lundi 31 août 2009

Céladon la clef de la craquelure

Distraction matinale? Jusqu'à ce matin je n'avais encore jamais prêté attention à la géométrie du fond de ma tasse de café (imitation céladon), dont les fines craquelures dessinent des figures tout à fait remarquables:




Regardez: les minces fêlures se coupent toujours plus ou moins perpendiculairement. Ciel! Des angles droits dans ma tasse! C'est pas dangereux au moins?

Le code de la route des fractures
"Pure question de contraintes!" vous expliquerait un physicien: la céramique en refroidissant est comme une peau de tambour tendue que l'on incise. Une première fracture se propage en suivant la ligne de plus grande tension, comme un petit ruisseau qui descend un relief en suivant la ligne de plus grande pente. La déchirure sur ses bords "soulage" entièrement la tension qui s'exerce perpendiculairement. A proximité d'une fracture, il ne subsiste donc qu'une tension parallèle à la direction de la fracture (c'est plus simple à comprendre sur le schéma).



S'il se forme ensuite une deuxième fracture dans les environs(schéma de droite), elle se propagera elle-aussi perpendiculairement à la tension qu'elle subit. Comme la tension est parallèle à la première fracture à proximité de celle-ci, la nouvelle fracture coupera son aînée à angle droit.
C'est ce qui se passe pour un sol qui craquèle sous l'effet (d'étirement) de la sécheresse (photo de Eman):



Dans ce genre de réseau où les mailles se forment successivement et ne se déforment plus une fois ensuite (on appelle ça un réseau hiérarchique sans réorganisation si vous voulez frimer dans les dîners), les cellules ont en général quatre côtés et six voisines en moyenne. Quatre? Six? Encore des nombres magiques sortis du chapeau divin? Nenni, il n'y a rien que de très logique derrière ces mystérieuses lois.

Petit précis de quadricapillosectomie

Commençons par l'explication des "quatre côtés" (les mathophobes peuvent sauter ce paragraphe). Supposons que l'on parte d'une cellule à K bords. Une fracture va en général couper deux de ses bords à angle droit (le cas où la fracture tombe pile sur un des sommets est exceptionnel). Si l'on compte la somme des bords des deux cellules-filles formées, il y en aura K+4. Un petit schéma vaut mieux qu'un long discours:

On recommence comme ça avec chaque cellule-fille. Chaque fois qu'une fracture divise une cellule, la somme du nombre de bords de chaque cellule est augmenté de quatre. Après avoir coupé nos cheveux en quatre cellules en deux un nombre n de fois, cette somme vaut K+4n. Chaque cellule a donc (4+K/n) bords en moyenne. Quand n est très grand, K/n devient très petit et le nombre de bords moyen des cellules tend fatalement vers 4. Vérification immédiate au fond de ma tasse:

Ça marche! Notez au passage que si les cellules se réorganisaient au fur et à mesure, comme des bulles de savon qui se divisent et glissent les unes sur les autres, les choses seraient très différentes. A la jonction de deux bulles, les tensions de surface s'équilibrent et les parois forment des angles de 120° (dans l'espace c'est pas forcément facile à voir, source de la photo: ici), ce qui en deux dimensions donne des bulles à six faces en moyenne et non plus quatre.

Pourquoi le raisonnement qu'on a fait sur la division des mailles d'un réseau de fractures n'est-il pas valable ici? Il suffit de regarder évoluer la mousse de sa bière pour comprendre: contrairement à notre réseau rigide de fractures, chaque fois qu'une bulle de gaz éclate ou au contraire est divisée en deux, toutes les cellules voisines se reconfigurent pour conserver des angles à 120°.

Il y a pourtant une situation où bulles et fractures se mettent d'accord, c'est au contact d'une surface physique: là, notre bulle se raccorde bien à angle droit pour équilibrer la tension capillaire des deux côtés de sa paroi (source de la photo: hispeed.ch).


Six voisins, règle universelle
Les bulles et les réseaux de craquelures sont également en phase sur leur nombre moyen de voisins: six. On s'en convaincra facilement avec prenant un exemple:

Sauf si vous prenez un réseau dont chaque sommet joint 4 arêtes (le quadrillage d'une feuille par exemple), cette règle des six voisins sera toujours vraie, quelque soit la géométrie de votre maillage. C'est beau, les maths...

Londres au XVIIe c'est pas ma tasse de thé café
Bizarrement, on retrouve la géométrie de mon fond de tasse sur les vieilles cartes des villes. Avec moins d'angles droits (quoique), mais toujours des pâtés de maison ayant en moyenne 4 côtés et 6 voisins.


Que fait le plan de Londres dans ma tasse de café? Du calme: quand l'urbanisme se contente de créer une nouvelle rue transversale chaque fois qu'on souhaite relier deux voies existantes, on est dans la même situation qu'une nouvelle fracture qui relie deux fractures antérieures sans les modifier. Revoilà notre fameux réseau hiérarchique sans réorganisation. Les angles droits que l'on observe sont probablement explicables par le fait que le plus court chemin à une rue est une perpendiculaire à celle-ci [source de la photo ici]


Ne cherchez pas ce genre de topologie dans les villes modernes. Avec un quadrillage aussi régulier que celui de Brasilia ci-dessous, chaque carrefour donne sur quatre rues en moyenne et on est donc dans le cas exceptionnel de 4 voisins par cellule, mentionné plus haut
.


Etranges nervures végétales
N'allez surtout pas croire que la géométrie soit le propre du monde minéral! Les nervures des feuilles des plantes présentent elles aussi de troublantes analogies avec le revêtement craquelé de ma tasse. Cette fois-ci tout y est: angles droits et figures à quatre côtés et six voisins en moyenne.

On explique d'habitude la formation des nervures par l'action d'hormones végétales comme l'auxine. En effet, quand on supprime en laboratoire l'effet de l'auxine durant la croissance d'une feuille, il ne se crée aucune nervure. Pourtant la géométrie très particulière du réseau des veinures reste une énigme: les colonies de bactéries, ou la croissance des cristaux qui se développent aussi par diffusion d'un principe actif -substance ou autre- se présentent toujours sous forme d'arborescences ouvertes, avec très peu de reconnexions des branches du réseau entre elles. On a du mal à comprendre comment la diffusion d'auxine provoque la reconnexion des nervures à angle droit, reconnexions évidemment vitales pour n'importe quel réseau vivant.

Le physicien Yves Couder et son équipe de l'ENS se sont intéressés à la question et émettent l'hypothèse que la croissance de la feuille suffirait à créer la même tension qui provoque des craquelures dans une surface qui sèche. Sans que les nervures soient nécessairement des fractures à proprement parler, leur mode de formation pourrait être très voisin et obéir aux mêmes contraintes mécaniques: sous l'effet de la tension, une première série de nervures précurseurs se dessine de manière à soulager partiellement la contrainte. Puis d'autres nervures secondaires apparaissent. Soit elles sont trop courtes et s'arrêtent sans se reconnecter, soit elles sont plus longues et elles croisent alors les nervures existantes perpendiculairement, pour les mêmes raisons mécaniques que dans le cas des fractures.


Pour tester cette hypothèse, Yves Couder s'est amusé à faire sécher une couche très fine de gel sous différentes conditions et à comparer les formes obtenues avec différentes structures de nervures observées dans la nature. Le résultat est éloquent (source ici):








Etonnant, non? En réalité, si vous regardez bien une feuille, vous vous rendrez compte que les angles ne sont pas exactement à 90°. On peut supposer que la formation des nervures est intermédiaire entre celle des fractures et celle des bulles de savon; les mailles du réseau se formeraient bien par générations successives, mais elles se réorganiseraient partiellement au moment des reconnexions entre nervures.

Des nervures partout!
Je ne sais pas ce qu'il y avait dans ma tasse de café, je vois maintenant des nervures partout. Regardez le détail d'une aile de libellule: ce magnifique réseau de nervures à angles droits ne vous rappelle rien?


Il n'y a pas que moi qui vois des nervures partout. D'Arcy Thompson raconte que la réaction d'un illustre ingénieur suisse, le Pr Culmann, lorsqu'il aperçut par hasard en 1866 la coupe longitudinale d'un os de fémur:

"Au premier coup d'œil, l'ingénieur, qui venait de concevoir les plans d'une nouvelle et puissante grue, comprit que l'arrangement des trabécules osseuses [les corps caverneux qui forment le tissu osseux] ne représentait ni plus ni moins que les lignes de contraintes, les directions des lignes de tension et de compression s'exerçant sur la structure soumise à une charge. Bref il comprit que la nature avait renforcé l'os de la manière et dans la direction précisément nécessaires à la résistance requise; et il se serait exclamé: "Mais c'est exactement ma grue!".

Autrement dit lors de la croissance de l'os, les trabécules poussent en s'alignant soit sur les lignes de plus forte tension, soit sur celles de plus forte compression, perpendiculaires aux premières. Le résultat final est ce merveilleux dessin de faisceaux qui s'entrecroisent régulièrement à angles droits.

Vive la biomécanique!

Cette approche purement mécanique des formes naturelles a quelque chose de fascinant. Expliquer la beauté du vivant par la seule puissance des lois de la physique est d'autant plus élégant qu'on a un peu tendance à se contenter de l'argument -trop facile- de la sélection naturelle. Comme le dit le physicien israëlien Jacob Israelachvili pour taquiner ses collègues biologistes: "si vous demandez à un physicien pourquoi les pommes tombent par terre, il vous répondra que c'est à cause de la force de gravité. Si vous demandez à un biologiste, il vous expliquera qu'elles n'avaient a priori aucune raison de le faire, mais que seules qui tombaient comme ça ont survécu".

Il serait quand même paradoxal que l'avancée scientifique extraordinaire que représente la théorie de l'évolution aboutisse finalement à une certaine paresse intellectuelle dès lors qu'il s'agit d'expliquer la morphologie du vivant. D'ailleurs, en parlant de paresse, il faudrait peut-être que j'aille bosser moi...


Sources:

L'article de Yves Couder et al. paru en 2000 sur les réseaux de fractures
Les publications (en anglais) de Steffen Bohn sur l'étude des réseaux de nervures en 2002 et en 2005.
Vous pouvez également écouter la conférence d'Yves Couder à l'ENS sur le sujet en 2007.
The mechanobiology of cancellous bone structural adaptation de C Jacobs (2000) sur l'analyse de l'adaptation mécanique de l'os aux contraintes.
L'excellent livre "Forme et croissance" de D'Arcy Thompson (1961) le génial inventeur de la biomécanique (extrait p.235)

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