vendredi 30 mars 2012

Dé-mailons nous!

 (Billet paru cette semaine dans le + du NouvelObs)

La panne de trois jours qui a frappé tous les utilisateurs du “Blackberry mail” en octobre 2011 a traumatisé quelques-uns de mes collègues. L’un d’eux, qui se trouvait à l’étranger à ce moment là, me confiait qu’il avait le sentiment d’être exclu de l’entreprise, inutile et vaguement coupable de n’être même pas capable aux sollicitations de ses pairs.

Plus je communique, plus j’existe.

C’est vrai qu’il y a six ou sept ans, avoir un Blackberry conférait une sorte de supériorité professionnelle. On était au courant de tout avant tout le monde, on réagissait avant tout le monde sur les mails importants, même si on était en déplacement. Et puis, à mesure que le Blackberry s’est démocratisé, il est devenu normal de répondre dans la minute qui suit au mail de son patron. J’ai même vu des réponses automatiques d’absence pour une matinée de rendez-vous extérieur!  Une de mes collègues a même deux mobiles- un Blackberry et un iPhone – car pour traiter ses mails dans le métro il y en a toujours un des deux qui capte mieux que l’autre. On se poste désormais devant son mail comme l’ouvrier jadis devant sa chaîne de production. Mais contrairement à lui, le cadre moderne est heureux avec son tonneau des Danaïdes qui se remplit plus vite qu’il ne se vide. Car chaque mail reçu prouve que l’on compte un peu dans l’entreprise, que quelqu’un a pensé à nous l’envoyer. On mesure son importance au nombre de courriels reçus par jour. Alors forcément, le jour où le mail tombe en panne, le monde s’écroule. Ne plus recevoir de mails c’est le premier signe d’une mise au placard. Derrière la consultation frénétique de sa messagerie se cache le besoin de se rassurer sur sa place réelle dans l’organisation.

Et puis éplucher ses mails les uns après les autres est une manière bien pratique de faire son boulot sans trop se poser de questions sur la manière de s’y prendre, avec en prime le sentiment du devoir accompli une fois qu’on a fini. L’imagerie cérébrale a montré que chaque envoi de mail procure une micro-satisfaction, par le simple fait de s’être prouvé à soi-même qu’on a su y répondre, qu’on est réactif et fidèle au poste. On devient vite accroc à ces petites doses de dopamine qui ont le même effet dans notre cerveau -toutes proportions gardées!- que le sexe, la drogue ou le rock&roll. Certains de mes collègues ne savent plus discuter sans garder l’oeil et le pouce sur leur smartphone, à l’affût du moindre mail entrant. On prend son shoot de mail comme on grille une clope pour recevoir sa dose de nicotine.

Plus je communique, moins je comprends ce qui se passe!

source de l'image

Je reçois une centaine de mails par jour. Bien moins que d’autres, mais bien plus que ce qui me serait vraiment nécessaire pour faire mon boulot correctement. Sous prétexte de transparence, le moindre compte-rendu de réunion a au minimum une dizaine de destinataires et est accompagné en pièce jointe de l’inévitable document PowerPoint de trente pages. Et il en est toujours un pour signaler une imprécision dans ce compte-rendu. En « réponse à tous » bien entendu. Suit alors parfois une longue partie de ping-pong à ce sujet, prenant la Terre entière pour témoin. Sous ce déluge de « non-information » je passe plus de temps à écoper ma boîte de réception en essayant de ne pas passer à côté de ce qui est important. Mais je participe moi-même sans m’en apercevoir à cette entropie délirante.

Plus j’ai d’outils de communication, plus je suis seul…

La communication directe, d’humanoïde à humanoïde est la grande perdante de l’hystérie informationnelle. Si l’on ne veut pas crouler sous les messages en attente le lendemain matin, il faut “dépiler » sa boîte mail en permanence. Même en réunion, il n’est pas rare que tout le monde ait le nez plongé dans son PC (ou son mobile, c’est plus discret) à l’exception de celui qui parle… dans le vide. Réagir par mail est devenu plus naturel que de décrocher son téléphone -réservé aux cas d’urgence. Est-ce parce qu’il permet aussi de contrôler ce qu’on écrit, de garder une trace et -surtout- de ne pas trop s’impliquer émotionnellement si le sujet est délicat? Je ne sais pas, car même chez mes ados de fils je constate le même phénomène: ils n’appellent plus leur copains mais sont capables de passer des soirées entières à tchatter sur facebook ou à s’échanger des textos. C’est d’ailleurs grâce à sa messagerie instantanée que Blackberry survit encore, face à la déferlante de smartphones concurrents. La communication se vit désormais surtout au doigt et à l’oeil.

Quant à se déplacer pour voir les gens et leur parler directement, c’est paradoxalement devenu plus compliqué depuis que les openspace se sont généralisés. Vous me direz qu’ils ont été conçus pour que les gens se parlent d’avantage. Certes, mais traumatisés par un brouhaha auquel ils n’étaient plus habitués, les locataires de ces grands espaces ouverts ont exigé le silence autour d’eux. On tolère le chuchotement entre voisins de bureaux mais le moindre éclat de voix provoque des regards venimeux. Alors pour s’épargner le courroux de ses collègues, on échange par mail entre voisins. La messagerie instantanée a progressivement remplacé le petit bavardage informel entre collègues-copains, en attendant la pause café ou le déjeuner. Entre temps, il faut se contenter le plus souvent de rapports électroniques avec ses pairs…

source ici

 

Travailler ou communiquer, il faut choisir…

Le travail de fond a aussi fait les frais de cette communication tous azimuts. On s’accoutume vite au mode de travail haché où l’on traite plusieurs choses en même temps, au point que l’on perd peu à peu sa capacité à se concentrer. Pour lutter contre cet effondrement de la productivité, Thierry Breton a annoncé qu’il interdirait l’usage du mail en interne chez Atos. Je ne sais pas si ça va changer quoique ce soit, mais c’est vrai que je me surprends parfois à procrastiner quand il s’agit de traiter un dossier de fond et une fois que je m’y mets, je m’interromps toutes les cinq minutes pour consulter mes mails. Il y en a toujours un plus urgent à traiter que ce satané dossier. En désespoir de cause, je rentre chez moi pour m’atteler à la tâche. Et là, miracle. Loin des sollicitations du bureau, volontairement privé de mail, je boucle mon dossier en moins de deux heures. Et au lieu du plaisir fugitif que je ressens quand j’ai fini de traiter mes mails, c’est une satisfaction durable que j’éprouve alors, comme après avoir nagé un kilomètre ou couru pendant une bonne heure. Après l’ère de l’hypercommunication paralysante, va-t-on enfin atteindre l’âge de la non-communication hyperefficace?