et comment expliquer que le perroquet cligne des yeux 26 fois par minute, et l'autruche une seule fois?

Si la lubricité lubrification des yeux était la seule explication aux clignements, leur fréquence devrait varier selon le taux d'humidité de l'air. Or on cligne certes plus souvent des yeux quand l'air est sec, mais quand il fait très humide (dans un sauna par exemple), on cligne exactement à la même cadence qu'en temps normal. Il y a donc sans doute une autre explication à ces clignements, mais laquelle?


(source: Wikipedia)

Il n'existe pas de "blinkologist" ni de clignotologue (en français) à qui poser la question, mais ça n'empêche pas des gens très bien d'avoir réfléchi à la question; Walter Murch par exemple, qui n'est ni neurologue ni médecin mais monteur-réalisateur à Hollywood. On lui doit le montage d'Apocalypse Now ou du Parrain. Murch raconte dans le podcast de Radiolab l'étrange découverte qu'il fit, un soir qu'il travaillait tard sur le film "Conversation secrète" de Coppola:

Il était en train de monter une scène dans laquelle le héros -Gene Hackman - était lui-même en train d'essayer de décoder une conversation enregistrée. Il eut soudain l'impression que Gene Hackman "coopérait" en quelque sorte à son propre travail de montage, dans une sorte de jeu de miroir entre lui et la scène qu'il montait. Délire de fatigue, sans doute... Sauf qu'il se rendit compte qu'effectivement chacune de ses coupes correspondait pile-poil au moment où l'acteur clignait des yeux dans la scène... Avait-il découvert une nouvelle forme inconsciente de communication? Cligner des yeux signalerait-il la fin d'une scène importante?

Pour en avoir le coeur net, des chercheurs japonais ont équipé des volontaires avec de petites électrodes sur les paupières. Chaque fois que l'un d'eux cligne des yeux ça "bipe" sur l'écran des chercheurs. Les participants ont ensuite été installés dans une salle de ciné où on leur a passé le film "Mr Bean" trois fois de suite. Nos chercheurs ont découvert des trucs ahurissants -en dehors du fait que l'effet comique de Mr Bean diminue étonnamment vite dès la deuxième rediffusion:

1) Durant les trois diffusions, une même personne cligne à peu près toujours aux mêmes moments du film.
2) Dans la salle, les spectateurs synchronisent spontanément leurs clignements d'yeux. Quand vous regardez un film et que vous clignez des yeux, un tiers de la salle cligne en même temps que vous!

Ce clignement à l'unisson est manifestement lié à l'histoire racontée dans le film, puisque il n'a pas lieu si on passe des images d'aquarium au lieu d'un film. On a observé que la plupart des gens clignent des yeux aux passages où la tension se relâche temporairement: lors d'un plan fixe et sans action, quand une porte finit de se fermer etc. Sans doute, quand on est immergé dans un film, choisit-on inconsciemment ces moments de faible intensité dramatique pour relâcher son attention et lubrifier ses mirettes? On finit ainsi par se synchroniser avec l'histoire, par faire littéralement corps avec elle.
Je me demande si certains réalisateurs espiègles, genre David Lynch, ne profitent pas de ces instants du film où tout le monde cligne des yeux, pour glisser malicieusement des plans importants dont personne ne se rend compte, histoire de perdre un peu plus le spectateur dans son histoire...

Tout ça n'explique toujours pas pourquoi on doit cligner des yeux aussi souvent. Une hypothèse serait que l'on ne peut intégrer l'information que par morceaux, sous forme de petites séquences mémorisables par notre cerveau. Cligner des yeux permettrait en quelque sorte de "digérer" un bout d'information, un peu comme la sauvegarde automatique d'un traitement de texte suspend de temps en temps son fonctionnement pour enregistrer les dernières modifications. Nos clignements seraient donc une forme de ponctuation de notre pensée comme l'histoire de Walter Murch le suggère? Cette hypothèse expliquerait pourquoi on papillonne des paupières quand on est stressé, ému ou surpris. Cligner des yeux serait une manière de digérer une émotion forte. A l'inverse, quand on est très calme, que son esprit vagabonde ou qu'on est fatigué, on a l'œil fixe et l'on cligne plus rarement.

L'analogie avec la sauvegarde automatique d'un programme a heureusement ses limites. Autant il peut arriver qu'on perde une saisie informatique à cause d'une sauvegarde en cours, autant on ne perçoit jamais de "trou" dans le film de notre vision malgré nos clignements. Comment notre cerveau parvient-il à éviter que l'on ne prenne conscience de l'obscurité qui envahit par intermittence notre champ de vision?

Des chercheurs ont percé à jour le mystère, grâce à un
dispositif astucieux éclairant la rétine depuis l'intérieur de la bouche, donc insensible aux clignements des paupières (source: ici). L'observation de l'activité cérébrale de volontaires équipés d'un tel appareil a montré que les aires visuelles s'interrompent complètement pendant la durée du clignement des yeux! Pendant un instant, elles se mettent en pause, ne percevant plus la lumière du dispositif. Dans la vie de tous les jours, cette brève interruption de fonctionnement nous empêche de percevoir le "black-out" de nos paupières qui se ferment, et nous évite la pénible sensation de regarder une scène sous une lumière stroboscopique.

Comme notre cerveau est par ailleurs capable d'extrapoler entre l'image d'avant le clignement et celle d'après, il nous donne l'illusion d'un raccord parfait. Heureusement! Parce qu'à raison de dix à quinze clignements par minute de chacun 100 à 150 msec, on rate environ trois minutes d'un film de deux heures. Et si on vit 80 ans, notre cerveau arrive à nous faire passer pratiquement 2 années pleines les yeux fermés, sans même qu'on s'en rende compte! Notre cortex mériterait largement l'oscar du meilleur monteur.

Sources:
L'excellent podcast "blink" de WNYC radiolab
In the blink of an eye, le livre de Walter Murch
Synchronization of spontaneous eyeblinks while viewing video stories (Tamami Nakono et al, 2009): l'étude sur les spectateurs d'un film.
Cligner des yeux déconnecte partiellement le cerveau (Techno-science.net, 2005)
Wikipedia en anglais

Billets connexes:
Réflexe photo-sternuatoire (euh... à vos souhaits!): sur l'autre truc qu'on fait à grande vitesse: l'éternuement
A-côtés de la claque: un autre exemple de synchronisation inattendu dans une salle de spectacle.

vendredi 19 juin 2009

Lune providentielle

Avec ses drôles de formes à sa surface, la face visible de la lune a intrigué le monde entier: les Chinois y ont vu un lapin, les Gaulois deux petits enfants portant un seau, les Néo Zélandais une jeune fille... En revanche il semblait naturel de voir toujours la même face car on a longtemps cru que toute la voute céleste tournait autour de la Terre. Mais aviez-vous déjà songé que la lune tourne sur elle-même exactement au même rythme qu'elle tourne autour de la Terre? Cette coïncidence n'en est pas pas vraiment une, comme on va le voir...

Pourquoi une face cachée sur la lune?

Pour planter le décor général, la lune en orbite autour de la Terre est soumise à deux forces:
- l'attraction de la Terre, six fois plus grosse qu'elle.
- une force centrifuge liée à sa rotation autour de la Terre, exactement comme lorsque vous prenez un virage serré en voiture.
La gravité terrestre attire la lune vers la Terre, la force centrifuge la repousse. Comme ces deux forces s'équilibrent à peu près au centre de gravité de la lune, sa distance à la Terre reste à peu près constante entre deux révolutions.

Jusqu'à présent on a raisonné globalement. Vous êtes dans la lune? Profitons-en pour voir ce qui s'y passe en surface:
- le côté le plus proche de la Terre subit plus fortement l'attraction de la Terre;
- du côté opposé, la force d'attraction est plus faible car on est plus loin de la Terre. C'est donc la force centrifuge qui l'emporte et "tire" ce côté-là loin de la Terre.
Si la lune était en pâte molle, elle aurait tendance à se déformer en une espèce de ballon de rugby, pointant en permanence vers la Terre.

En réalité la lune tourne sur elle-même. Si elle a un tant soit peu la forme d'un ballon de rugby, le système de forces qu'on vient de décrire tend à le maintenir aligné en permanence sur l'axe Terre-Lune.


Si la lune tourne plus vite, les forces ralentissent sa vitesse (et vis versa si elle tourne plus vite) jusqu'à ce ce que sa période de rotation autour de la Terre soit la même que celle de sa rotation sur elle-même; une fois notre ballon de rugby bien aligné dans l'axe Terre-Lune, le renflement s'accentue sous l'effet des forces, ce qui stabilise davantage la synchronisation des rotations.

Certes au début la lune n'avait sans doute pas la forme d'un ballon de rugby. Mais il aura suffi d'une petite déformation initiale pour que s'amorce et s'amplifie ce phénomène de synchronisation-déformation. Voilà pourquoi nous voyons toujours la même partie (renflée) de la lune et jamais sa face cachée. On observe la même chose sur la plupart des satellites des autres planètes du système solaire.

Les marées

C'est le même système de forces opposées qui est à l'origine de nos marées. Mais, objecterez-vous si vous avez bien les pieds sur Terre, notre planète tourne autour du soleil, pas autour de la lune!

En réalité, les deux planètes tournent ensemble autour du centre de gravité Terre-Lune, qui se situe à quelques milliers de kilomètres de la Terre (source de l'illustration ici). Et le raisonnement précédent s'applique de la même façon à la Terre soumise à l'attraction lunaire. Cette fois-ci le résultat se fait directement sentir sur le niveau des océans (surtout que les chocs contre les continents peuvent amplifier considérablement ces mouvements) qui forment des bourrelets des deux côtés de notre planète. Comme notre planète tourne sur elle-même en 24H, il y a donc bien deux marées hautes à 12H d'intervalle.






(source: Relais d'sciences)

Marée lunaire ou solaire?

Mais au fait, pourquoi serait-ce la lune qui crée les marées et pas le soleil? Voyons un peu les ordres de grandeur:
Masse du Soleil = 2 1030 kg soit 27 000 000 de fois la masse de la Lune (7 1022 kg)
Distance Soleil-Terre = 1,5 108 km soit 390 x distance lune-Terre (390 000 km)

La force de gravité est proportionnelle à la masse sur le carré de la distance, celle du soleil vaut 177 fois l'attraction de la lune (27 000 000/390²)! De quoi tomber de la lune, si j'ose dire: si le soleil nous attire plus que la lune, ne devrait-il pas contribuer beaucoup plus fortement au phénomène des marées?

En fait, ce qui qui crée les marées n'est pas cette force de gravité, mais la différence entre la force de gravité et la force centrifuge. Comme celle-ci a pour valeur constante la force de gravité au centre de la planète, la force de la marée est proportionnelle à la variation de la force de gravité en fonction de la distance (on appelle ça le gradient). Autrement dit, une force en M/D3 (avec D distance de la Terre à l'astre, si les calculs vous intéressent regardez ici par exemple)
. Et effectivement 27 000 000 / 3903 = 0,45. L'influence du soleil sur les marées est moitié moindre que celle de la Lune. Etonnant, non?

On lui doit la vie...

Ces interactions entre Terre et lune cachent bien d'autres secrets. La Terre tourne beaucoup plus vite sur elle-même que la lune (24H contre 28 jours). Ses bourrelets de mer haute sont donc toujours un petit peu en avance sur l'axe Terre-Lune et "tirent" la lune vers l'avant. La lune s'écarte donc doucement de la Terre de 4 cm par an, en accélérant. Au début de l'ère primaire la lune n'était qu'à 150 000 km de la Terre, contre plus du double aujourd'hui. A cette distance, elle provoquait des marées hautes de milliers de mètres, dévastant les continents et dissolvant au passage les minéraux nécessaires à l'apparition de la vie. Par chance, cela fait maintenant des lunes que notre satellite s'est suffisamment éloignée de nous pour ne plus nous infliger de tels raz-de-marées.

A l'inverse la lune est toujours en retard sur les bourrelets terrestres des marées hautes (source de l'illustration ici). Elle attire donc ceux-ci en permanence et finalement ralentit la rotation de la Terre, au même titre que les frictions des marées contre les continents. En quatre milliards d'années la durée de nos journées sur Terre a été divisée par quatre, grâce à la lune. Et heureusement, car une grande vitesse de rotation est synonyme de vents violents et de cataclysmes permanents! On lui doit donc une fière chandelle à la lune, d'autant que comme cadeau Bonux, sa présence stabilise aussi l'inclinaison de l'axe de rotation de la Terre par rapport à l'écliptique. Sans elle, cet axe -un peu lunatique serait-on tenté de dire- basculerait brusquement de temps à autre, provoquant de terribles bouleversements climatiques.
Moralité: même les vieilles lunes sont parfois providentielles.

Finalement notre vie de couple avec la Lune, c'est une sorte d'histoire d'amour à l'envers: ça a commencé de façon catastrophique et ça se termine par une lune de miel permanente.

Sources:

Robert in Space: un excellent site sur l'astronomie, .
Le site de l'université de Nice, très pédagogique.
Je vous recommande aussi ce petit film sur la lune et ce site sur la lune, très bien fait

samedi 16 mai 2009

Foule paradoxale

Alors comme ça les étourneaux, les poissons et les criquets feraient des prouesses en matière de déplacement collectifs (cf ce précédent billet)? Et nous alors, nous ne serions pas capables de faire pareil? Il faut bien avouer que ce qu'on réussit de plus spectaculaire dans ce domaine, ce sont de catastrophiques mouvements de foule paniquée: une bousculade dans un stade, une évacuation de discothèque pendant un incendie, un rush à l'ouverture des portes d'un concert de rock... Pas très efficace comme comportement auto-émergent (ce qui illustre au passage que tous ces phénomènes ne sont pas forcément des adaptations évolutives). Mais n'anticipons pas et observons déjà ce qui se passe dans une foule "normale".

En situation "normale": circulation alternée et oscillations régulières
Tout comme pour les voitures, l'analogie avec la mécanique des fluides trouve très vite ses limites avec les piétons. Certes il y a bien quelques points communs: par exemple, la vitesse de circulation au milieu d'un couloir de métro est plus grande que près des murs du couloir,
comme dans un écoulement visqueux.
Mais il se passe des choses autrement plus étranges dans un couloir de métro (et encore je ne parlerai ici que des phénomènes physiques!): par exemple, pas besoin de signalisation pour la circulation à double sens, elle s'organise toute seule!
Dès qu'il y a un peu de monde, on voit spontanément émerger des lignes de circulation alternées. Plutôt que de chercher à se frayer chacun un chemin à travers le flux circulant en sens inverse, les individus tendent naturellement à se regrouper lorsqu'ils vont dans le même sens. C'est moins fatigant et surtout ça permet d'aller plus vite que de remonter seul à contre-courant. On peut modéliser ce phénomène de bandes alternées en attribuant à chaque individu une vitesse "de confort" et une force de répulsion qui lui évite de rentrer dans ses petits copains (voir par exemple cette très jolie simulation).

Avec le même type de modèle très simple on reproduit l'alternance du sens de circulation à travers une porte lorsqu'elle sert aussi bien aux entrées qu'aux sorties. Dans des conditions normales, on explique ça par "l'équilibrage des pressions" de chaque côté de la porte: quand trop de personnes s'accumulent d'un côté, elles commencent à grogner et au bout d'un moment, cessent de laisser passer le flux en sens inverse pour emprunter à leur tour le passage. La file d'attente grossit alors de l'autre côté de la porte jusqu'à ce qu'à un seuil critique où la circulation s'inverse à son tour.
Et là, lecteur assidu du Webinet, n'as-tu rien reconnu? Ces stop-and-go à travers un petit interstice, ça ne te rappelle pas quelque chose? Oui, bien sûr! il s'agit des mêmes facéties qu'un sablier, qui s'interrompt lorsqu'on pose les mains sur l'ampoule du dessous et qui reprend son écoulement quand on les retire! J'ai découvert depuis ce billet que même sans les mains, on peut trouver certaines conditions de température et de pression pour lesquelles l'écoulement du sablier d'arrête et reprend tout seul , très régulièrement! L'analogie n'est évidemment pas le fruit du hasard: vus de haut, nous ressemblons quand même plus à des grains de sable qu'à du liquide ou du gaz et il est somme toute logique qu'on retrouve certaines propriétés des écoulements granulaires dans nos flots de circulation.

En cas de panique, plus vite on veut avancer plus ça coince!

Malheureusement cette similitude avec des grains de sable est source de pas mal d'ennuis. Car que se passe-t-il quand vous comprimez le sable pendant qu'il s'écoule dans un entonnoir? Non seulement il ne coule pas plus vite, mais il peut même finir par arrêter de couler si le trou est trop petit! C'est ce qui se passe avec les issues de secours en cas de panique: les gens poussent, mais comme avec le sable, la poussée est automatiquement transmise latéralement en direction des côtés. Il se forme alors comme des "arches" s'appuyant très fortement sur les côtés qui bloquent littéralement tout mouvement et ralentissent considérablement l'évacuation.

Pareil dans un couloir à double-sens: en cas de panique, sauve qui peut! Les gens accélèrent, se bousculent et le couloir finit par se boucher totalement sous l'effet des trop nombreux chocs entre les personnes. C'est ce que Helbing, le pape de l'étude des foules, a appelé "freazing by heating" (la congélation chaude): quand les esprits s'échauffent, l'écoulement se fige subitement et plus personne n'avance. On simule facilement ce changement de phase bizarre au-delà d'un certain seuil du paramètre "vitesse désirée" (traduisez: "les gens sont pressés"), et à moindre force de répulsion (traduisez: "les gens n'hésitent pas à se bousculer").

Comment éviter les catastrophes

Récapitulons: en cas de panique, plus on est pressé, plus on pousse et moins on avance. Et moins on avance, plus on pousse. Pas étonnant que des barrières en acier ou des murs de briques ne résistent pas longtemps à une foule paniquée! Ajoutez à cela le fait que les gens paniqués se suivent les uns les autres et cessent de chercher des voies alternatives : vous avez tous les ingrédients nécessaires pour fabriquer des catastrophes: plus de 1400 morts dans un tunnel à La Mecque en 1990, 200 blessés lors d'une évacuation en urgence d'un stade de Rio en 2000, 300 blessés à Dusseldorf en 1997, la liste est longue ( pour les stades, si ça vous intéresse).

Grâce à ses travaux et ses simulations Helbing a donc conçu tout un tas d'astuces architecturales qui permettent de limiter les effets d'une panique. Outre les conseils classiques concernant la signalisation, l'organisation de l'évacuation etc. il suggère par exemple:
- une signalisation particulièrement visible pour limiter les attroupements sur une seule sortie;
- des pylones pour séparer les sens de circulation dans les couloirs;
- des voies d'évacuations de forme convexe, se rétrécissant le plus progressivement possible pour limiter les effets d'arches (arching);
- un pylone placé devant une sortie de secours pour alléger les pressions,
- deux portes plutôt qu'une double, pour les entrées-sorties, etc.











Tous les ingrédients de l'auto-organisation

Il est frappant de retrouver encore les mêmes caractéristiques que pour les bancs de poissons ou les nuées d'oiseaux:
1) différentes "phases" comme en physique: granulaire/solide pour les foules, fluide/cristallin pour les poissons et les oiseaux, anarchique/rythmé pour les applaudissements
2) des effets de seuil sur certains paramètres, qui font basculer d'une phase à l'autre: la nervosité pour les foules, la densité pour les poissons;
3) des simulations particulièrement simples à réaliser, qui reproduisent avec peu de paramètres les phénomènes observés, même les plus curieux;
4) l'émergence bizarroïde de comportements collectifs qui semblent animés d'une vie intérieure propre.

Il y a une dernière caractéristique commune: l'apparition d'ondes traversant ces masses en mouvement. Pour les poissons, ce sont les changements de direction, à la vue d'un prédateur. Pour la foule, il y a bien sûr les flux et les reflux, par exemple dans les manifestations un peu houleuses, mais on peut aussi penser à la ola qui se propage joyeusement dans les stades et que les chercheurs ont également modélisée (just for fun, cette fois!) Enfin un domaine dans lequel on fait presque aussi bien que les abeilles, qui sont fortiches à ce jeu, comme je vous l'avais montré dans un précédent billet ! Allez, je vous remets la vidéo tellement c'est étrange:


Sources
Simulation of Pedestrian Crowds in Normal and Evacuation Situations, Dirk Helbing, 2002 THE article de synthèse sur les mouvements de foule dont sont tirées les illustrations.
Plein de simulations sur le site de l'université de Zurich consacré à l'étude des différentes formes de trafic.

Billets connexes
Mystérieux sablier sur les écoulements granulaires et les effets d'arche
Bancs et nuées sur les mouvements collectifs des oiseaux et des poissons
A-côtés de la claque, sur un autre phénomène d'auto-organisation, les applaudissements, qui partage pas mal de similitudes avec celui des foules.
Maya contre les envahisseurs, sur les stratégies de défense des abeilles face aux frelons (et leur magnifique ola)

vendredi 1 mai 2009

bancs et nuées

Avez-vous déjà observé un vol d'étourneaux ? On a l'impression d'avoir affaire à un super-organisme, souple et fluide, capable de modifier instantanément sa vitesse ou sa direction sans perdre sa cohérence. Un prédateur se pointe? Il se divise en un clin d'œil pour se reformer aussi sec dès que le danger est passé. Et puis arrivé près d'un champ, il se désagrège tout aussi soudainement, transformant ses organes constitutifs en autant d'individus autonomes. Les nuées de sauterelles ou les bancs de poissons compacts évoquent de la même manière des "organismes collectifs", ayant chacun une forme et un comportement propres. Les similitudes entre ces formations sont frappantes dans ces deux vidéos:



Comme tous les phénomènes d'auto-organisation émergeant par simple changement d'échelle, ces mouvements collectifs ont beaucoup titillé les scientifiques. Paradoxalement on ne manque pas d'hypothèses pour les expliquer, on en aurait plutôt trop, et bien peu de mesures de terrain pour savoir lesquelles sont les bonnes.

L'hypothèse du moindre effort
Dans les années 60, on aimait bien expliquer les phénomènes naturels par un principe mathématique général, après que D'Arcy Thomson eut spectaculairement popularisé cette approche avec tout un tas d'exemples, de la forme des cornes du bélier à celle des crânes des mammifères en passant par celle des vaisseaux sanguins. La première hypothèse pour nos formations collectives fut donc qu'elles minimisaient globalement les efforts des animaux pour se déplacer, grâce aux lois de la mécanique des fluides (air ou eau): on peut en effet économiser ses efforts en voyageant groupés, à la manière des cyclistes du peloton qui bénéficient de "l'aspiration" de leurs copains de devant.

Une telle explication a été essayée pour comprendre les formations en V des oiseaux migrateurs. En modélisant le mouvement de leurs ailes, on peut montrer qu'il se créée un courant ascendant à leur extrémité dont peut profiter son voisin de derrière s'il se place correctement. Et de fait on a mesuré en 2001 que les pélicans économisent 10 à 15% d'énergie lorsqu'ils volent en formation sous forme de V plutôt qu'isolément les uns des autres.

Malheureusement cette théorie n'explique pas tout. D'abord d'autres formations que celle "en V" permettent d'économiser autant sinon plus, par exemple celle en arc de cercle qui a l'avantage de moins fatiguer celui qui est devant. Ensuite plein d'oiseaux de proie volent en groupe désorganisé et pas du tout en V. Enfin, dans les vols en V de la vraie vie, les oiseaux ne sont pas placés comme il faut: s'ils avaient été un peu plus assidus à leur cours d'aérodynamique, ils pourraient économiser jusqu'à 60% d'énergie et non pas 15.

Pour expliquer les formations en V des oiseaux migrateurs, il faut donc aussi faire appel à des explications plus comportementalistes . Par exemple dans une tel configuration, dès que l'oiseau à la pointe du V passe derrière pour souffler un peu, le V se reforme très naturellement sur celui qui est juste derrière. De fait, ce sont plutôt des J que des V (mais les oiseaux sont notoirement analphabètes). L'autre avantage naturel d'une formation en V est qu'elle permet à chaque oiseau de garder un œil sur son voisin immédiat, situés selon un angle et une distance idéals pour détecter la moindre de ses réactions.

Pour les bancs de poissons, le même genre d'explications à base d'économie d'énergie de déplacement marche tout aussi moyennement: la théorie prédit que les poissons peuvent bénéficier de la "poussée tourbillonnaire" créée par la progression de ceux qui sont devant, en adoptant une formation en losanges respectant certaines proportions. Certes, les bancs de poissons sont bien structurés en petits losanges, mais les poissons ne respectent pas plus que les oiseaux les angles ni les distances prévus par la théorie. Par ailleurs on a de sérieux doutes sur l'effet réel des tourbillons après le deuxième rang de poissons.

Bref, les animaux sont plutôt nuls en mécanique des fluides et l'on est bien obligé d'aller chercher des explications plus convaincantes du côté de la biologie.

L'hypothèse comportementale
L'approche alternative, permise par les progrès de l'informatique, abandonne les grands principes globaux: on modélise chaque agent individuel (symbolisant un animal) sous forme d'une "particule" obéissant à des règles d'interactions très élémentaires et l'on fait tourner le modèle avec un grand nombre d'agents mis ensemble pour voir si on reproduit un comportement collectif observé dans la nature. Plutôt que de tenter d'expliquer le phénomène par une lois physique globale, on cherche d'abord à le reproduire avec des règles d'interactions simples et l'on réfléchit seulement ensuite à la signification -physique, biologique...- des règles qui donnent les meilleurs résultats. Ces simulations se montrent particulièrement instructives.

Une cuillérée d'alignement...
(Banc de poissons aux Seychelles, source: Rex/Sipa)
Dans le modèle le plus simple imaginé en 1995 et baptisé SPP (self propelled Particle) , la seule interaction entre agents est leur propension à s'aligner lorsqu'ils sont proches. Un peu fort comme hypothèse? Pas tant que ça pour les poissons dont la ligne latérale est l'organe de perception des mouvements dans l'eau. C'est donc en s'alignant avec ses voisins qu'un poisson est le plus sensible à leurs moindres changements de direction. La moindre perturbation se propage instantanément à tout le groupe qui change de direction à l'unisson pour échapper au danger.
C'est exactement ce que reproduit le petit modèle: si l'on introduit un prédateur quelque part dans le groupe, il peut dans certaines conditions se disperser extrêmement vite, ou encore tourner autour du prédateur pour se reformer derrière lui, à l'image d'une fontaine.

Mais le plus épatant dans ce modèle très élémentaire, c'est qu'il met en évidence des densités critiques, au-delà desquels on passe d'un désordre quasiment total à un groupe très fortement polarisé autour d'une même direction. A moyenne densité il arrive au groupe de changer brusquement d'orientation de temps en temps. La direction du groupe se stabilise à mesure que la densité augmente. On a observé les mêmes phénomènes avec des criquets enfermés dans un enclos:



On vient de découvrir le même phénomène de densité-critique avec les harengs: dès que leur densité atteint 0,2 poissons/m², une espèce de réaction en chaîne se déclenche qui donne naissance à un banc pouvant s’étendre sur des dizaines de kilomètres, parfaitement synchronisé en direction et en vitesse.

Une pincée d'attraction et un zeste de non-collision
Encore faut-il que le groupe reste groupé! Avec uniquement une tendance à l'alignement, toutes les simulations se terminent par la dispersion complète du groupe. En ajoutant dans le modèle une force d'attraction entre agents et en jouant sur son intensité, on obtient plein de nouveaux trucs intéressants et en particulier on met en évidence les trois types de formations collectives observées dans la nature:
  • A faible valeur d'attraction, la simulation fait émerger des groupes "lâches", sans forme et sans cohérence. Elle évoque une nuée de moustiques et est l'équivalent d'une phase "gazeuse".
  • A attraction moyenne, le groupe évoque un état "liquide": il est extérieurement structuré mais à l'intérieur la position des individus bouge constamment. A l'image des nuées de sauterelles ou d'étourneaux dont les réactions face à un prédateur évoquent des jets, des fontaines etc.
  • Pour une force d'attraction plus forte, le groupe devient plus dense et chaque individu garde dans le groupe une distance et un angle constants par rapport à ses voisins, comme dans un cristal: l'émergence très brutale du banc de hareng à partir d'une densité-seuil rappelle d'ailleurs étrangement un phénomène de cristallisation à température critique.
Reste à introduire dans le modèle une force de répulsion entre individus, si l'on veut éviter les carambolages. On a alors les trois paramètres -attraction à longue distance, alignement à moyenne distance et évitement des contacts- qui permettent de retrouver la plupart des caractéristiques des groupes d'animaux dans les airs ou dans l'eau. Par exemple en jouant uniquement sur la portée de la force d'alignement, on retrouve les formations tourbillonnantes typiques de certains bancs de poissons.. ou de certaines galaxies.


On peut jouer sur d'autres paramètres pour retrouver des différences de densité au sein du groupe, ou expliquer la forme généralement oblongue de certains bancs de poissons. Le problème est que ça marche trop bien: tous les modèles raisonnables donnent des résultats plausibles! Et l'on commence à peine à récolter des observations quantitatives suffisamment précises pour comparer la validité de tous ces modèles.


Et la biologie là-dedans?
D'un point de vue comportemental, c'est la vision latérale des poissons qui régule l'attraction et la répulsion. Les poissons aveugles dans un banc ont plus de mal à maintenir une distance constante avec leurs voisins (on n'a pas essayé avec les oiseaux!). C'est sans doute la latéralité de leur vision qui explique l'angle constant par rapport à leurs voisins immédiats. On peut d'ailleurs modéliser les effets de "fontaine" du groupe à l'approche d'un prédateur en supposant simplement que chaque agent fuit en gardant le prédateur au bord de son champ de vision.

Les poissons à l'école des fans
Reste une question à laquelle les simulations ne savent pas répondre: comment un banc de poisson choisit-il sa direction? On peut évidemment supposer qu'il suive un ou deux leaders sachant où trouver un casse-croûte. Mais sans leader, la "sagesse des foules" peut être parfois particulièrement efficace. Surowiecki, qui a inventé l'expression et en a tiré un livre en 2004, donne l'exemple de "Qui veut gagner des millions?": imaginez qu'arrivé à 400 000 euros, le candidat tombe sur une question particulière vache et qu'il lui reste deux jokers: l'expert et l'avis du public.
Quel joker va-t-il choisir?
Suppposons que dans l'audience:
- 14 personnes connaissent la bonne réponse et vont voter pour elle.
- 20 personnes peuvent éliminer deux réponses fausses: 10 vont choisir la bonne.
- 30 personnes peuvent en éliminer une: une sur trois (soit 10 encore) va tomber juste.
- 36 personnes n'ont aucune idée: une sur 4 (soit 9) va voter correctement.
Résultat: 43% vont voter correctement. En faisant confiance au vote du public, notre candidat est sûr de choisir la bonne réponse, alors qu'il n'y avait dans ce public qu'une personne sur 7 qui aurait pu jouer le rôle d'expert. Magique!


Bien sûr, on ne peut généraliser ce genre de conclusion, en particulier si une croyance fausse est très répandue dans le public ou si la nature de la question est plus complexe. Mais pour des choix très simples on peut concevoir que les regroupements animaux puissent réellement suivre des buts précis, sans avoir forcément de leader.

Et l'évolution là dedans? On ne peut que spéculer: les tenants de l'évolution à tout prix verront dans l'efficacité des structures collectives l'oeuvre de la sélection naturelle, qui aura éliminé progressivement les conduites individuelles amenant d'autres structures collectives. Par exemple, l'alignement avec ses voisins doit nécessairement être une interaction de courte portée, autrement le groupe réagirait très lentement si l'un des membres du groupe déviait à la vue d'un prédateur (ses voisins restant alignés sur le grand nombre de voisins n'ayant pas changé de direction).
Mais il y a d'autres caractéristiques des groupes, comme celle des tourbillons de poissons, qui n'ont pas vraiment d'incidence sur la vulnérabilité aux prédateurs ou la recherche de nourriture. On peut spéculer à l'envie sur l'avantage évolutif de telles structures, mais il n'est pas interdit de penser qu'il s'agit là de simples conséquences macroscopiques d'interactions individuelles efficaces au plan microscopique.

Je n'ai pas trouvé beaucoup de SF sur ce thème; dommage, ça pourrait faire un beau sujet: imaginez que dans un "super-organisme" constitué de millions d'insectes, émerge un jour une conscience propre. Le super-organisme serait alors immortel puisque les insectes qui les composent sont remplacés à mesure qu'ils meurent. Il pourrait se reproduire par simple clônage ou s'auto-dissoudre volontairement... Vite mon Baygon!

Sources:
- l'excellent article à paraître Moving together (pdf) Sumpter, DJT, Princeton University Press
- Emergent schooling behavior in fish , Gustav Olson 2008 qui fait le tour de plusieurs modèles
- Energetics of flying and swimming in formation , FE Fish (1999) qui s'essaie au modèle global de l'économie d'énergie
- Kin selection and reciprocity in flight formation, Andersson (2004) qui au contraire cherche à comprendre pourquoi ce modèle ne fonctionne pas toujours pour les oiseaux.
- Why do migratory birds fly in V formation , Scientific American, 2004

Billets sur le thème de l'auto-organisation
A-côtés de la claque sur les applaudissements.
Billet classé (puissance) X sur l'origine des spirales dans la nature.