dimanche 1 janvier 2012

Aussitôt oscille-l'eau

 La fontaine de Fontestorbes (source Wikipedia)

Laissez osciller librement un pendule et il finit par s’arrêter à son point le plus bas. Lâchez une goutte d’encre dans un verre d’eau et elle disparaît très vite en se diffusant. Les lois de la physique semblent être un hymne à la paresse: principe de moindre action, minimisation de l’énergie, dissipation spontanée des structures… au point que dans le langage courant, l’inanimé désigne aussi bien le « non vivant » (anima signifie « l’âme » en latin) que ce qui est immobile. Il existe pourtant de nombreux cas où le monde de l’inerte n’a pas grand chose à envier au vivant en matière de vitalisme. Je vous propose une série de billets consacrées aux propriétés inattendues qui caractérisent ces phénomènes d’auto-organisation. Comme ces propriétés ne coulent pas toutes de source, on commence aujourd’hui avec trois oscillations nées de l’eau qui s’écoule…


Le vase de Tantale
Dans la mythologie grecque, le roi Tantale fut condamné par les Dieux à de terribles supplices (il faut dire qu’il voulait leur servir son propre fils en rôti pour voir s’ils s’en apercevraient…). L’un de ces supplices consistait à l’assoiffer en abaissant le cours d’une rivière chaque fois que Tantale s’y penchait pour se désaltérer. Si vous voulez jouer à Zeus dans votre salle de bains, vous pouvez fabriquer vous aussi un « vase de Tantale », dont le niveau monte et descend quand on tente de le remplir au  robinet. Idéal pour rester sobre en période de réveillon!

Mon vase de Tantale à moi était un ancien flacon de liquide dentaire. Pas très grec dans l’esprit mais bien pratique pour fixer un petit tuyau sur son ouverture…

En Ariège où je vais souvent en vacances, la fontaine de Fonterstorbes s’écoule par intermittences régulières grâce à ce principe et fonctionne comme une véritable horloge à eau naturelle:

(Source: lieux-insolites.fr)

Mais il faut reconnaître que le phénomène est rare. Très rare même… Je vous ai parlé de mes succès pour en fabriquer un, mais je ne vous ai rien dit de mes difficultés pour y arriver! La plupart du temps, le siphon du flacon ne s’amorce (ou ne se désamorce) que partiellement. Lorsque le niveau d’eau atteint un des deux seuils critiques, des bulles d’air se glissent souvent dans le tuyau et en réduisent le débit. Il s’établit alors un équilibre entre le débit de remplissage et le débit (réduit) de vidange ce qui stabilise le niveau d’eau dans le flacon, soit à son maximum soit à son minimum. C’est d’autant plus agaçant qu’on ne parle nulle part de ce problème. Dans cette vidéo des Petits Débrouillards par exemple, ils vous fabriquent un vase de Tantale les doigts dans le nez!

Cette difficulté m’a donné à réfléchir sur la fragilité du mécanisme de cet oscillateur. Mais avant de vous livrer le fruit de mes cogitations, je vous propose une deuxième illustration d’oscillations aquatique spontanée encore plus spectaculaire: les geysers!

Comment fonctionne Old Faithfull
On trouve des geysers surtout dans des zones volcaniques ou sismiques, en Islande par exemple ou dans le parc américain de Yellowstone. Très périodiquement des giclées d’eau et de vapeur brûlantes en jaillissent brusquement et peuvent monter jusqu’à plusieurs dizaines de mètres de hauteur.

Le principe d’un geyser est étonnamment simple: il est toujours constitué d’un réservoir très profond relié à la surface par une longue colonne fine. Le réservoir est alimenté en eau par de nombreuses fissures dans la roche et se trouve en contact avec une forte source de chaleur (on est en zone volcanique, souvenez-vous).


– La température de l’eau monte dans le réservoir mais la pression de la colonne d’eau l’empêche de bouillir (sous pression l’eau bout à des températures bien plus élevées que 100°C).
– L’eau chaude, en état de surfusion, tend à monter dans la colonne, comme le lait qui monte dans la casserole. A mesure qu’elle s’élève, la pression qu’elle subit diminue jusqu’à ce que qu’elle atteigne son point d’ébullition dans la colonne.
– Les bulles créées par l’ébullition gonflent en remontant vers la surface et poussent le haut de la colonne d’eau.
– Le phénomène s’emballe: une partie de l’eau de la colonne étant chassée, la pression diminue dans le réservoir faisant bouillir l’eau de plus en plus bas dans la colonne. Toutes ces bulles remontent et expulsent brutalement l’eau qui s’y trouve. Une bonne partie de l’eau du réservoir s’échappe ainsi dans les airs sous forme d’eau et de vapeur brûlante.
– Le réservoir s’étant vidé de la sorte, il met du temps à se remplir d’eau par les fissures du terrain. L’eau se réchauffe progressivement et le cycle recommence… Une vidéo explique ça mieux que mes mots (mais en anglais):


Maintenant que vous êtes devenus incollables sur les geysers, vous pouvez retrouver les analogies avec le mécanisme du vase de Tantale:
– Dans les deux cas il y a un apport permanent d’énergie: remplissage du réservoir et chauffage dans le cas du geyser. C’est grâce à cette énergie que le système ne revient jamais à un régime d’équilibre stable.
– A chaque fois, la dynamique du système aboutit à sa réinitialisation: le siphonnage s’arrête dès qu’il a vidé le réservoir; la surpression du réservoir se résorbe une fois qu’elle a chassé toute l’eau de la colonne montante. Le cycle peut alors recommencer grâce à l’apport d’énergie.

L’explosion stabilise…
Il y a pourtant une différence importante entre les deux phénomènes, à part que l’un est froid et l’autre chaud: dans le cas du geyser il y a auto-emballement de la poussée d’Archimède (les bulles qui gonflent en montant, chassent l’eau et la colonne et diminuent la pression en dessous) dont on ne trouve pas d’équivalent dans le vase de Tantale. La vidange n’a rien d’auto-amplifiée, au contraire: à mesure que le niveau du flacon descend, la vidange ralentit jusqu’à s’arrêter. C’est, je crois, ce qui explique qu’il soit si délicat de fabriquer un « bon » vase de Tantale et que l’on trouve si peu de fontaines intermittentes dans le monde alors que les zones volcaniques sont truffées de geysers. L’auto-amplification rend le mécanisme du geyser particulièrement robuste (quoique je n’ai pas risqué d’incendier ma salle de bain en essayant de me faire mon geyser perso) et l’empêche de trouver un régime permanent équilibrant les forces en présence.

D’habitude un mécanisme est d’autant plus stable que ses paramètres évoluent doucement, linéairement. Bizarrement, ici c’est l’explosivité du phénomène, sa capacité à s’auto-emballer qui assure la répétition du phénomène et sa pérennité dans le temps. Un peu comme si une voiture roulait toute seule en alternant brusquement accélérations et freinages. Aussi bizarre que ça puisse paraître il ne s’agit pas d’un cas isolé, loin de là. Dans un précédent billet je vous ai décrit une troisième forme d’oscillation spontanée créée par de l’eau qui coule: dans la génératrice de Kelvin ce sont cette fois les charges électrostatiques des récipients qui oscillent


Si vous regardez bien son principe (que j’ai détaillé dans le billet), vous retrouverez les mêmes trois propriétés caractéristiques du geyser:
– une source d’énergie qui alimente le phénomène en permanence: la gravité qui attire l’eau vers le bas;
– un phénomène à « feedback négatif »: l’augmentation de la charge électrostatique des réceptacles finit par créer une étincelle qui décharge le dispositif;
– la fameuse auto-amplification: plus les réceptacles sont chargés, plus les ions positifs et négatifs sont attirés sélectivement vers les bons réceptacles, ce qui accentue la différence de charge.

Allez, un dernier exemple que je viens de découvrir et qui m’épate, tant pis si ça n’a rien à voir avec l’eau qui coule: pourquoi le vent fait-il claquer les pages du magazine que vous avez laissé ouvert à côté de vous pendant votre sieste dominicale au grand air? C’est ce que Pedro Reis, chercheur au MIT a cherché à comprendre et qu’il explique dans cette vidéo:

Votre œil désormais exercé repèrera facilement les mêmes ingrédients habituels: le vent (source d’énergie permanente), la pression latérale qui lève chaque page l’une après l’autre et la pousse (de plus en plus fort à mesure qu’elle offre une plus grande surface portante) jusqu’à la verticale: voilà notre fameuse force auto-renforçante. Et enfin la gravité dans le rôle du feedback négatif, qui au bout d’un moment fait fléchir le paquet de pages soulevées sous son propre poids et referme le magazine. Evidemment ça ne marche pas avec un Kindle…

Ces trois propriétés sont une recette pratiquement universelle des mécanismes auto-organisés, mais ce ne sont pas les seules comme on le verra dans un prochain billet…

Billets connexes:
Comment fonctionne la génératrice de Kelvin
Essayez de repérer les mêmes trois propriétés dans le déclenchement des applaudissements!