mardi 4 août 2009

Conscience en flagrant délire (4)

Epilogue: moi c'est 1984, et vous?

Previously on "Conscience en flagrant délire": derrière d'impeccables apparences, l'homo rationalicus fait l'objet de tous les soupçons des fins limiers de la psychologie sociale lancés à ses trousses. Au fil des trois premiers épisodes, ses prétentions à la rationalité dans ses choix et ses jugements en ont pris un sacré coup dans les dents: hermétisme à l'objection, auto-justification compulsive de ses moindres faits et gestes y compris les plus absurdes, égocentrisme maladif dans ses rapports aux autres, les chefs d'accusation pleuvent sur celui qui se prétendait d'une objectivité sans faille. L'enquête révèle également d'inquiétantes tendances à la malhonnêteté intellectuelle, à l'image de qui se défend d'avoir rendu un chaudron percé en argumentant 1) qu'on ne lui a jamais prêté de chaudron, 2) qu'il était déjà percé quand on le lui a prêté et 3) qu'il l'a rendu en parfait état.

On termine la visite aujourd'hui, par une perquisition dans les archives mentales du suspect, à la recherche des pièces à conviction fatidiques parmi ses souvenirs autobiographiques...

Mémoire, ô jolie mémoire: qui est le meilleur?
Pourquoi chercher dans la mémoire du suspect les preuves ultimes de son incurable partialité? Élémentaire mon cher lecteur. Il ne vous a pas échappé dans le premier billet que le souvenir d'un affront subi est bien plus durable et cuisant que celui d'un affront infligé à d'autre, probablement parce qu'on mémorise mieux un souvenir associé à une émotion forte: la mémoire dévoile ainsi ses petites préférences pour les émotions plutôt que pour des souvenirs purement intellectuels.

Aiguillonnés par ce premier indice, nous avons donc investigué de ce côté-là et l'enquête a porté ses fruits, démasquant ce qu'on imaginait être un livre consignant rigoureusement les faits de notre passé. Par exemple on a réussi à interroger 72 personnes à 34 ans d'intervalle sur leurs relations familiales, la religion, leurs activités extra-scolaires etc. Le résultat est édifiant: les souvenirs des adultes sur leur adolescence n'ont qu'un rapport très lointain avec ce qu'ils rapportaient eux-mêmes à 14 ans! De même, il suffit de raconter un événement selon un certain angle pour en biaiser le souvenir que l'on en conserve. De quoi se poser des questions sur les méthodes de psychothérapie qui reposent entièrement sur le récit autobiographique du patient...

Bien sûr notre mémoire est fiable la plupart du temps, mais nos oublis ou nos souvenirs altérés ne se produisent pas vraiment au hasard: on a ainsi montré que les gens surestiment la fréquence et l'importance de leurs dons à des organismes caritatifs, que les adultes surestiment les notes qu'ils avaient au lycée dès qu'il n'en ont plus un souvenir très clair etc. Nos souvenirs sont une construction malléable qui raconte une histoire personnelle dont nous sommes le héros permanent. On se souvient plus facilement de ses succès que de ses échecs. Et les premiers sont toujours imputables à notre seul mérite, alors que les derniers sont en général la conséquence de circonstances indépendantes de notre volonté. En 1998 on a gagné la coupe du monde de foot, mais en 2006 ils ont perdu lamentablement.

S'il fallait prendre une image pour décrire notre mémoire autobiographique, ce ne serait pas celle du livre qui retrace fidèlement notre passé, mais plutôt celle du sculpteur, qui arrange les facettes inesthétiques de notre passé et les façonne jusqu'à obtenir un récit louangeur, donnant du sens à ce que l'on est, à ce que l'on croit, à ce que l'on a fait. On comprend mieux dès lors comment on peut en arriver à s'inventer de pures fictions autobiographiques: celle de Rigoberta Menchu dans la campagne du Guatemala, celle de Misha Defonseca avec son fameux livre "Survivre avec les loups" ou encore le récit à la fois très émouvant et totalement fictif de Benjamin Wilkomirski, racontant comment enfant il a survécu aux camps de concentration allemands. Ce serait trop simple de ne voir dans ce genre de falsification qu'un mensonge sciemment monté pour vendre son bouquin. Il s'agirait plutôt de cas extrêmes de reconstruction mentale où se mélangent souvenirs, lectures et témoignages entendus, auxquels leurs auteurs finissent par croire dur comme fer car elle donne un sens à ce qu'ils sont et comment ils en sont arrivés là.

Sans tomber dans cet "excès-ptionnel", la mémoire du péquin moyen accommode son passé juste ce qu'il faut pour qu'il soit à la fois crédible, explicatif et louangeur, le souci d'estime de soi étant l'ingrédient-clef de ce curieux mélange.

L'ego totalitaire
Nous voici au terme de notre enquête. Récapitulons, en caricaturant un peu celui dont on nous avait vanté la stricte rationalité:
  1. Il n'admet pas ses erreurs, quitte à rester sourd à la plus élémentaire des logiques si celle-ci ébranle ses croyances profondes;
  2. Il justifie toutes ses actions, toutes ses décisions, quitte à s'inventer des motivations après coup dans la plus totale et sincère mauvaise foi;
  3. Il magnifie en permanence son rôle, s'attribuant tous les succès possibles mais rejetant toute responsabilité des échecs passés;
  4. Le passé contredit cette vision glorifiante? Qu'importe, il lui suffit de le réviser pour lui rendre sa cohérence;
  5. Malgré toutes ces turpitudes, il affirme avec un superbe aplomb être exempt de tous biais dans ses jugements.

Ça ne vous rappelle rien cette (im)posture intellectuelle? Je vous repasse quelques extraits célèbres pour vous rafraîchir la mémoire (c'est moi qui "italise"):

  1. Larrêtducrime est la faculté de s'arrêter net comme par instinct au seuil d'une pensée dangereuse. Il inclut le pouvoir de (...) ne pas percevoir les erreurs de logique, de ne pas comprendre les arguments les plus simples s'ils sont contre l'Angsoc.
  2. La doublepensée est le pouvoir de garder à l'esprit simultanément deux croyances contradictoires et de les accepter toutes deux... Dire des mensonges délibérés tout en y croyant sincèrement, oublier tous les faits devenus gênants, puis lorsque c'est nécessaire les tirer de l'oubli pour seulement le laps de temps utile (...) tout cela est d'une indispensable nécessité.
  3. [il] est infaillible et tout puissant. Tout succès, toute réalisation, toute victoire, (...) sont considérés comme émanant directement de sa direction et de son inspiration.
  4. La plus importante raison qu'[il] a de réajuster le passé est, de loin, la nécessité de sauvegarder son infaillibilité. (...) Le contrôle du passé dépend surtout de la discipline de la mémoire (..) Et s'il faut réajuster ses souvenirs (...) il est alors nécessaire d'oublier que l'on a agi ainsi. La manière de s'y prendre peut être apprise comme tout autre technique mentale.
  5. Vous croyez que la réalité est objective, extérieure, qu'elle existe par elle-même (...) Vous pensez que tout le monde voit la même chose que vous. Mais je vous dis, Winston, que la réalité n'est pas extérieure. La réalité existe dans l'esprit humain et nulle part ailleurs.

Anthony Greenwald a le premier observé cette étrange correspondance entre le fonctionnement de notre ego et celui d'un régime totalitaire comme celui de 1984 d'Orwell, dont sont tirés ces passages. La raison de cette analogie, explique-t-il, tient à ce que les deux systèmes sont avant tout une organisation de connaissances. Comme le plan de rangement des livres dans une bibliothèque, grâce auquel on retrouve logiquement chaque information si besoin, et où chaque nouvelle donnée trouve facilement une place bien à elle. Nous sommes soumis au dictat de notre "soi-autobiographique", garant de notre histoire officielle, celle de nos actes, de nos goûts et de nos choix, au même titre que Winston l'était à celui du Parti. Sans lui nous n'existons pas. Dans ces conditions, sacrifier le vrai, le juste, le bon au nom de la préservation de soi-même n'est-il pas finalement un prix dérisoire à payer pour notre survie psychique?

Dans leur mise en examen pour imposture intellectuelle, Homo rationalis, Homo economicus, Homo sapiens (celui qui "sait") ne sont peut-être pas coupables de leur évidente partialité. Une telle culpabilité supposerait qu'ils en soient les auteurs ou du moins les complices. Or ils n'en sont que le résultat: ne sommes-nous pas finalement les fruits de notre propre mensonge? A vous de juger, en vous remerciant de votre visite...
N'oubliez pas de laisser vos commentaires sur le livre d'or en sortant!

Billets connexes:
Conscience en flagrant délire: épisode 1, épisode 2 et épisode 3, en coffret et sans bonus.
Golden rules du manager successful, où je déclinais sans le savoir ces petits arrangements avec la réalité dans le monde de l'entreprise.

Sources:
The Totalitarian Ego de Greenwald (The American Psychologist, 1980), l'article de référence d'Anthony Greenwald.
Memory, autobiography, history de John Kihlstrom (2002) prof à Berkeley, une excellente synthèse sur les rapports de la mémoire à la réalité et à l'image de soi.
1984 de George Orwell (1957, citations pages 251, 256, 258 et 299 de l'Edition NRF Gallimard)