dimanche 11 mars 2012

Big Bang: une erreur de genèse?

 L’idée que des grandeurs aussi élémentaires que le temps, la vitesse ou la température puissent avoir des limites infranchissables est difficile à avaler. On a vu dans un précédent billet comment réconcilier notre intuition avec le concept de vitesse maximale. Cette semaine on s’attaque à un défi encore plus troublant: celui « d’instant zéro », du moment exact où le Big Bang a émergé et engendré l’Univers…

L’idée est doublement dure à admettre. D’abord parce qu’elle suppose qu’il existe une date au delà de laquelle on ne peut remonter. Or on se représente intuitivement l’échelle du temps comme la droite des nombres réels. Et une droite c’est infini des deux côtés. Qu’est-ce qui pourrait bien nous empêcher de remonter une seconde avant le Big Bang? Ensuite le statut d’un tel instant 0 fait mal à la tête: comment s’explique-t-il s’il n’y avait rien avant lui, ni temps ni espace… Peut-on concevoir qu’un phénomène aussi fondateur (puisque tout découle de lui) n’ait été créé par rien du tout? Difficile d’avaler un tel concept si l’on n’est pas croyant!

L’instant zéro: une simple convention mathématique…

Cette histoire de commencement de l’univers m’a turlupiné jusqu’à ce que je lise le dernier bouquin d’Etienne Klein (Discours sur l’origine de l’Univers) qui est un bijou de pédagogie. En résumé, Klein défend l’idée que cette histoire d’instant 0 (qu’on confond en pratique avec le « Big Bang », l’explosion d’énergie qui a suivi) est presque d’avantage un phénomène culturel qu’une théorie scientifique. On sait que la trame de notre univers se dilate depuis toujours, comme un ballon qui se gonfle, et les équations de la relativité générale sont parfaitement raccords avec les observations d’une telle expansion. Comme rien ne nous empêche de remonter le film de l’Univers à l’envers, il y eut nécessairement un temps lointain où il était riquiqui et l’on peut même calculer sur le papier l’instant exact où il a pu être réduit à un point sans dimension. Cet instant zéro fournit certes une référence universelle bien pratique pour situer temporellement les stades de développement de l’Univers, mais Klein explique que jamais la communauté scientifique n’a attribué de réalité physique à cet instant théorique, pour une raison très simple: en-deçà d’une certaine taille de l’Univers (correspondant à l’échelle de Planck 10-35m, 10-43s)  les équations relativistes ne sont plus valables car elles ne prennent pas en compte les effets de la physique quantique, très sensibles à cette échelle. C’est parce que tous les scientifiques sont d’accord sur ce point qu’ils ne se prennent pas trop la tête sur la signification pratique de cet instant zéro. Sauf que ça, ils ne le disent jamais explicitement!

Les deux seuls théories qui s’attaquent à ce « mur de Planck » -la théorie des cordes et la gravitation quantique à boucles- concluent l’une comme l’autre à un Univers primordial qui n’a pas pu descendre en dessous d’une taille minimale. Résultat d’autant plus remarquable que les deux théories partent de postulats radicalement opposées. Dans un cas comme dans l’autre il n’y pas eu de « singularité initiale » avec des grandeurs qui s’envolent à l’infini. A la place de « l’instant zéro », les deux théories suggèrent plutôt un scénario de « Big Bounce » (grand rebond) selon lequel notre univers se serait contracté très fortement avant de rebondir lorsqu’il est devenu trop petit. Pourquoi le « pré-univers » se serait-il contracté alors que le nôtre semble au contraire accélérer son expansion? On n’en sait rien du tout, mais au moins cette question a-t-elle le mérite de changer radicalement l’objet du débat, et la question du temps zéro ne se pose plus du tout…

La symbiose entre temps et taille

Mais mettons de côté ces arguments d’ordre physique et supposons un instant qu’il y eut  à un moment donné un instant 0. Serait-ce si fou que cela? La question renvoie à la définition même du temps. Qu’est-ce que le temps, si ce n’est le rythme auquel des grandeurs physiques (non temporelles) évoluent. Le temps n’existe que s’il est incarné par des trucs qui bougent matériellement: le déplacement de l’aiguille d’une horloge, le passage d’un rayon lumineux, la longueur d’onde d’une radiation etc. Le temps ne peut pas être dissocié d’une certaine matérialité et en ce sens il fait partie de l’Univers lui-même. Comment évolue le temps dans un monde qui grandit ou rapetisse continûment? Il suffit de réfléchir à la manière dont le rythme des choses varie en fonction de leur taille. Plus le bras d’un pendule oscillant rapetisse, plus sa fréquence augmente (si vous l’avez oublié, la période de ses oscillations est proportionnelle à la racine carrée de sa longueur). Plus courte est la longueur d’onde d’un rayon, plus rapide est sa fréquence. Plus la distance entre deux points diminue, plus l’aller-retour entre ces deux points est vite fait. Idem pour le monde du vivant : la fréquence cardiaque des animaux diminue avec la taille des animaux et en moyenne, plus ils sont gros plus ils vivent longtemps. D’ailleurs on a remarqué qu’au total, le cœur d’un animal produit toujours aux environ d’un milliard de battements, quelle que soit l’espèce et sa taille de la bestiole, du mulot à l’éléphant:


 Bref, tout semble indiquer que le temps s’écoule plus vite quand les longueurs sont petites. Essayons de montrer ça un peu rigoureusement dans le cas d’un monde qui se dilate.

Pourquoi la dilatation de l’espace ralentit-elle le temps qui passe?

Supposons que vous ayez un télescope superpuissant qui vous permet de regarder un poste de télévision placé sur la planète Zorglub, située à des milliards d’années lumière de la Terre. C’est loin mais votre appareil est vraiment très performant et puis pour rien au monde vous ne rateriez la Coupe Intergalactique des Nations diffusée en exclusivité sur Canal Zorglub. Qu’allez-vous voir du match? D’abord, l’image est rougeâtre. Ensuite c’est bizarre, on dirait que le match se déroule au ralenti. La télé sur Zorglub est-elle détraquée? Même pas. Il se trouve que sous l’effet de l’expansion de l’espace, les délais tout comme les longueurs d’onde s’allongent au même rythme que le facteur d’échelle de l’espace – a(t) dans le schéma ci dessous.

 

La dilatation de l’espace (le rapport entre les facteurs d’échelle a(t) pris à des instants différents) agit comme une espèce de ralentisseur du temps et de l’action. Inversement, le rythme des choses s’accélère dans un univers qui rapetisse. Pour avoir une idée du « vrai » rythme des choses, il faut choisir une échelle de temps qui élimine l’effet du facteur d’échelle a(t) soit dto= dt/a(t). Avec cette échelle, vous verriez le match sur Zorglub à vitesse normale. Par contre, on n’a toujours pas éclairci le mystère d’un instant zéro (si tant est qu’il existe).

L’échelle de temps « naturelle »

On pourrait évacuer le problème en remplaçant notre mesure du temps t par une échelle logarithmique Log(t) qui renverrait le temps 0 à l’infini mais ce ne serait là qu’un artifice de calcul, sans justification physique. Jean-Marc Lévy Leblond a donc cherché une échelle de temps -appelons-la θ – qui mesure l’âge de l’Univers en utilisant une métrique bien définie et sans équivoque. Et comme on ne mesure pas l’âge de l’Univers tous les jours, on aimerait bien aussi pouvoir l’utiliser pour mesurer le délai entre deux événements. Il nous faut donc une échelle arithmétique pour θ, permettant d’additionner et de soustraire cette variable temporelle comme bon nous semble pour mesurer des durées  Δθ.

Pas de bol, la seule métrique objective et universelle que l’on ait sous la main est le facteur d’échelle a(t) qui correspond à une échelle géométrique (c’est-à-dire défini à un coefficient de proportionnalité près). Entre deux événements c’est en effet non pas la différence Δa(t) qui a un sens mais le rapport a(t2)/a(t1). Il faut donc définir θ de sorte qu’une même durée de temps Δθ s’écoule chaque fois que l’univers double de taille. Par exemple, l’horloge à θ peut faire un tour complet du cadran chaque fois que l’Univers double de taille.

L’outil préféré des mathématiciens pour convertir une échelle géométrique (celle du facteur d’échelle) en une échelle arithmétique (celle du temps θ) est le logarithme. En choisissant un temps t0 de référence pour lequel on définit arbitrairement que a(t0)=1 et  θ0=0, ça donne θ=log(a(t)) c’est à dire 

Au passage je suis frappé par le nombre de variables dont la mesure « naturelle » est logarithmique (j’en avais déjà fait une longue liste dans ce billet).

Instant 0? Quel instant 0?

Notre nouvelle définition d’un temps additif θ est prête! Il vous suffit de retirer de l’équation précédente toute référence au temps « cosmique » t et de n’utiliser que les variables θ et a. Ca donne:

θ=log(a)

Et là, tan tan! Plus d’instant zéro! Vous pouvez remonter le temps aussi loin que vous voulez, chaque fois que la taille de l’univers est divisée par deux, votre montre retarde imperturbablement d’un tour de cadran. Comme l’explique Lévy-Leblond, « Du point de vue du temps additif donc, il n’y a pas  de début : l’Univers a toujours été là et le Big Bang n’a jamais commencé ». Et il s’amuse même à recalculer la chronologie de tous les grands événements qui ont marqué la vie de l’Univers depuis le début. Comme on pouvait s’y attendre, ils se distribuent de façon bien plus régulière sur l’échelle de temps additive θ que sur l’échelle de temps habituelle:

 

Le Big Bang, un nouveau mythe originel?

Récapitulons: du point de vue des physiciens, l’instant zéro n’a pas de réalité matérielle avérée, et quand bien même il en aurait une, ça ne leur poserait pas de problème métaphysique pourvu qu’on ait une échelle du temps qui tienne la route. Etienne Klein pointe du doigt le gap immense entre ce fait bien connu des scientifiques et la perplexité du grand public devant ce qu’il prend pour une réalité physique. Pourquoi aussi peu de scientifiques prennent-ils la peine de dissiper le malentendu? Sans doute, suggère-t-il, est-ce lié à la fascination qu’exerce le Big Bang sur le grand public, bien au-delà du registre purement scientifique. Lorsque le terme est né d’une boutade radiophonique dans les années 1950, il est très vite sorti du champ scientifique et sa puissance évocatrice a colonisé irréversiblement l’imaginaire collectif. L’idée n’était pas neuve – Friedman et Lemaître en avaient écrit les bases théoriques dès les années 1920- mais il avait manqué jusque là une image forte qui la propulse au rang de mythe fondateur. Sans le vouloir, les scientifiques ont créé un substitut à l’ancienne mythologie biblique. Et l’on ne déracine pas une mythologie avec des raisonnements scientifiques, aussi pédagogiques et convaincants soient-ils.

Cette construction d’une métrique universelle qui peut s’additionner et qui ne connaît pas de limite ni vers le haut ni vers le bas vous rappelle sans doute mes histoires de « rapidité » en relativité. C’est normal! Les deux raisonnements développés par Jean-Marc Lévy-Leblond tirent leur source d’un même théorème mathématique qui montre qu’en gros on peut toujours transformer une grandeur ayant une limite absolue (comme la vitesse d’un corps ou le temps) en une variable « naturelle » pouvant s’additionner et se soustraire facilement (pour ceux que ça intéresse, ce théorème montre précisément que « tout groupe continu à un paramètre est isomorphe à un groupe additif », voilà voilà!). Du coup, je vous pose une question à cent balles qui m’a trotté dans la tête. Avec le même genre de démarche pourrait-on imaginer une échelle « naturelle » des températures qui n’ait pas de limite inférieure? La réponse en commentaire la semaine prochaine!

Sources:
JM Lévy-Leblond: L’âge de l’Univers est-il vraiment fini (pdf), qui a inspiré ce billet, et Additivité, rapidité, relativité pour le fameux théorème sur l’additivité
Le modèle de Friedman-Robertson-Walker expliqué dans un cours de cosmologie de l’Université d’Helsinki
A lire aussi le Geo Savoir, sur le Big Bang qui sort mercredi prochain (mais que j’ai pu me procurer en avant-première) avec justement une interview d’Etienne Klein sur le sujet.

Billets connexes:
Cosmologie fastoche 1 sur le facteur d’échelle
Life in the fast lane, sur la même démarche appliquée à la vitesse.
Notre sens du logarithme sur d’autres cas où le logarithme explique bien des choses