dimanche 25 mars 2012

Notre cerveau joue aux dés (2/2)

Je vous ai parlé dans mon dernier billet de la façon dont, face à une image ou un son ambigu, notre cerveau utilisait le hasard et les probabilités pour « tirer » aléatoirement une interprétations possible du signal. Un peu à la manière d’un système de particules intriquées où le hasard est le seul à définir l’état dans lequel on observe le système parmi tous les états probables. L’analogie  entre neurosciences et physique quantique est tentante, mais elle a ses limites. Une fois qu’un système quantique a été observé, il est irréversiblement modifié et réduit à une de ses valeurs propres. Les mesures ultérieures sur ce système donneront ensuite toujours la même valeur. Il en va tout autrement pour notre cerveau, puisqu’après qu’il ait donné une réponse, on peut sans problème lui demander un deuxième choix. C’est d’ailleurs cette possibilité qui a permis d’explorer encore plus loin son fonctionnement intime…

Notre attention est aussi l’objet du hasard…

Que se passe-t-il quand on s’entraîne à détecter un signal très furtif et que l’on se trompe mettons 20% des fois. La réponse semble à peu près évidente: on avait simplement mal vu le signal dans 20% des cas. Mais puisqu’on a appris à se méfier des évidences, on peut aussi imaginer un scénario alternatif. Puisque le hasard guide nos réponses conscientes, on peut supposer qu’on n’a ni mieux ni moins bien vu ce qui se passait lors des essais ratés. Simplement pour tous les essais, on n’aurait jugé le bon résultat probable qu’à 80% en moyenne. Selon ce scénario audacieux, l’incertitude des réponses ne se concentrerait pas sur les essais ratés, mais elle se nicherait au cœur de chacun des essais, y compris quand ils sont réussis. Comment savoir si la variabilité de nos réponses est inter-essais ou intra-essais?

Pour le savoir une équipe du MIT a demandé à des volontaires de s’entraîner à repérer certaines lettres entourées d’un cercle, parmi une série qui défilait rapidement. Les sujets devaient donner la lettre qu’ils pensaient être la bonne, puis devaient donner un second choix, puis un troisième etc. Le raisonnement des chercheurs a été le suivant:
– Si on se trompe parce qu’on a mal vu certains essais, les deuxièmes choix des essais ratés devraient être très biaisés.
– Si on se trompe à cause de l’incertitude propre à chaque essai, les premiers et les deuxièmes choix devraient suivre la même loi de distribution centrée autour de la réponse exacte, aussi bien pour les essais réussis que pour les essais ratés.

L’analyse de la distribution des deuxième choix pour les essais ratés penche très clairement en faveur de la deuxième hypothèse. Aussi bizarre que ça puisse paraître, premiers, deuxièmes et troisièmes choix semblent effectivement être le résultat d’un tirage aléatoire sur une distribution de probabilités parfaitement centrée autour de la bonne réponse!

D’après Vul & al (2009) Attention as Inference: Selection Is Probabilistic; Responses Are All-or-None Samples.

Tout comme nos perceptions sensorielles, nos réponses attentionnelles semblent donc elles aussi déterminées aléatoirement parmi l’ensemble des réponses probables. Mais contrairement à un système quantique (dont la mesure ne fournit qu’un seul état parmi tous les états possibles), il suffit de poser la question pour connaître les différentes réponses envisagées par notre cerveau.

La sagesse des foules… dans sa tête!

Pourquoi s’arrêter en si bon chemin? La même équipe du MIT s’est demandé si on ne pourrait envisager que notre cerveau fonctionne de la même façon probabiliste lorsqu’il s’agit de fournir un jugement ou une opinion. Il faudrait alors considérer que ce que notre cerveau considèrerait comme notre » meilleure réponse » (best guess) serait non pas la réponse la plus vraisemblable, mais une des réponses possibles, choisie avec une probabilité égale à son degré de vraisemblance.  Je ne sais pas si vous voyez à quelle point cette idée est contre-intuitive: par définition, le « best guess » est la réponse que l’on imagine être la plus vraisemblable. Or ce modèle prédit paradoxalement qu’on maximise ses chances de tomber juste en moyenne si l’on prend la moyenne de ses choix de premier, de deuxième et de troisième ordre!

Les chercheurs ont interrogé 430 volontaires sur une question difficile (« Quel pourcentage d’aéroports dans le monde se trouve aux Etats-Unis? »). Après qu’ils aient donné leur réponse (dont le degré d’erreur est mesuré par les colonnes bleues), on leur demande une deuxième réponse (Guess 2, colonnes marron) soit immédiatement (colonnes de gauche) soit trois semaines plus tard (colonne de droite), les sujets n’étant évidemment pas informés qu’on allait les réinterroger sur le sujet.

On constate sans surprise que cette deuxième réponse est moins précise que la première (les colonnes marron sont plus hautes). Jusque là tout est normal puisque la première réponse est celle que le sujet croit la plus exacte. Mais ce qui est plus étrange c’est que la moyenne des deux réponses (colonnes vertes) est beaucoup plus proche de la réalité que la première réponse! Exactement comme le modèle probabiliste l’avait prédit.

Ca ne vous rappelle rien? C’est bien sûr un phénomène analogue à celui de la sagesse des foules dont je vous ai déjà parlé dans ce billet. Comme Galton l’avait découvert au XIXeme lors d’une foire aux bestiaux, l’estimation d’une valeur par de très nombreuses opinions indépendantes est statistiquement plus exacte que celle du meilleur expert. Sauf qu’ici, la foule serait notre propre cerveau qui, après avoir évalué la vraisemblance de chaque réponse possible, tirerait autant de fois que l’on veut une de ces réponses parmi cette distribution de probabilités.

Comme on le voit sur le graphique, l’effet est encore plus marqué lorsque la deuxième réponse est demandée trois semaines plus tard, sans doute parce que les personnes sont moins influencées par leur première réponse après un long délai entre les deux introspections. C’est la même règle que celle qui prévaut lorsqu’on interroge de nombreuses personnes: pour éviter le biais collectif, la prédiction n’est statistiquement bonne que si les personnes interrogées ignorent l’opinion des autres (autrement elles risquent de se fier aveuglément à l’opinion générale).

Combien de personnes logent dans mon crâne?

On peut pousser l’analogie encore plus loin et se demander à combien de personnes correspondrait cette introspection répétée. On sait comment la précision de la réponse  évolue statistiquement en fonction du nombre de personnes interrogées. A partir de cette loi, on peut donc calculer, à combien de personnes équivaut cette sagesse des foules propre à notre cerveau: une deuxième réponse immédiate correspond à l’interrogation de 1,1 personnes et une réponse trois semaines plus tard fournit la même précision que 1,3 personnes interrogées.


Comme pour la sagesse des foules classiques, on voit tout l’intérêt d’une introspection répétée « à froid », au moment de porter des jugements ou de prendre des décisions. La première intuition est certes souvent la bonne, mais les réflexions ultérieures peuvent la nuancer utilement. L’analogie avec la sagesse des foules fait aussi écho aux observations de Thomas Seeley (voir ce billet) au sujet des similitudes entre le fonctionnement d’un cerveau et celui d’un essaim d’abeilles en train de choisir son futur nid. Là encore la compilation des expressions de chaque abeille éclaireur fait émerger presque à tous les coups la meilleure solution. Rien ne vaut le collectif pour prendre une bonne décision!

Sources:
Vul & al. (2009) Attention as Inference: Selection Is Probabilistic; Responses Are All-or-None Samples (pdf)
Vul & Pashler (2008) Measuring the crowd within (pdf)

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