samedi 28 janvier 2012

Life in the fast lane

 « Théorie de l’Invariance » (Invariantentheorie) voilà comment Einstein voulait initialement baptiser sa nouvelle théorie, en référence à l’invariance des lois de la physique entre deux référentiels galliléens et (surtout) à l’invariance de la vitesse de la lumière pour tous les observateurs. Je ne suis pas sûr qu’avec un nom pareil sa théorie aurait autant excité les foules. Appeler ça « théorie de la relativité » entrait au contraire en résonance parfaite avec l’esprit de l’époque où l’objectivité des choses perdait du terrain par rapport au point de vue de chacun sur la question. Tant pis si le postulat de relativité entre deux référentiels remonte plutôt à Galilée et surtout si le principal résultat de la théorie d’Einstein est la NON-relativité de la vitesse de la lumière.

Il y a dans cette valeur limite quelque chose de très dérangeant pour l’esprit. Comment une théorie qui postule que la vitesse de déplacement n’a aucune importance peut en même temps interdire à celle-ci de dépasser une certaine valeur? Pourquoi serait-il plus dur de gagner quelques mètres par secondes quand on approche de la vitesse de la lumière? Le paradoxe n’est évidemment qu’apparent, mais j’ai découvert que Jean-Marc Lévy-Leblond avait suggéré à la fin des années 1970 une élégante manière d’y répondre. Il nous propose rien de moins que de changer notre point de vue sur ce qu’on appelle la vitesse. Je vous en présente une version très simplifiée en embarquant dans un vaisseau spatial imaginaire allant très très vite…

Les trois vitesses

Fendant l’espace et voyant défiler les étoiles par les hublots vous songez aux différentes manières de mesurer votre vitesse de déplacement? Vous avez a priori trois façons de vous y prendre…

1ère méthode (pour les flemmards): la vitesse

Vous consultez la table des horaires dans le Milky Way News et en divisant simplement la distance du trajet (x) par la durée du voyage (t) vous trouvez votre vitesse V=x/t telle qu’elle  est mesurée depuis la station internationale. Vous savez que cette vitesse ne peut dépasser la vitesse de la lumière (300 000 km/s environ). Mais cette vitesse est calculée à partir des délais et des durées mesurés dans un autre référentiel que le vôtre: et ça c’est pas top, car vous avez lu votre Einstein et vous savez que ces mesures dépendent du référentiel choisi (la fameuse contraction des durées et dilatation des longueurs…). C’est d’autant moins satisfaisant que vous devez compter sur la station internationale pour vous communiquer ses mesures à chaque instant, ce qui ne convient pas trop à un esprit autonome comme le vôtre. Next please!

2eme méthode (pour les pressés): la célérité

Dans la vraie vie, on chronomètre soi-même son temps de trajet: c’est comme ça que votre GPS calcule votre « vitesse » instantanée. Cette méthode revient au même tant que l’on considère le temps comme une valeur absolue, dont la mesure est indépendante de l’observateur. En mécanique relativiste, par contre, le temps mesuré depuis votre fusée et qu’on appelle votre « temps propre » (τ), est différent de celui mesuré depuis la station internationale (t). Du coup si vous allez très vite, la quantité (x/τ) que vous mesurez n’est pas votre vitesse (x/t), mais votre célérité. Du fait de la contraction des durées, τ est plus petit que t et votre célérité est plus grande que votre vitesse. Elle peut sans problème dépasser la vitesse de la lumière. Le problème avec cette notion c’est qu’elle mélange un délai mesuré dans votre référentiel avec une longueur mesurée dans un autre. Ce qu’on aimerait c’est pouvoir mesurer sa « vitesse propre » (x’/τ) sans dépendre des mesures prises ailleurs!

3eme méthode (pour les aveugles): la rapidité

Comment faire si vous n’avez pas de carte, pas d’instrument de communication et qu’un nuage cosmique vous prive de tout repère visuel? C’est le problème que doivent résoudre les tachymètres embarqués dans les missiles (ou plus simplement dans certaines manettes de jeu). Facile, il vous suffit d’un fil à plomb! Je m’explique: à chaque instant, la variation de votre vitesse est dictée par l’accélération que subit votre fusée. Il vous suffit donc de mesurer l’accélération subie à chaque instant pour en déduire l’évolution de votre vitesse propre pendant un certain laps de temps. Or l’accélération est une valeur absolue, un truc invariant dans tous les référentiels, qu’on peut mesurer en observant son effet sur la déviation d’un fil à plomb (si vous êtes dans un champ de pesanteur) ou sur tout autre système qui se déforme facilement.

En compilant les variations infinitésimales de votre vitesse propre, vous obtenez une mesure (à une constante près) de ce qu’on appelle la « rapidité » (x’/τ). Encore une notion différente de la vitesse et de la célérité quand on approche des très grandes vitesses.

Il suffit de décider arbitrairement à quel moment on est « immobile » et voilà! Vous me suivez?

Lucky Luke, c’est vous!

Ce qui est remarquable avec la rapidité, c’est que non seulement on n’a besoin de personne pour la mesurer mais surtout qu’elle a toutes les propriétés intuitives de ce qu’on appelle d’habitude une « vitesse ». Elle peut par exemple prendre toutes les valeurs qu’on veut (d’autant qu’elle est définie à une constante près). Dans votre prochain dîner en ville vous pourrez donc affirmer tranquillement:

« Je suis personnellement plus rapide que la vitesse de la lumière,
même si je vais bien entendu moins vite
et que la lumière est infiniment plus rapide que moi. »

En effet la rapidité de la lumière est infinie car le temps propre ne s’écoule pas pour un photon.

L’autre propriété fascinante de la rapidité est qu’elle est additive, comme on s’attend à ce qu’une « vitesse normale » le soit. La rapidité de deux objets en mouvement l’un par rapport à l’autre est tout bêtement la somme de leur rapidité. Si dans mon référentiel, un objet a une rapidité r1 et un second une rapidité r2, la rapidité de l’un par rapport à l’autre est r1+r2. Pas de β, de γ ou de vitesse de la lumière à rajouter.

Mon quart d’heure de compulsion algébrique a sonné. En voici donc la preuve mathématique. Les âmes sensibles peuvent sans problème sauter le paragraphe suivant!

Vu du référentiel R, la fusée (et son référentiel R’) se déplace à la vitesse v.
Si un astronaute s’y déplace à la vitesse dv’ (vu de R’), sa vitesse vu de R est v+dv et se calcule avec la loi de composition relativiste des vitesses:

. On développe en ignorant les termes du second ordre (en dvdv’) et on trouve:

 c’est-à-dire  ou encore  défini à une constante près.

Quand v/c est tout petit, ça donne 

Je vous épargne les calculs, mais si l’on exprime la matrice de Lorentz en fonction de v’ (la matrice de Lorentz, c’est ce qui permet de passer du référentiel R au réferentiel R’ et de calculer x’ et τ en fonction de x et t), on trouve un truc très simple (mort de rire dit Xochipillette):

Additionner les rapidités v’1 et v’2, c’est composer entre elles deux matrices de Lorentz ayant pour paramètres respectifs v’1 et v’2. Or si vous appliquez les formules d’addition de trigonométrie hyperbolique, vous verrez que:

La matrice résultante correspond à une rapidité v’1+v’2. La rapidité est donc bien une variable additive. Shazam!

Je sais pas vous, mais moi cette notion de rapidité réconcilie un peu mon intuition avec les résultats de la relativité. Par contre, cette propriété qu’a la rapidité de pouvoir s’ajouter peut vous sembler un peu magique, comme sortie du chapeau des mathématiques. Il n’en est rien! La semaine prochaine je vous raconterai pourquoi là aussi on pouvait s’y attendre…

Sources:
Le cours de Roland Lehoucq (2003) au festival d’astronomie de Fleurance (j’adore le nom), auquel j’ai emprunté les trois méthodes de mesure d’une certaine forme de vitesse.
L’article de Jean-Marc Lévy-LeblondAdditivité, rapidité, relativité (1979) qui m’a inspiré ce billet et sur lequel on reviendra au prochain billet.

Billets connexes:
La relativité lumineuse, même sans lumière: ou comment on peut redémontrer les principes de la relativité restreinte sans postuler l’invariance de la vitesse de la lumière (une démonstration qu’on doit aussi à Jean-Marc Lévy-Leblond!)
Si la relativité générale m’était contée: pour faire d’autres expériences de pensée à bord de votre fusée intergalactique!