PART 2 Les mystères du monde continu
Je vous ai montré dans le billet précédent pourquoi en mélangeant de façon très méthodique une image faite de pixels (j’étale dans un sens, je replie et je recommence) on revient tôt ou tard à la l’image initiale. Mais aujourd’hui nous allons voir que cet éternel recommencement est un privilège réservé aux images numériques. Même si on savait répéter une telle transformation avec une précision parfaite sur une image réelle, faite d’un continuum de points, on ne retrouverait jamais l’image de départ. Plus fort encore: jamais le mélange ne produirait deux fois la même image…
Pétrissage décimal
Pour vous le montrer simplement, je vais modifier légèrement la méthode de pétrissage: le boulanger étire son carré de 10 fois sa longueur initiale (au lieu de deux) et il coupe les neuf morceaux qui dépassent afin de retrouver la forme initiale du carré une fois empilés.
C’est un peu plus compliqué à première vue mais vous allez vite comprendre pourquoi ça simplifie les calculs…
Supposons que notre carré ait une longueur 1 de côté et divisons le verticalement en 10 bandes de largeur 0,1 chacune. Le point en rouge de coordonnées (0.375;0.405) est situé dans la troisième bande verticale en partant de la gauche. Au premier étirement, notre point se retrouve dans le troisième bloc en partant de la gauche (son abscisse est multipliée par 10) et rabaissée (son ordonnées est divisée par 10) soit (3.75;0.0405). Après passage du couteau, le troisième bloc est empilée sur les deux premiers: l’abscisse du point est donc diminuée de 3 unités et son ordonnée augmentée de 3 décimales soit (0.75;0.3405).
Bilan:
La transformation d’un point s’obtient donc simplement en enlevant la première décimale de l’abscisse et en la glissant devant la première décimale de l’ordonnée. Une manière plus simple de faire l’opération consiste à écrire l’abscisse et l’ordonnées tête-bêche et de les séparer par un symbole par exemple « : » Dans ce formalisme, le point initial (0.375;0.405) s’écrit 573:405 et son image (0.57:0.345) s’écrit 57:3405!
La transformation consiste donc à simplement déplacer la séparation entre abscisse (écrite à l’envers) et ordonnée. A mesure que l’on itère les transformations, les lointaines décimales de l’abscisse initiale « remontent » près de la virgule et deviennent déterminantes sur l’abscisse avant de passer sur l’ordonnée. A l’inverse les décimales initiales de l’ordonnée sont reléguées en queue de développement décimale et ne comptent rapidement plus du tout.
Quand le destin est fonction de la naissance, pas de la valeur.
Nous voilà parés pour comparer les destins de trois points situés extraordinairement près les uns des autres avant que le boulanger ne commence à travailler son pétrin. Supposons qu’ils aient tous la même ordonnée (mettons y=0,5) et comme abscisses respectivement:
– un nombre décimal 0.14159
– une fraction non décimale: 1/7=0,142 857 142 857…
– un nombre irrationnel: 3-pi=0.14159265… (suite de décimales non périodique)
2) Le point d’abscisse rationnelle (non décimale) commence pareil que son jumeau décimal mais il s’en sort bien mieux. Comme son développement décimal finit par être périodique, au bout d’un certain nombre de transformations l’abscisse du point devient elle-même cyclique. Et comme la première décimale de l’abscisse devient la première décimale de l’ordonnée lors de la transformation suivante, l’ordonnée entre à son tour dans un cycle en miroir. Le point entre dans un cycle fermé dont la longueur est celle de la période de ses décimales:
3) Pour le point d’abscisse irrationnelle, c’est encore plus funky. Son développement décimal n’étant jamais périodique, les décimales que chaque transformation fait « remonter » en première position semblent parfaitement aléatoires. Et comme l’ordonnée se fait contaminer par les décimales de l’abscisse, le point se déplace de façon anarchique au fil des itérations.
Mais après tout, est-ce vraiment grave si ces dingos d’irrationnels sont incontrôlables? Du moment que les nombres rationnels tournent sagement en boucle, leur grand nombre n’assure-t-il pas que l’on retrouvera un système cyclique, comme pour l’image numérique? Hélas, il y a beaucoup beaucoup plus de nombre irrationnels que de nombres rationnels. Parmi tous les réels, ces derniers sont l’exception plutôt que la règle. A la différence d’une image ayant un nombre fini de pixels, notre image « continue » sera donc irrémédiablement diluée par la transformation du boulanger, même si de ci de là quelques rares points suivront effectivement un cycle.
Déterminisme et prédictibilité
La transformation du boulanger illustre ainsi la différence qualitative entre fini et infini, mais elle est intéressante à plus d’un titre. Comme tout système chaotique, elle met aussi en évidence la différence entre déterminisme et prévisibilité. Certes l’équation de la trajectoire d’un point soumis à une série de transformations est parfaitement déterminée. Pourtant on vient de voir que deux points infiniment proches l’un de l’autre suivent des destins totalement différents selon la nature -décimale, rationnelle ou irrationnelle- de leur abscisse. L’imbrication infinie entre ces trois ensembles de nombres rend impossible toute prédiction concernant la trajectoire d’un point matériel donné: attraction vers O, oscillation périodique ou trajectoire chaotique. La transformation du boulanger est un joli exemple mélangeant déterminisme absolu et imprédictibilité totale.
Pour reprendre une thématique développée par Tom Roud, assimiler déterminisme et capacité prédictive ne vaut que tant que l’on est face à des phénomènes linéaires, pour lesquels une petite erreur de mesure initiale n’entraine qu’une petite erreur sur le résultat de la prédiction. Il se trouve que les lois physiques élémentaires soient justement linéaires, qu’il s’agisse de la gravité, de l’électromagnétisme ou des forces nucléaires faibles ou fortes. Et la « déraisonnable efficacité des mathématiques » acquise grâce à cette linéarité providentielle a sans doute largement contribué au succès de la méthode scientifique et son hégémonie dans le monde occidental.
Mais de même que les nombres rationnels sont « rares » parmi les nombres réels, les phénomènes linéaires sont probablement l’exception plutôt que la règle dès que l’on sort des régimes d’équilibre ou que l’on aborde des disciplines comme l’économie, la biologie ou l’écologie. On peut certes toujours modéliser des phénomènes non linéaires. Mais aucun modèle, aussi exact soit-il, n’aura la capacité de prédire leur évolution au-delà d’un temps très court, à l’image des prévisions météorologiques.
On retrouve de façon assez inattendue le deuxième principe de thermodynamique qui interdit l’évolution spontanés du désordre vers l’ordre. Mais dans cet exemple, la flèche du temps ne tient pas à une question de probabilité, au fait que l’état ordonné est infiniment moins probable qu’un quelconque état différent. Ici la flèche du temps naît de l’extraordinaire instabilité de l’évolution de chaque point…
Sources:
B Gréhant, Et si la science était de l’hébreu (le chapitre qui traite ce sujet est disponible en pdf)
I Prigogine et I Stenger, La fin des certitudes: temps, chaos et les lois de la nature.
La transformation de la tasse a été faite avec le logiciel libre de BouMaton (disponible ici si vous voulez vous amuser aussi)
Billets connexes:
Votre boulanger est-il discret, le billet précédent