dimanche 15 avril 2012

La géométrie des équations

 « Les bons mathématiciens trouvent des analogies entre les théorèmes ; les excellents mathématiciens arrivent à voir des analogies entre les analogies » disait Stephan Banach. Parmi ces correspondances extraordinaires, j’ai découvert au hasard de mes lectures celle que le jeune Evariste Galois avait établie entre l’algèbre des polynômes et la géométrie des figures symétriques.

Part 1: Un polyèdre derrière chaque polynôme

Avertissement aux âmes sensibles: La théorie est assez costaud mais je vais essayer de vous en présenter les grands principes sans vous infliger une explication (dont je serais bien incapable du reste!) sur les automorphismes et les extensions de corps. Cela étant, certains passages  contiennent encore pas mal de X et peuvent choquer les plus mathophobes. Mes prochains billets seront moins hard, promis!

Mesurer son champ avec un polynôme

Mais d’abord, pour répondre à l’inévitable question de mon numbertwo: « A quoi ça sert ces polynômes? ». Et bien, pour une fois, la réponse est simple: les polynômes permettent de résoudre un tas de problèmes de la vie courante. Prenons par exemple un polynôme simple: P(x)=x²-Px+S. Ses racines L et l (c’est à dire les valeurs de x pour lesquelles P(x)=0) vérifient les relations L+l=P et Ll=S (il suffit pour s’en convaincre de développer P(x) réécrit sous la forme (x-L)(x-l)).

Résoudre P(x)=0 permet donc de trouver les dimensions L et l d’un champ rectangulaire dont on ne connaît que le périmètre (2P) et la surface S (héhé, je n’avais pas choisi mes paramètres au hasard ;-)) Pas étonnant que l’on s’intéresse à ce genre d’équations depuis l’Antiquité! Les anciens qui n’avaient pas encore inventé les nombres négatifs,  résolvaient ce genre de problème de façon entièrement géométrique:

Fonctions « presque » symétriques des racines…

Dans notre exemple, L+l et Ll sont des fonctions « symétriques » des racines, c’est-à-dire que leur valeur ne dépend pas de la façon dont on « étiquette » L et l (on pourrait choisir pour L la plus petite des solutions plutôt que la plus grande). On vient de voir que ces deux fonctions s’expriment à partir des coefficients P et S de P(x). Il s’agit là d’une propriété tout à fait générale, valable quelque soit le degré n du polynôme de départ. Si P(x)=a0+a1x+a2x²+….+anx a pour racines r1, r2, r3… rn , alors toute expression f(r1,r2,r3…) invariante par permutation des racines s’écrit comme une combinaison des coefficients de P(x), c’est-à-dire qu’il existe une fonction F telle que f(r1,r2,r3…) = F( a0,a1,a2,…an). Inversement, toute expression formée à partir des coefficients a,a1, a2, … ade P(x) est une fonction symétrique des racines r1,r2,r3… rn.

C’est une propriété anodine et connue depuis longtemps mais au XVIIIeme siècle, Lagrange la poussa un cran plus loin: il remarqua que si une fonction des racines est « presque symétrique », c’est-à-dire qu’elle ne prend que k valeurs différentes quand on change l’étiquetage des racines, alors ces k valeurs sont les racines d’un polynôme « auxiliaire » de degré k, dont les coefficients s’expriment en fonction de ceux de P(x).

Pas de panique! C’est plus simple que ça n’en a l’air: pour notre polynôme de départ P(x)= x²-Px+S, l’expression (r1-r2) ne prend que deux valeurs différentes (L-l) et (l-L) selon ce qu’on choisit d’appeler r1et r2. Lagrange affirme simplement que ces deux valeurs sont les racines d’un « polynôme auxiliaire » de degré 2: P'(x)=x²-P²/4+S. C’est juste une manière compliquée de dire que si on appelle Δ le discriminant de P(x) défini par Δ²=P²/4-S, alors   L-l=+/-Δ. Mais en mathématiques, il faut parfois savoir compliquer un peu les choses pour les rendre plus simples à résoudre (rappelez-moi de faire un billet là-dessus…)

En découdre avec les polynômes du troisième degré

C’est cette propriété qui permet de résoudre les équations du troisième degré sur laquelle on s’est pris la tête durant des siècles. En observant toutes les méthodes de résolutions qui marchaient, Lagrange s’aperçut qu’elles utilisaient toujours cette propriété remarquable des fonctions « presque symétriques »:

Etape 1: on forme une expression u3(r1 r2 r3) qui ne prend que deux valeurs possibles U et V quand on change l’étiquetage des trois racines (r1 r2 r3). U et V sont donc les racines d’un polynôme auxiliaire de degré 2 connu (je graisse à chaque fois qu’on calcule une nouvelle quantité).
Etape 2: Une fois  U et V connus on peut calculer u et puisque u3= U et  v3=V.
Etape 3: Un peu de gymnastique algébrique permet de « remonter » depuis u et v jusqu’aux racines r1r2 et r3 recherchées

Le détail des calcul ci-dessous pour ceux que ça intéresse (ils peuvent même cliquer pour agrandir):

 

Quatrième degré? Facile!

Pour le quatrième degré, c’est presque plus simple. Cette fois on forme une expression du genre f(ri)=r1 r2+ r3r(on peut aussi choisir f’=(r1+r2)( r3+r4) par exemple), fonction « presque symétrique » des racines, qui ne prend que trois valeurs possibles quand on permute les racines de toutes les façons possibles (A=r1 r2+ r3r4 ;  B=r1 r3+ r2r4 et C= r1r4 +r2 r3) . Une fois qu’on a calculé A, B et C, on remonte par étapes jusqu’aux racines de P(x) (les détails du calcul sont sur cet excellent site consacré à Galois).

Toujours pour ceux que ça intéresse:

Etape 1: On peut calculer AB et C puisque ce sont les racines d’un polynôme auxiliaire de degré 3 dont on connaît les coefficients.
Etape 2: On s’intéresse ensuite aux quantités (r1 r2) et( r3r4) dont on connaît la somme (A) et le produit a0 (terme constant du polynôme P(x)). Les quantités (r1r2) et( r3r4) sont donc les racines d’un nouveau polynôme auxiliaire de degré 2 et on peut sans problème les calculer.
Idem pour les quatre autres paires de racines (r1 r3); (r1 r4); (r2r3); (r2r4) et (r3r4)
Etape 3: On s’attaque maintenant aux quantités (r1+r2) et (r3+r4), dont on connaît la somme (-a3, coefficient du terme en x3 de P(x)) et le produit (AB): on peut donc calculer (r1+r2) et (r3+r4) qui sont les racines d’un troisième polynôme auxiliaire de degré 2. Idem pour les autres paires de racines (je vous les écris pas…)
Etape 4: Une fois qu’on connaît  (r1+r2) et (r1 r2), on peut calculer r1et ren extrayant les racines d’un quatrième polynôme auxiliaire de degré 2. Et voilà!

On remonte donc aux quatre  racines grâce à une série de quatre polynômes auxiliaires (un de degré 3 et trois de degré 2) formés à partir d’expressions « presque » symétriques des racines r1 r2,ret rrecherchées. Peut-on extraire comme ça les racines de n’importe quel polynôme quelque soit son degré? Il fallut attendre le XIXe siècle pour qu’Abel montre que cette belle méthode n’allait pas plus loin. Il n’y a pas de formule magique pour extraire les racines d’ équations du 5eme degré, mais il fallut tout le génie de Galois pour comprendre pourquoi, grâce aux lois de la géométrie…

Bilan: une figure géométrique derrière chaque équation

Si on reprend notre polynôme de départ P(x)=x²-Px+S et que l’on place ses racines (r1et r2) sur une règle graduée, on constate qu’elles sont « en miroir » l’une de l’autre par rapport au nombre P/2:

Le coup de génie de Galois fut de généraliser ce type de correspondance et d’associer une figure géométrique propre à chaque polynôme. Cette figure reflète géométriquement les symétries qui lient les racines entre elles. Chaque relation de symétrie entre les racines du polynôme correspond à une transformation géométrique qui laisse la figure invariante, et vice-versa.

Pour un polynôme du troisième degré, la figure associée est un triangle équilatéral:

Si l’on se représente les trois racines  (r1 r2 r3) comme les sommets d’un triangle équilatéral (dans le plan complexe), il y a six manières de les disposer sur le triangle, donc six manières de les permuter à partir d’une situation initiale. Ces six permutations possibles correspondent aux six transformations géométriques qui laissent le triangle inchangé:
– trois rotations autour du centre (schéma de gauche) correspondant aux trois permutations cycliques des sommets
– trois symétries autour des des médiatrices du triangle (schéma de droite) qui transposent deux à deux les sommets.

Les rotations du triangle forment un sous-groupe car la combinaison de deux rotations est une rotation (ce n’est pas vrai des symétries axiales). Et si vous y réfléchissez, vous verrez qu’il suffit de combiner une seule symétrie axiale avec toutes les rotations possibles, pour retrouver les six transformations possibles du triangle.

Le groupe des symétries du triangle peut en quelque sorte se « diviser » par le sous-groupe de ses rotations pour donner une transposition de deux sommets:

La méthode de résolution de l’équation du troisième degré n’est rien d’autre que la mise en oeuvre algébrique de cette décomposition géométrique:
– L’étape 1 (polynôme auxiliaire du second degré) correspond à l’extraction d’une symétrie axiale particulière (dont u et v sont deux représentants)
– L’étape 2 (extraction d’une racine cubique) correspond aux trois rotations (=permutations cycliques) appliquées à cette symétrie.

Si on peut résoudre une équation du troisième degré, c’est parce qu’on peut décomposer les transformations d’un triangle en rotations et en symétries axiales élémentaires. Voilà schématiquement ce que découvrit Galois à 20 ans. Dans le prochain billet, je vous expliquerai comment ça marche pour les degrés supérieurs…

Mes sources:
[1] Galois, le mathématicien maudit, de Norbert Verdier (Belin 2011), un excellent livre que je vous recommande…
Symétries d’Alain Connes (Pour la Science 2001)
Résolution des équations algébriques de degré 3 et 4 (A. Marrakchi, 2011) sur le site de l’IHP consacré au bicentenaire de Galois
La symétrie ou les maths au clair de Lune, de Marcus du Sautoy: superbe livre (dont les grandes idées sont résumées dans cet article de Newscientist de 2008)
Billets connexes:
Le théorème de Noether, couteau suisse de la physique, qui parle d’une autre manière de voir la beauté des symétries.
Jeu de réflexion pour se détendre après cette overdose de maths.