Episode 2: En toute sincère mauvaise foi...
Qui d'entre nous se reconnaît bourré de préjugés, obtus devant l'évidence ou à l'inverse, certain de son fait malgré la complexité d'une question? Pas grand monde probablement. Sur chaque sujet qui nous tient à cœur, nous avons la sincère conviction que notre notre jugement est le fruit d'une patiente construction, élaborée en toute objectivité après en avoir mis en balance équitablement tous les arguments et sans préjuger du résultat. Et nous sommes tout aussi certains que face à la démonstration imparable que notre raisonnement est faux, nous changerions d'avis sans réticence. Mais bien sûr, c'est parce qu'on n'a jamais trouvé une telle contre-démonstration, que l'on croit si fort en ses idées...
En quête de confirmation...
Cette impression ou plutôt cette conviction d'impartialité ne résiste pas deux secondes à l'expérience. Première brêche dans cette croyance: notre tendance naturelle à confirmer ce que l'on croit, plutôt qu'à en tester la "résistance à la réfutation". Le psychologue anglais Peter Wason a dans années 1960 inventé un test tout simple: il propose une série de trois nombres (2, 4 et 6) et demande à ses interlocuteurs de deviner la règle logique derrière cette suite. Pour cela on peut inventer autant de triplets que l'on veut, il indique à chaque fois si la suite proposée respecte cette règle ou pas. En général, les participants mettent beaucoup de temps à trouver, imaginant des trucs super compliqués alors que la règle à trouver est juste "n'importe quelle suite croissante de trois nombres". La difficulté provient du fait que les sujets essaient systématiquement de trouver des triplets qui marchent, plutôt que des-qui-ne-marchent-pas, comme s'ils confondaient "réponse négative" et "erreur de leur part". Cette réticence à tester la validité d'une réfutation est bien sûr typique des superstitions: ma bombe anti-éléphant fonctionne bien dans le métro, la preuve: je n'en ai jamais croisé un seul!
Les lunettes polarisantes de notre logique...
Deuxième accroc dans notre illusion d'objectivité: nous faisons preuve d'une remarquable capacité à rester imperméables à tout ce qui ne va pas dans le sens de nos convictions. On a proposé à 48 volontaires, répartis entre partisans et opposants à la peine capitale, de lire attentivement deux études bien documentées avançant chacune une conclusion différente sur l'efficacité de la peine de mort. A la lecture de ces deux études, on pourrait imaginer que les participants à l'expérience auraient au minimum tempéré leur jugement initial, reconnaissant que le problème est complexe. Ce n'est pas du tout ce qui s'est passé: chacun est reparti renforcé dans ses convictions initiales, ne retenant que les arguments allant dans son sens et réfutant ou négligeant les autres. Comme si un argument n'avait d'importance que s'il est cohérent avec nos croyances. Un vrai polariseur mental, en somme qui ne retient que ce qui confirme ce que l'on croit par ailleurs. Comme l'intuitait Tolstoï: « Je sais que la plupart des gens, y compris ceux qui sont à l’aise devant des problèmes de la plus grande complexité, acceptent rarement même la plus simple et la plus évidente des vérités si elle les oblige à admettre la fausseté des conclusions qu’ils se sont plu à expliquer à leurs collègues, qu’ils ont fièrement enseignées à d’autres et qu’ils ont nouées, fil après fil, dans le tissu de leur existence ».
Le thème de la peine capitale, lourdement chargé émotionnellement n'a bien sûr pas été choisi au hasard dans l'expérience: si l'on avait fait le même test sur la performance comparée des agrapheuses pneumatiques, chacun aurait probablement convenu que le sujet est complexe et qu'il n'a pas d'avis très tranché sur la question (encore que...). Mais plus la croyance implique la personne émotionnellement, plus ce "biais de confirmation" est important, car alors nous cherchons alors à protéger nos valeurs, notre statut, notre appartenance sociale etc. bref, ce qui fait notre intégrité. La simple présence de mots subliminaux comme "nous", "notre" ou "nos" en association avec des mots neutres, suffit à leur conférer une connotation positive, à teinter leur perception. Associés aux pronoms "ils" ou "eux", ces mêmes mots prennent bizarrement une valeur négative. Comme si "l'autre" était inconsciemment vecteur de destabilisation, ou de menace latente, teintant subrepticement les lunettes de notre conscience.
Victimes et offenseurs: deux visions du monde
Elles se teintent, elles se polarisent, ces lunettes. Elles déforment aussi: tout comme nous surestimons la douleur physique ressentie et sous-estimons celle que l'on inflige (cf le billet précédent), on exagère les offenses que l'on subit et l'on minimise celles que l'on cause. Dans les années 1990, on a montré comment une même personne raconte différemment les choses selon qu'elle est victime ou auteur d'une offense. Les récits de "victimes" témoignent systématiquement de comportements incompréhensibles ou gratuits de la part de leurs auteurs, dont les conséquences les a blessés durablement. A l'inverse, en situation "d'offenseurs", on justifie avec insistance ses actes, les décrivant comme des incidents isolés et sans gravité. Il n'y a pas les victimes d'un côté et les persécuteurs de l'autre: chacun adopte tour à tour l'attitude mentale de l'un et de l'autre au gré des circonstances.
Cette différence de perception suggère que les conflits surgissent lorsqu'un des deux camps, victime des offenses de l'autre, finit par répliquer à ce qu'il perçoit comme une longue suite de provocations intolérables, alors que l'autre camp (l'offenseur initial) ne prend en compte que le dernier incident mineur, sans gravité de son point de vue et aucun des incidents antérieurs. La représaille dont il est victime lui paraît alors totalement incompréhensible et disproportionnée. Chacun devient subitement la victime de l'autre, accumulant les motifs de rancoeur et les justifications à ses propres ripostes.
Selon Lee Ross, qui étudie la psychologie des conflits à Stanford, le gouffre d'incompréhension entre les deux camps s'élargit d'autant que chacun campe sur une position de "réalisme naïf" qui consiste à se croire objectif. Car enfin: puisque je suis objectif, n'importe quelle personne ouverte d'esprit et correctement informée aboutira forcément aux mêmes conclusions que moi. Donc, si mon interlocuteur n'est pas d'accord, une fois que je lui ai tout bien expliqué, c'est qu'il est soit idiot, soit de mauvaise foi, soit les deux.
Parvenu à ce stade d'incompréhension, la simple appartenance au camp d'en face devient une preuve de menace. Ross s'est amusé à faire réagir des Israéliens (juifs et arabes) sur des propositions de paix concernant le Proche-Orient, mais en leur présentant les propositions israéliennes comme émanant de la diplomatie palestinienne et vice versa. Quelque soit la personne interrogée, une même proposition est systématiquement dévalorisée si elle est étiquetée comme provenant de l'autre camp. Pas facile dans ces conditions de trouver un accord: "si même votre propre proposition ne vous convient pas quand c'est le camp opposé qui la suggère, comment voulez-vous qu'il ait la moindre chance de vous en faire une qui vous paraisse attractive?".
Pas besoin d'aller au Proche-Orient pour retrouver cet effet de "halo" négatif; il suffit d'observer autour de soi les divorces qui tournent mal. Chaque fait, chaque mot de l'autre est vécu comme une provocation et une preuve supplémentaire de sa perfidie. On encaisse patiemment jusqu'à ce que la coupe soit pleine et qu'on lui rende enfin la monnaie de sa pièce. Et que l'on devienne ainsi très sincèrement de très mauvaise foi...
Sources:
"Mistakes were made (but not by me)" de C. Tavris et E. Aronson (Harvest, 2007) : un excellent bouquin, en anglais malheureusement, dont ce billet s'est très largement inspiré.
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