samedi 14 janvier 2012

La fièvre de l'ordre

La chaleur est considérée par les physiciens comme l’énergie la moins noble, celle qui est le plus dégradée. La thermodynamique a même érigé ce bonnet d’âne en principe en affirmant qu’il est toujours plus facile de convertir n’importe quelle autre énergie (électrique, mécanique, chimique…) en chaleur que l’inverse: essayer donc de faire avancer votre vélo en refroidissant ses patins de freinage, pour voir… Le chaud semble donc aller de pair avec le désordre et les métamorphoses de la matière quand elle change de de phase dans la matière vont toujours dans cette direction: les états les plus ordonnés ne prennent corps que si la température est suffisamment basse: l’eau cristallise uniquement à moins de 0° (sous pression atmosphérique), la super-conductivité ne s’observe qu’à des températures très basses et les aimants ne possèdent leur propriété magnétique qu’en dessous d’une température critique. Même en cosmologie, les différentes forces (gravité, force électro-faible et électromagnétique, force nucléaire forte) n’ont vu le jour qu’à mesure que l’univers se refroidissait. Pourtant, on a vu dans le billet précédent que la convection thermique, aussi désorganisée soit-elle, est à l’origine du ballet bien réglé des geysers dans les zones volcaniques. Je vous propose donc de poursuivre cette réhabilitation de l’énergie thermique et d’explorer quelques drôles de phénomènes où l’ordre émerge spontanément du chaud et non pas du froid…

Comment refroidit votre bol de soupe?

Sans remettre en cause le deuxième principe de thermodynamique, il peut arriver que de la chaleur se transforme spontanément en mouvements plus ou moins cohérents. Pour le comprendre il faut que je vous parle un peu de convection. Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi votre soupe refroidit plus vite qu’un bol de purée? Dans les deux cas, la chaleur se dissipe à travers les parois du bol et au contact de l’air ambiant, par conduction thermique. Mais la soupe a un joker: contrairement à la purée plus ou moins solide, le liquide s’agite dans votre bol quand il est chaud. La soupe du fond, plus chaude donc moins dense a tendance à remonter. Arrivée en surface, elle refroidit (par conduction), devient moins dense et coule à nouveau, entraînée par son propre poids. Visualiser ça dans la soupe n’est pas facile, par contre on peut se rendre compte du phénomène en laissant fondre un glaçon d’eau teintée dans un récipient d’eau et en regardant diffuser le même liquide teinté, mais chauffé cette fois à partir du récipient:


Plus la différence de température -le gradient- entre le fond et la surface  est grande, plus ces mouvements de convection sont intenses. C’est pour cela qu’on refroidit très vite sa soupe en soufflant dessus: non seulement on refroidit le liquide en surface (parce qu’on chasse la couche d’air chaud qui stagne au-dessus), mais en plus on accroît le gradient de température ce qui amplifie le phénomène de convection. Double effet kiss-cool!

A force de mélanges, la température finit par s’homogénéiser entre le fond et la surface. Lorsque le gradient de température devient trop faible, les flux de convection se heurtent à la viscosité du milieu et disparaissent. Le refroidissement ralentit car il n’a plus que la conduction thermique comme moteur. Par contre si votre soupe est sur le feu, le réchauffement permanent du fond de la casserole entretient les mouvements cycliques dans le liquide:


Mouais vous allez me dire que dans la vraie vie ces flux n’ont rien de très organisé. Où elle est l’auto-organisation là-dedans? Hors sujet Xochipilli? Remboursez! Un peu de patience, ami lecteur, j’arrive…

Les cellules de Bénard

En 1900, le physicien Henri Bénard fit une drôle de découverte en faisant justement chauffer une fine couche d’huile dans une casserole. Le liquide en surface formait comme des  « cellules » de formes régulières plus ou moins hexagonales:

Que se passe-t-il? Lorsque la couche de fluide est suffisamment fine et la différence de température suffisamment grande, les flux de convection s’organisent en petits rouleaux contigus et verticaux, au sein desquels le liquide circule de haut en bas soit dans un sens soit dans l’autre.

(source Wikipedia)

Il y a du monde en surface donc chaque cylindre tend à y occuper le maximum d’espace. Et quand on comprime des cylindres les uns contre les autres, ils se déforment en hexagones comme le font les alvéoles de cire des nids d’abeille (voir ce billet à ce sujet). Le même phénomène peut se produire avec de la lave affleurant à la surface du sol, comme ce qu’on observe sur la chaussée des géants, en Irlande:


La chaussée des Géants en Irlande (source Wikipedia)

C’est y pas de l’auto-organisation ça? On retrouve toujours les trois caractéristiques de l’auto-organisation, dont on a parlé dans le dernier billet: un apport permanent d’énergie (ici la chaleur), un phénomène auto-amplifié (la convection) et un feedback négatif (la gravité, combiné à la conduction et la viscosité). Mais il y a deux trucs intéressants en plus.

D’abord, le système combine stabilité et imprédictibilité: les cellules qui se forment restent stables malgré les perturbations du système mais en revanche il est impossible de prédire si tel rouleau circulera plutôt dans un sens ou plutôt dans l’autre. Exactement comme il était impossible de prédire si tel récipient de la génératrice de Kelvin serait chargée positivement ou négativement. Les systèmes auto-organisés sont de parfaits compagnons de jeu: à la fois très fiables et en même temps un peu imprévisibles.

L’autre propriété fascinante est que pour une couche de liquide donnée, les cellules de convection n’apparaissent que dans une fourchette bien précise de gradients de températures. Lorsqu’on fait varier la température, la forme des cellules de convection peut changer brusquement (c’est ce qui rend leur mise en évidence difficile dans la vraie vie où la température n’est jamais parfaitement contrôlée). Les cellules peuvent se transformer en rouleaux parallèles ou même en spirales, comme des chercheurs l’ont mis en évidence dans les années 1990. Voilà ce que ça donne sur les simulations numériques:

 

C’est le propre des systèmes auto-organisés que de bifurquer brusquement lorsque certains paramètres franchissent des seuils critiques (comme la température d’ébullition ou de gel de l’eau par exemple). Et puis au-delà d’un ultime seuil, le système vire au chaos. Celui-ci porte bien son nom en général, mais il y a des exceptions là aussi. La plus célèbre se trouve même sous nos pieds!

Le magnétisme terrestre

De tous les phénomènes naturels, l’existence du champ magnétique terrestre est sans doute celui qui est le plus connu et le moins bien compris. On s’est longtemps imaginé qu’il était causé par l’aimantation des minerais à l’intérieur de la Terre. Et l’orientation Nord-Sud du champ magnétique semblait naturellement s’expliquer par la rotation de la Terre sur elle-même. Cette explication simple s’est effondrée lorsqu’on a découvert qu’il règne des températures très élevées au coeur de notre planète. A de telles températures (plusieurs milliers de degrés), tous les matériaux ont perdu toutes propriétés magnétiques.

L’intérieur de la Terre et son champ magnétique

Heureusement on sait comment fabriquer un champ magnétique même si l’on n’a pas d’aimant sous la main: il suffit de faire circuler un courant électrique dans un conducteur:

Bon, il ne reste plus qu’à produire un courant électrique. Simple: il suffit de déplacer un conducteur dans un champ magnétique, ou comme sur la dynamo de votre ancien vélo, un aimant à proximité d’un fil conducteur:

Ca ne vous aura pas échappé, il y a un truc qui ne colle pas: pour créer un champ magnétique, il faut du courant qu’on doit créer… avec un champ magnétique: on tourne en rond! C’est pourtant l’idée étrange qu’avança Sir Joseph Larmor dès 1919 pour expliquer le champ magnétique solaire. Il suggérait que si le courant induit renforçait le champ magnétique lui ayant donné naissance, l’effet dynamo pouvait s’auto-amplifier à partir d’un infime champ magnétique initial. Son article concluait de façon prémonitoire qu’un tel argument pourrait s’appliquer au champ magnétique terrestre, si l’on supposait que le noyau terrestre se présentait sous forme d’un conducteur liquide, ce qu’on ignorait à l’époque. Quelques années plus tard, on réalisa l’astucieux montage d’une telle dynamo auto-amplificatrice:

Si à la place du disque métallique qui tourne, vous imaginez du magma en mouvement, vous avez un joli modèle explicatif. Il suffit de supposer que le champ magnétique terrestre a pu germer à partir d’un tout petit champ provenant du reste du système solaire. En réalité, ça n’est pas si simple car le magnétisme fossile des roches montre que l’axe de notre champ magnétique s’est inversé plusieurs fois au cours de l’histoire de la Terre (dernière inversion il y a 300 000 ans paraît-il).  Qu’à cela ne tienne, un montage un peu plus complexe, mettant en oeuvre non pas une mais deux dynamos s’auto-excitant l’une l’autre, rend bien compte de ces effets d’inversion. Je vous présente la dynamo de Rikitake (cliquez pour agrandir):On retrouve dans ce montage tous les ingrédients des phénomène d’auto-organisation:
– la source d’énergie est ici l’énergie fournie pour faire tourner les disques;
– l’intensité du champ magnétique induit est auto-amplifiée;
– on a peu parlé jusqu’ici du feedback négatif qui limite l’intensité du champ magnétique. Il s’agit de la résistance électrique du montage et des forces de Laplace, qui s’opposent à l’augmentation du champ magnétique.

Coup d’Etat sur le second principe!

L’analogie est plus difficile à visualiser avec le magma terrestre, mais tant les simulations numériques que les expérimentations en laboratoire confirment la pertinence de ces modèles.

Même si on est encore très loin de tout bien comprendre à cause de la complexité des équations, une chose est sûre: le champ magnétique ne se maintient qu’à condition d’entretenir une rotation très rapide du système. Or la rotation de la Terre sur elle-même est trop faible pour agiter le magma avec une énergie suffisante. Tout le système repose donc sur la vigueur des flux de convection du magma qui dissipent la chaleur du noyau vers les couches extérieures du manteau terrestre. Ces flux de convection sont eux-mêmes entretenus par d’intenses réactions thermiques dans le noyau. L’énergie thermique joue donc un rôle absolument clé dans toute cette histoire et c’est drôle parce que c’est précisément elle qui empêche l’aimantation des métaux! Autrement dit la chaleur crée par chaos un champ magnétique qu’elle met d’habitude KO dans les aimants.

La plupart des étoiles et des planètes « vivantes » possèdent un champ magnétique propre. Peu de phénomènes sont donc à la fois aussi universels et aussi difficiles à modéliser dans le détail. Même si à notre échelle le champ magnétique terrestre semble très stable, son évolution est totalement imprévisible à l’échelle de quelques millions d’année, à cause de la non-linéarité des équations. Encore ce mélange typique de fiabilité et d’imprévisibilité!

Pour faire écho à un billet précédent, je ne suis pas sûr que Galilée se serait si facilement convaincu que les mathématiques sont le langage de la Nature si les lois de la gravité avait été aussi compliquées. Le triomphe de notre vision scientifique du monde tient à peu de choses…

Pour aller plus loin:

Sur les cellules de convection:
L’article de Wikipedia sur le sujet
L’article de Gunton et Xi sur les formes étranges qu’elle revêtent

Sur le magnétisme terrestre:
Le site de David Sterne et celui de Luxorion qui traitent très bien le sujet
Cet article publié par le CNRS.