
Pourquoi cette drôle de même molécule jouerait-elle à la fois sur le contrôle des mouvements et sur la propension à trouver du sens aux choses? Pour le comprendre, des chercheurs ont mesuré sur des singes la façon dont les neurones libèrent la dopamine. Le protocole était le suivant: on proposait à l'animal deux images sur un écran, dont l'une (toujours la même) était associée à une récompense. Après avoir effectué une série de gestes routiniers, le singe devait choisir l'une des deux images et il recevait du jus de fruit si c'était la bonne. On constata que les neurones dopaminergiques (c'est comme ça qu'on les appelle) déchargent comme des fous lorsque le singe reçoit une récompense inattendue, par exemple quand il ne connaît pas encore les images qu'on lui présente. A mesure qu'il s'habitue à reconnaître la bonne image, les décharges de dopamine se font moins fortes au moment de la récompense... mais apparaissent dès la présentation de l'image connue. La dopamine répond non seulement aux récompenses inattendues mais aussi à l'anticipation d'une récompense. Ce serait donc en quelque sorte la molécule du désir, qui permet au cerveau d'anticiper une récompense future à partir de quelques indices.
Un système d'apprentissage hors pair
Si cette interprétation est exacte, tous les éléments du puzzle sont en place. D'une part il n'est pas illogique d'imaginer que le même mécanisme nous permettant de faire le lien entre des événements et une récompense soit aussi celui qui nous serve à trouver des relations de causes à effets en général. D'autant plus que les modalités de réponse de la dopamine correspondent précisément aux algorithmes utilisés en intelligence artificielle dans les systèmes de réseaux neuronaux: un protocole d'apprentissage idéal en somme.
Au passage c'est ce qui expliquerait la délicieuse sensation qui nous envahit quand on trouve la solution d'un problème: rien de plus jouissif qu'une décharge de dopamine! Pas étonnant qu'on devienne accroc au Sudoku ou aux mots croisés, le plaisir à résoudre un problème ardu est du même ordre que bien d'autres plaisirs charnels. On comprend que même les dauphins raffolent des problèmes à résoudre! Juste assez de dopamine stimule notre créativité et notre imagination. Trop de dopamine nous rend superstitieux ou paranoïaque, pas assez nous déprime.
Motricité et motivation
Passons au lien étrange qui semble exister entre dopamine et contrôle des mouvements. Pourquoi bouge-t-on? Soit pour fuir, soit -plus fréquemment heureusement- parce qu'on cherche à atteindre grâce à ce mouvement un état de bien-être (manger, se reproduire, socialiser, se gratter etc). L'essentiel de nos gestes sont orientés vers un soulagement ou une récompense. Notre motricité dépend de notre capacité à anticiper ces récompenses, donc du bon fonctionnement de notre système dopaminergique. Mais ce n'est pas tout. En habituant que des rats à une certaine routine leur permettant de recevoir de la nourriture, on a observé qu'ils se montraient beaucoup moins motivés pour effectuer cette routine lorsqu'on inhibait chimiquement dans leur cerveau les récepteurs de dopamine. Par contre, ils manifestaient toujours le même plaisir (en termes d'émission de dopamine) à recevoir de la nourriture quand on leur donnait directement. La dopamine semble jouer à la fois sur le contrôle des gestes et sur la motivation qui les déclenche.
Effets secondaires
Deux chercheurs de Cambridge viennent de mettre en lumière ce qui se passe dans la tête des accrocs des jeux et notamment le rôle des coups "presque" gagnants dans l'addiction au bandit manchot. Lorsqu'une personne normale réussit à aligner deux cloches sur trois sur une machine à sou, on s'est aperçu que son cerveau émet une légère décharge de dopamine, plus faible que si elle avait gagné, mais suffisante pour lui procurer une petite pointe de plaisir et l'inciter à tenter sa chance à nouveau puisqu'il semble sur la bonne voie. Ce n'est pas un hasard si les machines à sous multiplient les combinaisons perdantes qui ressemblent aux gagnantes: en induisant en erreur le système cognitif des joueurs, elles leur font surestimer instinctivement leurs chances de gagner au prochain coup... jusqu'à ce qu'ils soient dégoûtés par une longue succession d'échecs. Or pour les accrocs du jeu, on s'est rendu compte que leur système dopaminique réagissait avec quasiment autant d'intensité quand ils faisaient ces coups "presque" gagnants que quand ils gagnaient effectivement. Du coup, au lieu d'être dépités par de trop nombreuses pertes, ces joueurs pathologiques sont regonflés à bloc à chaque fois qu'ils tombent sur un de ces coups "presque" gagnants. Persuadés que le prochain coup sera le bon, ils ne peuvent s'empêcher de rejouer, encore et encore. On peut imaginer que le dérèglement des niveaux de dopamine d'un patient comme A Klinestiver ait créé chez elle exactement le même type de surréaction à chaque fois qu'elle tombait presque sur une combinaison gagnante.
Sport et superstition
Dopamine et sports font naturellement bon ménage. D'une part l'exercice physique prolongé stimule la sécrétion de cette sacrée molécule, ce qui explique qu'on se sente si bien après une séance de sport (... enfin, quand on pratique régulièrement sinon, l'effet courbature l'emporte largement, je parle d'expérience!). Les hamsters qui courent sans arrêt dans leur roue qui tourne sont littéralement accrocs à la dopamine! D'autre part, ce n'est pas pour rien qu'on se dope aux amphétamines: la dopamine augmente à la fois l'endurance et la motivation. Les grands sportifs sont donc souvent de grands sécréteurs de dopamine devant l'éternel et je me demande si cette particularité n'explique pas en partie qu'on trouve autant de superstition dans le sport. Oh, bien sûr, on peut se contenter d'une explication psychologique: porter son maillot fétiche ou un pendentif porte-chance, lacer sa chaussure droite avant la gauche ou utiliser toujours le même casier au vestiaire peut donner au sportif l'impression qu'il contrôle la situation plutôt que de subir les lois du sort. Mais je me demande quand même si un petit excès de dopamine n'entretient pas aussi certaines tocades. Comme chez ces hockeyeurs canadiens qui m'ont bien fait rire...
Sources:
Hollerman & Shultz, Dopamine neurons report an error in the temporal prediction of reward during learning (1998, Nature, pdf)
L'histoire de Ann Klevinster est relatée (entre autres) dans un article du Boston Globe de 2007
L'article de Neurophilosophy sur le rôle des coups "presque" gagnants dans l'addiction aux jeux de hasard