Part 2: Résoudre c’est dévisser!
On a vu dans l’épisode précédent que trouver les racines d’un polynôme se fait en jouant sur les « symétries » de ses racines, en regardant ce qui se passe quand on les « étiquette » de toutes les façons possibles. Ces symétries renvoient à leur tour à des figures géométriques particulières: deux points en miroir pour le second degré, un triangle équilatéral pour le polynôme du troisième degré. Le génie de Galois a été de montrer que cette correspondance est en fait générale: résoudre une équation revient à décomposer sa figure géométrique caractéristique en symétries élémentaires. Les choses commencent à devenir vraiment intéressante pour le quatrième degré…
Le tétraèdre est soluble dans un rectangle (et un triangle)
Au total il y a donc 24 façons de placer les racines sur les 4 sommets du tétraèdre (4 x 3 x 2=24) et ces 24 dispositions s’obtiennent géométriquement en combinant le sous-groupe des symétries autour des médiatrices (4 dispositions), avec un sous-groupe des rotations autour d’un sommet fixé (3 éléments) et une transposition simple (2 éléments):
Cette décomposition peut s’exprimer encore plus simplement. On a vu dans le dernier billet que trois rotations combinées à une transposition forment exactement le groupe des symétries du triangle. Quant aux symétries axiales autour des médiatrices du tétraèdre, bizarrement elles correspondent aux symétries d’un rectangle (qui elles aussi forment un groupe):
En termes de symétries, notre tétraèdre est donc symboliquement le « produit » d’un rectangle par un triangle!
Elle est pas belle ma formule?
Dissiper progressivement l’ambiguïté entre les racines
A mesure qu’on retire des symétries, on cerne de mieux en mieux l’identité des racines, un peu à la manière dont on comprend qui est Juan Lopez Fernandez à partir de son nom complet en Espagnol: on commence par situer sa famille (Lopez) qui comprend tous ses cousins, frères et soeurs, puis on isole sa fratrie par le nom de sa mère (Fernandez). Enfin son prénom Juan le distingue de ses frères.
Les quatre étapes de la résolution algébrique (détaillées dans le dernier billet) reviennent à effectuer les opérations symboliques suivantes, en commençant par la droite:
Bon mon analogie avec Juan Lopez Fernandez a des limites parce qu’en algèbre chaque racine est jumelle de toutes les autres, selon la façon dont on les considère, mais vous voyez l’idée: on réduit progressivement « l’indiscernabilité » de chaque racine par rapport aux autres en retirant une après l’autre les relations qui la lient à ses copines. On se croirait dans un essai de René Girard, et sa théorie mimétique!
Cette place centrale donnée à la symétrie dans les équations est sans doute ce qui fait le charme de la « théorie de l’ambiguïté » de Galois. Elle illustre à merveille cette définition de la symétrie que proposa le mathématicien Hermann Weyl: « cette sorte d’harmonie entre les diverses parties grâce à quoi elles s’intègrent dans un tout: la beauté est liée à cette symétrie-là ».
Allez, vous avez bien mérité un petit clip pour digérer tout ça (et même si vous ne comprenez pas l’Allemand, on en a Cure…):
Le dodécaèdre (5eme degré) ne se divise pas
Mais contrairement au tétraèdre ou au triangle, si vous essayez d’aller plus loin et de décomposer le dodécaèdre avec une de ces rotations, il vous reste entre les mains un tas de configurations qui n’a plus rien de symétrique. Autrement dit, A5 n’est divisible par aucune rotation ou transformation élémentaire. Pour le comprendre, prenez cinq symboles (a,b,c,d,e) et essayez d’écrire une expression algébrique « presque symétrique » avec ces lettres. Vous vous rendrez vite compte qu’en permutant les lettres, votre expression peut prendre une, deux ou cinq valeurs différentes (qui correspondent aux trois symétries identifiées: identité, transpositions de sommets deux à deux et rotations dans l’axe des pentagones), mais jamais trois ou quatre valeurs différentes:
Traduite en termes algébriques, cette « indivisibilité géométrique » signifie que les racines du polynôme de degré 5 sont (généralement) tellement intriquées les unes dans les autres qu’on ne peut en démêler l’écheveau! Or, nous dit Galois, une équation algébrique n’est résoluble que si la forme géométrique associée est « décomposable » en rotations et permutations élémentaires. Si, comme dans le cas d’un polynôme du 5° degré, ce n’est pas le cas, il est impossible de calculer « algébriquement » ces racines. Algébriquement signifiant au moyen des opérations arithmétiques classiques (+ – : et *) et des racines.
Un pont (à double sens) entre l’algèbre et la géométrie
En géométrie, les nombres premiers jouent un rôle aussi important qu’en algèbre. Tous les polyèdres réguliers ayant un nombre premier de côtés sont « indivisibles »: leurs symétries de rotation ne sont pas décomposables en sous-groupes de symétrie plus petits. Un triangle, un pentagone ou un heptagone réguliers constituent donc des briques de base pour la géométrie. Mais contrairement au monde des entiers ce ne sont pas les seules! Certaines figures géométriques comme le dodécaèdre sont, comme on l’a vu, indivisibles géométriquement alors que le nombre de leurs côtés (60) n’est pas un nombre premier.
L’existence de telles briques élémentaires de ce deuxième type est la raison profonde pour laquelle certaines équations algébriques n’ont pas de solution algébrique. La théorie de Galois montre en effet qu’une équation n’est résoluble algébriquement que si la figure associée est une combinaison de polyèdres ayant un nombre premier de côtés (ses symétries sont divisibles en symétries élémentaires du premier type). Si au contraire cette figure contient une brique élémentaire du deuxième type, comme le dodécaèdre, l’équation associée (du 5eme degré dans ce cas) n’admet pas de racine algébrique.
A pieds joints dans le calcul!
Cette façon très novatrice qu’ a eu Galois d’envisager la géométrie et ses figures de symétrie a eu une influence extraordinaire dans un tas de domaines scientifiques. De là est née la théorie des groupes bien sûr, mais ses répercutions se sont aussi fait sentir en physique des particules (où les symétries jouent un rôle clé) ou même en cryptologie! Et son travail sur les équations lui-même connaît actuellement un renouveau, grâce à la puissance des ordinateurs.
Jusque récemment, on n’utilisait sa théorie que pour savoir si une équation est résoluble ou pas. Certes Galois proposait une méthode de calcul avec laquelle il invitait ses successeurs à « sauter à pieds joints sur ces calculs; grouper les opérations, les classer suivant leurs difficultés et non suivant leurs formes ». Mais la complexité de son algorithme devient vite trop effrayante et l’on préférait d’autres méthodes plus simples. L’arrivée des ordinateurs a radicalement changé la donne et remis les outils de Galois au goût du jour. Dans une conférence à l’Académie des sciences, Alain Connes en donne un aperçu. A ce stade, j’avoue que j’ai totalement décroché mais les maths ont alors quitté depuis longtemps le domaine de la logique pour rejoindre celui de la contemplation. A vous de voir (à partir de la 48eme minute)…