vendredi 17 février 2012

Géométrie des corps célestes

– Pourquoi les planètes sont-elles toujours aussi rondes?

– Parce que sinon ce ne seraient pas des planètes! répondis-je, un peu énervé par les questions de ce petit bonhomme. J’avais lu quelque part que seuls les corps en forme de sphère ont droit au titre de planète quand ils tournent autour d’une étoile. Mais comme toujours, il continua comme s’il ne m’avait pas entendu.
– Un monde où la gravité dominerait toutes les autres forces serait trop triste, reprit-il. Jamais elle n’aurait laissé fleurir ma rose ni grandir mon mouton sur ma planète. Elle déteste les formes biscornues. La seule chose qu’elle supporte ce sont des sphères, des horribles boules toute rondes et sans aspérité.
– Elle n’avait pas l’air bien ronde, pourtant ta planète, Petit Prince?
– Oh, non alors! Elle était bien trop petite. Et il partit d’un grand éclat de rire…[1]

Ce n’est que bien plus tard, en fouillant sur internet que je réalisai à quel point il avait raison… Jusque là je croyais que la forme ronde d’une planète venait du fait qu’elle s’était formée à l’état liquide et que la tension de surface y avait agi comme sur une goutte d’eau ou une bulle de savon: pour un volume donné la sphère correspond à la forme de surface (donc de tension) minimale. Pas d’histoire de gravité ou d’effet de taille là-dedans. Mais c’est là bien sûr où mon explication cloche: il suffit de regarder le zoo des corps célestes en fonction de leur taille [2]…

(source ici)
Il y a effectivement un rapport direct entre la taille des corps célestes et leur forme:
– En dessous de cinquante kilomètres toutes les formes sont permises, même les plus étranges.
– Entre cinquante et trois cents kilomètres ce sont des patatoïdes.
– Au-delà de 300 km on ne trouve que des boules.

Quelle est la hauteur des montagnes?
Et puis on s’aperçoit aussi que contrairement à l’intuition, plus la planète est grande, moins ses montagnes sont hautes! Alors que Mars est deux fois plus petite que la Terre, le Mont Olympe fait trois l’altitude de l’Everest. D’accord c’est difficile de parler d’altitude sur une planète où il n’y a pas d’eau. Mais même en tenant compte de la partie immergée des volcans, le recordman terrestre, Mauna Kea (Hawaï) n’arrive qu’à mi-hauteur de son homologue martien:

Si l’on y réfléchit bien, cette histoire de montagnes est moins paradoxale qu’il n’y paraît. Sur une planète plus petite, la gravité est moindre et les choses peuvent plus facilement monter haut. Une montagne peut s’élever tant que sa base supporte son propre poids. Si elle est trop haute, il s’exerce une telle pression à sa base que celle-ci “fond” et la montagne n’est plus stable. La hauteur maximale d’une montagne est donc celle pour laquelle le poids de la montagne exerce une pression limite sur sa base.

Un petit calcul [3] montre que cette hauteur maximale varie à l’inverse de la taille de la planète:

Une planète deux fois plus petite doit donc avoir des montagnes deux fois plus hautes (si sa composition, sa densité, tout ça sont pareilles): exactement les proportions qu’on observe entre Mars et la Terre!Plus c’est gros, plus c’est rond…

Maintenant que le mystère des montagnes est élucidé, on est en mesure de comprendre la forme des planètes. La gravité attire toute la matière vers le centre de la planète, elle a donc tendance à créer des formes rondes, qui sont les plus compacts qui soient (celles qui minimise la distance entre les points les plus lointains). Mais cette quête de rotondité est sans arrêt perturbé par les chocs avec d’autres corps célestes, l’activité volcanique, l’érosion etc. La planète n’a une forme de sphère que si elle réduit en poussière toute irrégularité trop grande par rapport à sa propre taille.

Supposons qu’on considère comme sphérique une boule dont les irrégularités de surface ne dépassent pas 50% de son rayon par exemple. On peut réutiliser le petit modèle qu’on a fait plus haut en imposant que hmax = 0,2 x R (la montagne la plus élevée fait 50% du rayon de la planète).
Cela impose que R² soit plus grand que  3Pmax/(0,5 x 4 G²)

En prenant pour Pmaxla pression limite des silicates (10 000 bar soit 109 Pa) et pour ρ une densité moyenne de 3 (soit 3000 kg/m3), on trouve qu’une planète est ronde si son rayon est supérieur à quelques centaines de kilomètres: pile le bon ordre de grandeur alors que le modèle est vraiment très primitif!

Force électrique contre gravitation
Reste à comprendre ce qui se passe en dessous de cette taille critique. Qu’est-ce qui donne sa cohésion à la matière et lui donne des formes stables dans le temps? Ecartons déjà les interactions nucléaires fortes ou faibles, qui n’ont d’effet qu’à l’échelle de l’atome (10-9m). Il n’y a que deux candidats sérieux à notre échelle (entre disons 1 cm et 1km): la force de gravité dont on vient de parler, et l’attraction électrique qui « accroche » les molécules les unes aux autres. Ces deux forces décroissent de la même façon avec le carré de la distance. Mais leur différence d’intensité est colossale. On peut pour s’en faire une idée comparer leur effet respectif sur une particule élémentaire comme le proton, servant d’étalon pour l’unité de masse et pour l’unité de charge:


L’attraction gravitationnelle entre deux protons distants de un mètre l’un de l’autre vaut
Fgrav ~ Gm² = 10-10 (10-27)2=10-64N, pas grand chose donc.

A côté de ça, leur répulsion électrique  vaut Felec=q2/4πε ~ 1010(10-19)2= 10-28 N, pas grand chose non plus mais infiniment plus que la force de gravité! Le rapport entre ces deux forces est de 1036, c’est-à-dire à peu près le même qu’entre entre la taille d’un atome (10-10m) et celle de l’univers observable (10 milliards d’années lumière soit 1026m)!

« Unitairement », la gravitation ne pèse donc RIEN (si j’ose m’exprimer ainsi) par rapport aux forces électriques. Mais alors pourquoi la gravitation deviendrait-elle prépondérante sur la force électrique à l’échelle d’une grosse planète? La réponse vient du fait que les forces électriques sont certes très puissantes, mais elles peuvent être soit attractives ou soit répulsives suivant le signe des charges. Dans un morceau de matière électriquement neutre, la force électrique exercée par les milliards d’électrons qui s’y trouvent est certes monstrueuse, mais elle est très exactement compensée par une force inverse, créée par les milliards de protons qui s’y trouvent aussi. Comme deux frères jumeaux très costauds qui tireraient une corde chacun dans un sens opposé. « L’équilibre est si parfait, expliquait Feynman dans une de ses conférences, que lorsque vous vous tenez près de quelqu’un d’autre, vous ne sentez aucune force. S’il y avait un très léger déséquilibre vous le sauriez. Si vous vous teniez à un bras de distance de quelqu’un et que chacun de vous ait un pour cent d’électrons de plus que de prodtons, la force de répulsion serait incroyable (…) La répulsion serait suffisante pour soulever une masse égale à celle de la Terre entière.” 

C’est un peu la même histoire que pour la pression atmosphérique, dont on a du mal à croire qu’elle représente une force de 1kg sur chaque cm2 de notre corps.

Echelle arithmétique contre échelle géométrique
Du fait de ces effets de masquage, la force électrique se réduit donc à une portée très locale: elle ne se fait sentir qu’au niveau moléculaire pour accrocher les atomes les uns aux autres. C’est donc elle qui donne sa cohérence aux objets qui nous entourent, à la matière ordinaire. Mais en l’absence d’effet cumulatif, la « force de cohésion » d’origine électrique est indépendante de la taille des objets. La force qu’il faut déployer pour arracher un clou à son support est indépendante des dimensions du mur et il n’est pas plus dur de puiser de l’eau dans un grand lac que dans un petit.

Il en va tout autrement de la force de gravitation car l’attraction gravitationnelle étant toujours attractive, ses effets se cumulent de façon exponentielle. Certes la force exercée par un proton sur un autre est ridicule, mais si regardons ce qui se passe quand on considère non pas deux mais n protons [4]:
L’énergie de liaison entre deux protons vaut Eij=Gm/rij, rij étant la distance entre les deux.
Il y a n² couples de protons , n(n-1) pour être précis, donc l’énergie globale vaut ∑Eij=n²Gm/r², r étant la distance moyenne entre deux protons. Cette distance moyenne est proportionnelle à r~n1/3 car le volume occupé par les protons est proportionnel à leur nombre.

L’énergie de liaison totale vaut donc ~ n²/n1/3~n5/3, soit un peu moins vite que le carré du nombre de protons dans le système. On n’est pas très habitué aux systèmes non linéaire comme celui-ci, où l’effet n’est pas proportionnel à la cause. Pour vous en donner une idée, prenez une grande feuille de papier et pliez-la en deux, puis encore en deux etc. Sans faire de calcul, à quelle hauteur de papier imaginez-vous que l’on atteindrait au bout de trente pliages? Perso j’aurais dit quelques mètres… et j’étais complètement à côté de la plaque. Au bout de trente pliages, en prenant une feuille de 0,1 mm d’épaisseur, la couche de papier atteint plus de 100km de haut! L’énergie gravitationnelle augmente d’une façon très similaire: insignifiante au départ, elle s’accroît très vite jusqu’à éclipser toutes les autres forces à l’échelle astronomique…

Toutes? Non, bien sûr. Certains grands objets célestes refusent de se soumettre au dictat de la gravitation, même à très grande échelle: une galaxie, par exemple ou le disque de Saturne. Ou bien encore les nébuleuses gigantesques qu’on confond parfois avec des galaxies.
Si le zoo cosmologique conserve autant de diversité dans ses formes c’est qu’à chaque fois d’autres sources d’énergie encore plus colossales que la gravitation parviennent à contrecarrer les effets arrondissant de la gravitation. La force centrifuge, crée par la rotation très rapide des corps en orbite, est suffisamment puissante pour aplatir les galaxies et les disques d’accrétion. Quand aux nébuleuses, c’est une température folle qui agite les molécules de gaz et les empêche de se laisser capturer par l’attraction gravitationnelle. La concurrence est rude dans l’espace!

NB. J’ai utilisé dans ce billet indifféremment le mot de gravité et de gravitation. Grave erreur, mea maxima culpa, mais vous corrigerez de vous-même…

Sources:
[1] Cette image m’a été inspirée par une phrase de Trinh Xuan Thuan (“Le chaos et l’harmonie” (très bon livre!) que j’ai mis du temps à comprendre:
“A l’échelle des choses de la vie, la force électromagnétique a toujours le dernier mot. Et heureusement pour nous, car un monde où la gravité dominerait serait bien morne et triste: la sphère serait la seule force permise, et les délicats contours d’un pétale de rose, les formes parfaites d’une statue de Rodin, la dentelle de fer de la tour Eiffel nous seraient inconnus”.
[2]  Lineweaver & Norman “The Potato Radius:  a Lower Minimum Size for Dwarf Planets” (2010)
[3] Le calcul est détaillé dans le site sciences.ch et sur le livre “Astronomie et astrophysique: cinq grandes idées pour explorer et comprendre “ de Séguin et Villeneuve
[4] Voir le cours de Roland Lehouq “La masse en astrophysique” (2002) ou la conférence de Lévy-Leblond “Pourquoi les planètes sont rondes” (2002) (…avec l’image du Petit Prince à la fin ;-))

vendredi 3 février 2012

La transe des canards

 [Billet écrit pour le concours de la 500eme de SSAFT et qui me vaudra l’insigne honneur de posséder un magnifique mug aux couleurs du blog de Pierre Kerner. Qu’il en soit éternellement remercié !]

“Le homard est meilleur s’il est ébouillanté vivant » lisais-je récemment sur un site de cuisine. Ben voyons! J’aimerais bien les y voir, moi, quand on a les mains qui tremblent, un bestiau qui se débat et une casserole trop petite. Heureusement qu’on trouve aussi sur Internet des astuces pour âmes sensibles: le mettre dans le congélateur pour l’engourdir ou lui faire faire un peu de balançoire en le tenant par la queue, tête en bas. L’efficacité est quand même douteuse à en croire les vidéos qui traînent:

Non, le mieux c’est encore d’hypnotiser votre malheureux homard en le regardant au fond des yeux et en lui parlant doucement. Ou plutôt, en lui faisant faire le poirier et en lui caressant gentiment le dos. Résultat garanti:


Cette étrange manipulation m’a rappelé une expérience personnelle en Amazonie il y a quelques années. Le guide avait attrapé un petit jacari, un de ces alligators qui pullulent là bas,  et m’avait montré comment l’endormir très facilement. Il l’avait retourné sur le dos et s’était mis à lui caresser le ventre. L’animal, par ailleurs pas totalement sympathique lorsqu’il est sur ses quatre pattes, était entré instantanément dans un état de léthargie complète et s’était laissé manipuler sans réagir. C’est manifestement un truc bien connu:


En réalité, cette manipulation semble faire son effet sur la plupart des animaux à sang froid: poissons, lézards, batraciens. Retournez une grenouille (comment ça vous n’avez pas ça sous la main?) et chatouillez-lui le ventre. Froggie s’endort immédiatement:



Pour les requins, variante: c’est sur le nez qu’ils kiffent les caresses:


Théoriquement, cela marche moins bien sur les mammifères. Quoique. Un lapin plonge rapidement en narcolepsie quand il se retrouve les quatre pattes en l’air. Il est pas mignon comme ça?

(source)

Pour les amateurs pervers, le mode d’emploi en vidéo est par ici.
Bon, mais pourquoi alors? En réalité, on ne sait pas trop ce qui déclenche cet état de catalepsie. Est-ce dû à une mauvaise (ou trop grande?) irrigation du cerveau dans cette position? Ou bien est-ce la vision d’un monde sens dessus-dessous qui plonge nos amies les bêtes dans un état de fascination hébétée? L’explication doit être ailleurs car d’autres positions moins renversantes semblent tout aussi efficaces. Pour mesmériser un mouton par exemple, tous les éleveurs savent qu’il suffit de l’asseoir sur son arrière-train. Il ne s’endort pas mais devient tout mou et se laisse tondre sans la moindre réaction…

Ces pratiques ne datent pas d’hier. En 1646 le savant Athanasius Kircher avait observé que les poules tombaient en catalepsie lorsqu’on les plaquait au sol et qu’on traçait devant leur bec un trait rectiligne sur le sol.

En fait, il semble que tracer des traits au sol ne soit pas vraiment nécessaire, seule compte l’immobilisation de l’animal pendant une bonne minute. Par contre le regard de l’expérimentateur est très important: la poule s’immobilise d’autant plus facilement qu’elle se sent observée, surtout si elle est stressée ou effrayée. On observe la même chose chez les jeunes rats (mais pas chez les adultes). C’est ce qui conduit les biologistes à penser que cette atonie complète pourrait être un réflexe de défense ultime, permettant à une proie de ne pas se faire repérer ou du moins de ne pas exciter son prédateur. Les jeunes animaux sont coutumiers de cette stratégie: le faon du chevreuil se couche lorsque sa mère réagit à la présence d’un danger et quand un groupe de vanneaux détecte un prédateur, les adultes s’envolent tandis que les oisillons qui ne savent pas encore voler se couchent par terre en entendant leurs cris d’alerte. Les jambes coupées par la panique en somme…

Mais le champion toutes catégories en la matière c’est quand même l’opossum. Contrairement à nos souris européennes, ce petit marsupiaux a bien compris qu’il est bien moins appétissant quand il feint d’être mort que quand il gigote:

Après une telle démonstration, pas besoin de parler anglais pour comprendre ce que « play possum » veut dire…Est-ce parce que les félins n’ont pas à craindre de prédateurs, qu’ils sont moins enclins à jouer les morts? Peut-être, mais ils ont d’autres points faibles, capables de les plonger eux aussi dans un état de stupeur. Un chaton devient par exemple incroyablement docile quand il est saisi par le cou:


Même adultes, les chats sont comme anesthésiés quand on les pince derrière la nuque. A tel point qu’en leur posant des clips le long de la colonne vertébrale, les vétérinaires peuvent les manipuler sans souci, les renverser sur le dos, leur couper les griffes et même réaliser des petites interventions chirurgicales sans qu’ils souffrent.


Cette docilité est-elle seulement un réflexe conditionné chez les chats depuis leur plus jeune âge? Pas vraiment, car la même technique de « clipnose » (hypnose à base de clips) marche aussi pour les vaches, alors qu’elles n’ont pas à ma connaissance l’habitude de trimballer leur progéniture par la peau du cou. Cette technique mise au point par le Dr Toutain de l’École Vétérinaire de Toulouse s’apparente à de l’acupuncture version maousse costaud. Il suffit de clipser plusieurs pinces sur la peau du dos de l’animal, le long de ses cervicales, pour qu’il s’effondre sur lui-même et s’immobilise. La vidéo sur ce site est particulièrement impressionnante (et je ne vous parle même pas de la coiffure de PPDA en 1978).

Voilà comment on pourrait faire évoluer les corridas en un spectacle moins cruel: il suffirait de troquer les banderilles pour quelques bonnes paires de pinces à clipser sur la peau du cou du taureau. Spectacle garanti et sans une goutte de sang!

(source)

A quel avantage évolutif cette sensibilité correspond-elle? Je doute qu’on en sache quoique ce soit, ni même si la question a un sens. Perso, je penche plutôt pour une simple contingence,  que les animaux exploitent du mieux qu’ils peuvent. En tout cas – cause ou conséquence?- les mâles de très nombreuses espèces l’utilisent couramment pour immobiliser leur partenaire pendant leurs ébats. Et quand il s’agit de fauves, c’est sans doute plus prudent.
Allez, un petit dernier pour la route: Le-Cochon-Qui-Se-Laisse-Hypnotiser-Par-Grattage:


A tenter avant votre prochain filet mignon?

La touche de Pierre (ou l’inverse): si le bon parent que vous êtes s’intéresse plus à la mesmérisation des bébés qu’à celle des cochons, vous pouvez troquez votre pendule contre au choix:
– un coton-tige (allez-y mollo quand même):


– un bon vieux Bob Marley (les jeunes papas peuvent essayer aussi Notorious B.I.G)

– ou un chat! (choisissez-en un sympa de préférence)


Bonne nuit les petits!


Pour aller plus loin:
Albert Demaret, De l’hypnose animale à l’hypnose humaine