vendredi 3 février 2012

La transe des canards

 [Billet écrit pour le concours de la 500eme de SSAFT et qui me vaudra l’insigne honneur de posséder un magnifique mug aux couleurs du blog de Pierre Kerner. Qu’il en soit éternellement remercié !]

“Le homard est meilleur s’il est ébouillanté vivant » lisais-je récemment sur un site de cuisine. Ben voyons! J’aimerais bien les y voir, moi, quand on a les mains qui tremblent, un bestiau qui se débat et une casserole trop petite. Heureusement qu’on trouve aussi sur Internet des astuces pour âmes sensibles: le mettre dans le congélateur pour l’engourdir ou lui faire faire un peu de balançoire en le tenant par la queue, tête en bas. L’efficacité est quand même douteuse à en croire les vidéos qui traînent:

Non, le mieux c’est encore d’hypnotiser votre malheureux homard en le regardant au fond des yeux et en lui parlant doucement. Ou plutôt, en lui faisant faire le poirier et en lui caressant gentiment le dos. Résultat garanti:


Cette étrange manipulation m’a rappelé une expérience personnelle en Amazonie il y a quelques années. Le guide avait attrapé un petit jacari, un de ces alligators qui pullulent là bas,  et m’avait montré comment l’endormir très facilement. Il l’avait retourné sur le dos et s’était mis à lui caresser le ventre. L’animal, par ailleurs pas totalement sympathique lorsqu’il est sur ses quatre pattes, était entré instantanément dans un état de léthargie complète et s’était laissé manipuler sans réagir. C’est manifestement un truc bien connu:


En réalité, cette manipulation semble faire son effet sur la plupart des animaux à sang froid: poissons, lézards, batraciens. Retournez une grenouille (comment ça vous n’avez pas ça sous la main?) et chatouillez-lui le ventre. Froggie s’endort immédiatement:



Pour les requins, variante: c’est sur le nez qu’ils kiffent les caresses:


Théoriquement, cela marche moins bien sur les mammifères. Quoique. Un lapin plonge rapidement en narcolepsie quand il se retrouve les quatre pattes en l’air. Il est pas mignon comme ça?

(source)

Pour les amateurs pervers, le mode d’emploi en vidéo est par ici.
Bon, mais pourquoi alors? En réalité, on ne sait pas trop ce qui déclenche cet état de catalepsie. Est-ce dû à une mauvaise (ou trop grande?) irrigation du cerveau dans cette position? Ou bien est-ce la vision d’un monde sens dessus-dessous qui plonge nos amies les bêtes dans un état de fascination hébétée? L’explication doit être ailleurs car d’autres positions moins renversantes semblent tout aussi efficaces. Pour mesmériser un mouton par exemple, tous les éleveurs savent qu’il suffit de l’asseoir sur son arrière-train. Il ne s’endort pas mais devient tout mou et se laisse tondre sans la moindre réaction…

Ces pratiques ne datent pas d’hier. En 1646 le savant Athanasius Kircher avait observé que les poules tombaient en catalepsie lorsqu’on les plaquait au sol et qu’on traçait devant leur bec un trait rectiligne sur le sol.

En fait, il semble que tracer des traits au sol ne soit pas vraiment nécessaire, seule compte l’immobilisation de l’animal pendant une bonne minute. Par contre le regard de l’expérimentateur est très important: la poule s’immobilise d’autant plus facilement qu’elle se sent observée, surtout si elle est stressée ou effrayée. On observe la même chose chez les jeunes rats (mais pas chez les adultes). C’est ce qui conduit les biologistes à penser que cette atonie complète pourrait être un réflexe de défense ultime, permettant à une proie de ne pas se faire repérer ou du moins de ne pas exciter son prédateur. Les jeunes animaux sont coutumiers de cette stratégie: le faon du chevreuil se couche lorsque sa mère réagit à la présence d’un danger et quand un groupe de vanneaux détecte un prédateur, les adultes s’envolent tandis que les oisillons qui ne savent pas encore voler se couchent par terre en entendant leurs cris d’alerte. Les jambes coupées par la panique en somme…

Mais le champion toutes catégories en la matière c’est quand même l’opossum. Contrairement à nos souris européennes, ce petit marsupiaux a bien compris qu’il est bien moins appétissant quand il feint d’être mort que quand il gigote:

Après une telle démonstration, pas besoin de parler anglais pour comprendre ce que « play possum » veut dire…Est-ce parce que les félins n’ont pas à craindre de prédateurs, qu’ils sont moins enclins à jouer les morts? Peut-être, mais ils ont d’autres points faibles, capables de les plonger eux aussi dans un état de stupeur. Un chaton devient par exemple incroyablement docile quand il est saisi par le cou:


Même adultes, les chats sont comme anesthésiés quand on les pince derrière la nuque. A tel point qu’en leur posant des clips le long de la colonne vertébrale, les vétérinaires peuvent les manipuler sans souci, les renverser sur le dos, leur couper les griffes et même réaliser des petites interventions chirurgicales sans qu’ils souffrent.


Cette docilité est-elle seulement un réflexe conditionné chez les chats depuis leur plus jeune âge? Pas vraiment, car la même technique de « clipnose » (hypnose à base de clips) marche aussi pour les vaches, alors qu’elles n’ont pas à ma connaissance l’habitude de trimballer leur progéniture par la peau du cou. Cette technique mise au point par le Dr Toutain de l’École Vétérinaire de Toulouse s’apparente à de l’acupuncture version maousse costaud. Il suffit de clipser plusieurs pinces sur la peau du dos de l’animal, le long de ses cervicales, pour qu’il s’effondre sur lui-même et s’immobilise. La vidéo sur ce site est particulièrement impressionnante (et je ne vous parle même pas de la coiffure de PPDA en 1978).

Voilà comment on pourrait faire évoluer les corridas en un spectacle moins cruel: il suffirait de troquer les banderilles pour quelques bonnes paires de pinces à clipser sur la peau du cou du taureau. Spectacle garanti et sans une goutte de sang!

(source)

A quel avantage évolutif cette sensibilité correspond-elle? Je doute qu’on en sache quoique ce soit, ni même si la question a un sens. Perso, je penche plutôt pour une simple contingence,  que les animaux exploitent du mieux qu’ils peuvent. En tout cas – cause ou conséquence?- les mâles de très nombreuses espèces l’utilisent couramment pour immobiliser leur partenaire pendant leurs ébats. Et quand il s’agit de fauves, c’est sans doute plus prudent.
Allez, un petit dernier pour la route: Le-Cochon-Qui-Se-Laisse-Hypnotiser-Par-Grattage:


A tenter avant votre prochain filet mignon?

La touche de Pierre (ou l’inverse): si le bon parent que vous êtes s’intéresse plus à la mesmérisation des bébés qu’à celle des cochons, vous pouvez troquez votre pendule contre au choix:
– un coton-tige (allez-y mollo quand même):


– un bon vieux Bob Marley (les jeunes papas peuvent essayer aussi Notorious B.I.G)

– ou un chat! (choisissez-en un sympa de préférence)


Bonne nuit les petits!


Pour aller plus loin:
Albert Demaret, De l’hypnose animale à l’hypnose humaine