Vous êtes vous déjà demandé pourquoi c'est du sable qu'on met dans les sabliers, et pas de l'eau par exemple? La réponse est à la fois évidente et très étonnante: le débit en bas d'une colonne d'eau est plus important lorsqu'elle est pleine que lorsqu'elle est presque vide alors qu'un sablier s'écoule à vitesse constante, comme indifférent à la quantité restante dans le compartiment supérieur. S'il lui faut 6 minutes pour se vider entièrement, au bout de 2 minutes il se sera vidé du tiers de son sable, au bout de 3 minutes, de la moitié etc. Graduer un sablier cylindrique est donc un jeu d'enfant et c'est sans doute la raison pour laquelle les sabliers ont définitivement remplacé les clepsydres et autres horloges à eau.
Du sable irrespectueux des lois de la gravité
Une telle propriété est très contre-intuitive; car plus il y a de sable dans le compartiment supérieur, plus la colonne de sable devrait peser lourd, et plus la pression au niveau du goulet d'étranglement du sablier augmente, plus le débit devrait être élevé! Où est l'erreur?
Pour en avoir le cœur net, vous pouvez vous amuser à peser une colonne de sable dans un tube en plastique, long et fin. Ajoutez progressivement le sable dans le tube: au bout d'un moment, le poids indiqué sur la balance n'augmente plus, même si vous continuez à remplir le tube de sable. Il y a plus de sable, mais ça pèse toujours pareil! Pratique pour grossir sans prendre de poids.
Bien sûr la gravité n'a pas disparu. Elle a été déviée vers les parois, dont les forces de frottement permettent de "retenir" en partie le sable. On imagine facilement le truc si l'on pense à des billes empilées les unes sur les autres: si l'on appuie dessus, les billes vont se serrer les unes contre les autres et exercer une poussée autant sur la paroi que vers le bas. C'est comme ça qu'en voulant trop remplir sa valise on finit par en faire craquer les fermetures latérales. Pour en revenir à notre tube de plastique plein de sable, ce serait donc ce phénomène qui empêcherait le poids d'augmenter en bas de la colonne. Pour vous en convaincre, refaites l'expérience, mais avant de mettre le sable dans le tube, roulez-y un morceau de chemise en plastique transparent -vous savez de celles qui glissent tout le temps quand on veut les empiler. Une fois l'intérieur de votre tube tapissé de plastique, versez le sable (qui sera donc au contact avec le plastique et non plus avec le tube) et pesez-le en bas du tube: le poids que vous mesurez augmente régulièrement avec la quantité de sable versé. Ouf, on a retrouvé notre gravité! Le revêtement plastique très glissant n'a pas permis au sable de "s'accrocher" aux parois du tube. En l'absence de forces de frottement horizontal tout le poids du sable a du coup été répercuté jusqu'en bas de la colonne et notre sable a repris le même comportement qu'un liquide.
Voûtes romanes et ballasts du TGV: même combat!
On peut montrer que les grains de sable dans la colonne s'organisent naturellement sous forme de petites chaînettes, qui transmettent la poussée verticale sur les côtés. Un peu comme les voûtes des cathédrales, dont le poids est transmis aux contreforts latéraux. En fait on utilise tous les jours sans le savoir cette drôle de propriété du sable et des substances granuleuses en général:
- le ballast des voies ferrées, fait de graviers, permet de diffuser la pression des rails sur les côtés (et en plus, le gravier permet à l'eau de ruissellement de s'écouler sans stagner);
- la formation en triangle des boules de billard américain en début de partie permet de réaliser -au moins quand on sait s'y prendre- de magnifiques éclatements lorsqu'on percute le sommet avec la boule blanche. Là encore, la force de l'impact est répercutée dans toutes les directions et notamment sur les côtés.
- l'expérience du "bâton collé" dans le sable relève du même phénomène. Maintenez un bâton verticalement au centre d'un récipient que vous remplissez de sable en le tassant régulièrement. Une fois le récipient rempli, en tirant simplement sur le bâton vous soulevez l'ensemble comme si le bâton était soudé au sable. Succès garanti à la fête des sciences (source de la photo).
Quand la police provoque des embouteillages Même s'il peut enfler sans prendre de poids, notre sablier reste un grand sensible. Surtout s'il est gros, comme pouvaient l'être les sabliers de marine jadis utilisés en mer pour calculer la longitude (en fonction du décalage horaire observé avec le soleil). C'est bien simple, si vous posez votre main sur l'ampoule du bas, notre sablier hyperémotif s'arrête de fonctionner. Si vous l'enlevez, il reprend son écoulement. Pour comprendre pourquoi, il faut regarder de très près ce qui se passe au niveau de goulet d'étranglement du sablier: on y observe une espèce de voûte (celle dont je parlais plus haut) qui se forme et se détruit régulièrement, aussitôt remplacée par une autre. En temps normal, l'écroulement de la voûte se produit de manière un peu chaotique, comme un bouchon d'automobiles à un carrefour: deux ou trois voitures arrivent brusquement à s'en dégager puis le bouchon se reforme. Un rien trouble cet écoulement, et vous avez déjà bien dû remarquer que la simple présence d'un policier posté à l'angle du carrefour suffit à bloquer complètement la circulation. Il se passe exactement la même chose avec l'écoulement du sable. En l'occurrence ce n'est pas un policier qui perturbe notre sablier mais la très légère augmentation de pression qu'a provoquée la chaleur des mains qui se sont posées dessus.
L'expérience des "sabliers intermittents" illustre de manière spectaculaire cette sensibilité des sabliers aux variations de pression: en laissant une des ampoules ouvertes, le sablier s'arrête puis repart, à intervalles réguliers, oscillant dans son fonctionnement en fonction des changements de pression provoqués: un joli exemple d'auto-organisation, domaine du sable par excellence.
Si le sujet du sable vous inspire, je vous recommande l'excellent Sables Emouvants, de Jacques Duran (dont sont tirées les illustrations): un exemple de pédagogie.