lundi 31 août 2009

Céladon la clef de la craquelure

Distraction matinale? Jusqu'à ce matin je n'avais encore jamais prêté attention à la géométrie du fond de ma tasse de café (imitation céladon), dont les fines craquelures dessinent des figures tout à fait remarquables:




Regardez: les minces fêlures se coupent toujours plus ou moins perpendiculairement. Ciel! Des angles droits dans ma tasse! C'est pas dangereux au moins?

Le code de la route des fractures
"Pure question de contraintes!" vous expliquerait un physicien: la céramique en refroidissant est comme une peau de tambour tendue que l'on incise. Une première fracture se propage en suivant la ligne de plus grande tension, comme un petit ruisseau qui descend un relief en suivant la ligne de plus grande pente. La déchirure sur ses bords "soulage" entièrement la tension qui s'exerce perpendiculairement. A proximité d'une fracture, il ne subsiste donc qu'une tension parallèle à la direction de la fracture (c'est plus simple à comprendre sur le schéma).



S'il se forme ensuite une deuxième fracture dans les environs(schéma de droite), elle se propagera elle-aussi perpendiculairement à la tension qu'elle subit. Comme la tension est parallèle à la première fracture à proximité de celle-ci, la nouvelle fracture coupera son aînée à angle droit.
C'est ce qui se passe pour un sol qui craquèle sous l'effet (d'étirement) de la sécheresse (photo de Eman):



Dans ce genre de réseau où les mailles se forment successivement et ne se déforment plus une fois ensuite (on appelle ça un réseau hiérarchique sans réorganisation si vous voulez frimer dans les dîners), les cellules ont en général quatre côtés et six voisines en moyenne. Quatre? Six? Encore des nombres magiques sortis du chapeau divin? Nenni, il n'y a rien que de très logique derrière ces mystérieuses lois.

Petit précis de quadricapillosectomie

Commençons par l'explication des "quatre côtés" (les mathophobes peuvent sauter ce paragraphe). Supposons que l'on parte d'une cellule à K bords. Une fracture va en général couper deux de ses bords à angle droit (le cas où la fracture tombe pile sur un des sommets est exceptionnel). Si l'on compte la somme des bords des deux cellules-filles formées, il y en aura K+4. Un petit schéma vaut mieux qu'un long discours:

On recommence comme ça avec chaque cellule-fille. Chaque fois qu'une fracture divise une cellule, la somme du nombre de bords de chaque cellule est augmenté de quatre. Après avoir coupé nos cheveux en quatre cellules en deux un nombre n de fois, cette somme vaut K+4n. Chaque cellule a donc (4+K/n) bords en moyenne. Quand n est très grand, K/n devient très petit et le nombre de bords moyen des cellules tend fatalement vers 4. Vérification immédiate au fond de ma tasse:

Ça marche! Notez au passage que si les cellules se réorganisaient au fur et à mesure, comme des bulles de savon qui se divisent et glissent les unes sur les autres, les choses seraient très différentes. A la jonction de deux bulles, les tensions de surface s'équilibrent et les parois forment des angles de 120° (dans l'espace c'est pas forcément facile à voir, source de la photo: ici), ce qui en deux dimensions donne des bulles à six faces en moyenne et non plus quatre.

Pourquoi le raisonnement qu'on a fait sur la division des mailles d'un réseau de fractures n'est-il pas valable ici? Il suffit de regarder évoluer la mousse de sa bière pour comprendre: contrairement à notre réseau rigide de fractures, chaque fois qu'une bulle de gaz éclate ou au contraire est divisée en deux, toutes les cellules voisines se reconfigurent pour conserver des angles à 120°.

Il y a pourtant une situation où bulles et fractures se mettent d'accord, c'est au contact d'une surface physique: là, notre bulle se raccorde bien à angle droit pour équilibrer la tension capillaire des deux côtés de sa paroi (source de la photo: hispeed.ch).


Six voisins, règle universelle
Les bulles et les réseaux de craquelures sont également en phase sur leur nombre moyen de voisins: six. On s'en convaincra facilement avec prenant un exemple:

Sauf si vous prenez un réseau dont chaque sommet joint 4 arêtes (le quadrillage d'une feuille par exemple), cette règle des six voisins sera toujours vraie, quelque soit la géométrie de votre maillage. C'est beau, les maths...

Londres au XVIIe c'est pas ma tasse de thé café
Bizarrement, on retrouve la géométrie de mon fond de tasse sur les vieilles cartes des villes. Avec moins d'angles droits (quoique), mais toujours des pâtés de maison ayant en moyenne 4 côtés et 6 voisins.


Que fait le plan de Londres dans ma tasse de café? Du calme: quand l'urbanisme se contente de créer une nouvelle rue transversale chaque fois qu'on souhaite relier deux voies existantes, on est dans la même situation qu'une nouvelle fracture qui relie deux fractures antérieures sans les modifier. Revoilà notre fameux réseau hiérarchique sans réorganisation. Les angles droits que l'on observe sont probablement explicables par le fait que le plus court chemin à une rue est une perpendiculaire à celle-ci [source de la photo ici]


Ne cherchez pas ce genre de topologie dans les villes modernes. Avec un quadrillage aussi régulier que celui de Brasilia ci-dessous, chaque carrefour donne sur quatre rues en moyenne et on est donc dans le cas exceptionnel de 4 voisins par cellule, mentionné plus haut
.


Etranges nervures végétales
N'allez surtout pas croire que la géométrie soit le propre du monde minéral! Les nervures des feuilles des plantes présentent elles aussi de troublantes analogies avec le revêtement craquelé de ma tasse. Cette fois-ci tout y est: angles droits et figures à quatre côtés et six voisins en moyenne.

On explique d'habitude la formation des nervures par l'action d'hormones végétales comme l'auxine. En effet, quand on supprime en laboratoire l'effet de l'auxine durant la croissance d'une feuille, il ne se crée aucune nervure. Pourtant la géométrie très particulière du réseau des veinures reste une énigme: les colonies de bactéries, ou la croissance des cristaux qui se développent aussi par diffusion d'un principe actif -substance ou autre- se présentent toujours sous forme d'arborescences ouvertes, avec très peu de reconnexions des branches du réseau entre elles. On a du mal à comprendre comment la diffusion d'auxine provoque la reconnexion des nervures à angle droit, reconnexions évidemment vitales pour n'importe quel réseau vivant.

Le physicien Yves Couder et son équipe de l'ENS se sont intéressés à la question et émettent l'hypothèse que la croissance de la feuille suffirait à créer la même tension qui provoque des craquelures dans une surface qui sèche. Sans que les nervures soient nécessairement des fractures à proprement parler, leur mode de formation pourrait être très voisin et obéir aux mêmes contraintes mécaniques: sous l'effet de la tension, une première série de nervures précurseurs se dessine de manière à soulager partiellement la contrainte. Puis d'autres nervures secondaires apparaissent. Soit elles sont trop courtes et s'arrêtent sans se reconnecter, soit elles sont plus longues et elles croisent alors les nervures existantes perpendiculairement, pour les mêmes raisons mécaniques que dans le cas des fractures.


Pour tester cette hypothèse, Yves Couder s'est amusé à faire sécher une couche très fine de gel sous différentes conditions et à comparer les formes obtenues avec différentes structures de nervures observées dans la nature. Le résultat est éloquent (source ici):








Etonnant, non? En réalité, si vous regardez bien une feuille, vous vous rendrez compte que les angles ne sont pas exactement à 90°. On peut supposer que la formation des nervures est intermédiaire entre celle des fractures et celle des bulles de savon; les mailles du réseau se formeraient bien par générations successives, mais elles se réorganiseraient partiellement au moment des reconnexions entre nervures.

Des nervures partout!
Je ne sais pas ce qu'il y avait dans ma tasse de café, je vois maintenant des nervures partout. Regardez le détail d'une aile de libellule: ce magnifique réseau de nervures à angles droits ne vous rappelle rien?


Il n'y a pas que moi qui vois des nervures partout. D'Arcy Thompson raconte que la réaction d'un illustre ingénieur suisse, le Pr Culmann, lorsqu'il aperçut par hasard en 1866 la coupe longitudinale d'un os de fémur:

"Au premier coup d'œil, l'ingénieur, qui venait de concevoir les plans d'une nouvelle et puissante grue, comprit que l'arrangement des trabécules osseuses [les corps caverneux qui forment le tissu osseux] ne représentait ni plus ni moins que les lignes de contraintes, les directions des lignes de tension et de compression s'exerçant sur la structure soumise à une charge. Bref il comprit que la nature avait renforcé l'os de la manière et dans la direction précisément nécessaires à la résistance requise; et il se serait exclamé: "Mais c'est exactement ma grue!".

Autrement dit lors de la croissance de l'os, les trabécules poussent en s'alignant soit sur les lignes de plus forte tension, soit sur celles de plus forte compression, perpendiculaires aux premières. Le résultat final est ce merveilleux dessin de faisceaux qui s'entrecroisent régulièrement à angles droits.

Vive la biomécanique!

Cette approche purement mécanique des formes naturelles a quelque chose de fascinant. Expliquer la beauté du vivant par la seule puissance des lois de la physique est d'autant plus élégant qu'on a un peu tendance à se contenter de l'argument -trop facile- de la sélection naturelle. Comme le dit le physicien israëlien Jacob Israelachvili pour taquiner ses collègues biologistes: "si vous demandez à un physicien pourquoi les pommes tombent par terre, il vous répondra que c'est à cause de la force de gravité. Si vous demandez à un biologiste, il vous expliquera qu'elles n'avaient a priori aucune raison de le faire, mais que seules qui tombaient comme ça ont survécu".

Il serait quand même paradoxal que l'avancée scientifique extraordinaire que représente la théorie de l'évolution aboutisse finalement à une certaine paresse intellectuelle dès lors qu'il s'agit d'expliquer la morphologie du vivant. D'ailleurs, en parlant de paresse, il faudrait peut-être que j'aille bosser moi...


Sources:

L'article de Yves Couder et al. paru en 2000 sur les réseaux de fractures
Les publications (en anglais) de Steffen Bohn sur l'étude des réseaux de nervures en 2002 et en 2005.
Vous pouvez également écouter la conférence d'Yves Couder à l'ENS sur le sujet en 2007.
The mechanobiology of cancellous bone structural adaptation de C Jacobs (2000) sur l'analyse de l'adaptation mécanique de l'os aux contraintes.
L'excellent livre "Forme et croissance" de D'Arcy Thompson (1961) le génial inventeur de la biomécanique (extrait p.235)

Billets connexes:

Billet classé (puissance) X pour comprendre pourquoi on retrouve les nombres de Fibonacci dans les ananas et les pommes de pin, et non, ce n'est pas forcément à cause de la sélection naturelle, rogntudjou!
Quelle différence entre un canard... pour savoir pourquoi le sillage derrière eux fait forcément un angle de 39°, sans que ce soit un coup de Da Vinci code.

jeudi 20 août 2009

Photon ou vraie prise de tête?

Les drôles de paradoxes de la mécanique quantique sont normalement des friandises réservées à ceux qui ont déjà assimilé des équations barbares ou des notions étranges comme celle des "fonctions d'ondes". Pour réparer cette injustice et permettre à tout le monde de goûter aux mystères de l'infiniment petit, voici l'un des plus mystérieux paradoxes, dépouillé de toute théorie quantique et de presque tout calcul (juste un petit cosinus pas méchant...).

Les mille et une nuits, version fatale
Bagdad, vers 950. Le sultan Schahriar un peu vexé de s'être laissé embobiner par les contes de la belle Sheherazade vous impose, ainsi qu'à tous les logiciens de la ville, l'épreuve dite de la "suprême coordination".

Vous êtes enfermé dans une cellule avec un camarade de détention pendant 100 jours et 100 nuits (je vous fais la version courte). Chaque soir chacun de vous sortira de la cellule par une porte différente, donnant sur une cellule contiguë. Une fois seul, vous devrez piocher une carte au hasard dans un jeu composé uniquement de valets, de dames et de rois en nombres égaux. En fonction de la carte tirée vous avez le choix entre:
- regagner immédiatement votre cellule collective (choix A)
- dormir sur place et ne rentrer que le lendemain matin (choix B)

Une fois votre choix fait, vos geôliers comparent votre carte et votre décision avec celle de votre camarade d'infortune (qui a subi le même sort) et inscrivent tout ça sur le Grand Registre du sultan. La "suprême coordination" consiste à remplir les trois conditions suivantes:
Condition 1: chaque soir où vous avez pioché la même carte que votre camarade, vous avez fait le même choix que lui (A ou B peu importe);
Condition 2: les soirs où vos deux cartes se suivent (valet+dame ou dame+roi) vous avez fait le même choix que lui trois fois sur quatre;
Condition 3: les soirs où l'un a pioché un valet et l'autre un roi, vous avez fait le même choix que lui une fois sur quatre.

Si au bout de 100 nuits, on constate que vous avez rempli ces trois conditions, vous serez relâchés vous et votre collègue. Sinon, couic! C'est la mort.

Evidemment, vous avez tout loisir de vous concerter sur la stratégie à tenir avec votre malheureux partenaire. Mais une fois dans l'isoloir de la cellule voisine vous n'avez aucun moyen de savoir quelle carte il a pioché de son côté, ni quel choix il a fait et vos gardiens sont totalement incorruptibles. Comment faites-vous pour échapper à la mort?

Pas de panique, pensez-vous, il suffit de réfléchir un peu...

- La condition 1 vous impose d'avoir la même stratégie que votre partenaire. Puisque vous devez faire toujours le même choix quand vous piochez la même carte, il faut vous mettre d'accord ensemble chaque soir sur le choix correspondant à chaque carte. Par exemple si c'est un valet, vous convenez de faire le choix A (regagner votre cellule), si c'est une dame le choix B (découcher pour la nuit, c'est humain après tout), si c'est un roi le choix A. On notera cette stratégie [A,B,A];

Chaque soir vous devez donc convenir avec votre copain d'une des 8 stratégies suivantes:
[A,A,A]; [A,A,B]; [A,B,A]; [A,B,B];
[B,A,A]; [B,A,B]; [B,B,A]; [B,B,B]

- Par contre si vous tenez à la vie il vaudrait mieux que vous changiez de stratégie de temps en temps. Car si vous choisissez toujours la même stratégie, [A,B,A] par exemple, vous serez certes toujours en phase si vous tombez sur la même carte que votre partenaire, mais si vous piochez un valet (choix A) et lui une dame (choix B) vous ferez toujours des choix contraires, alors que la coordination suprême exige que vous fassiez le même choix trois fois sur quatre!

Le tableau suivant résume ce qui se passe dans chaque cas:

type de stratégies
Proportion
de ce type de stratégie
Mêmes
cartes tirées
Cartes tirées:
valet/dame
Cartes tirées:
dame/roi
Cartes tirées:
valet / roi
type I
[A,A,A] ou [B,B,B]
a
choix
identiques
choix
identiques
choix
identiques
choix
identiques
type II
[A,B,A] ou [B,A,B]
b
choix
identiques
choix opposés
choix opposés choix
identiques
type III
[A,A,B] ou [B,B,A]
c
choix
identiques
choix
identiques
choix opposés choix opposés
type IV
[A,B,B] ou [B,A,A]
d
choix
identiques
choix opposés choix
identiques
choix opposés

Pour respecter les conditions 2 et 3, vous avez donc intérêt à trouver le bon dosage de stratégies de type I (proportion a), de type II (proportion b), de type III (proportion c) et de type IV (proportion d), avec a+b+c+d=1 (1)

La condition 2 vous impose que chaque fois que l'un tire un valet et l'autre une dame, vous faites le même choix trois fois sur quatre.
Donc avec les notations du tableau, il faut que a+c=3/4 (2)
De même quand l'un tire une dame et l'autre un roi, la condition 2 exige que a+d =3/4 (3)

La condition 3 vous impose que si l'un tire un valet et l'autre un roi, vous faites des choix identiques une fois sur quatre, donc a+b=1/4 (4)

En additionnant (2) et (3), on trouve 2a +c+d= 3/2.
En soustrayant (1) et (4) on obtient c+d=3/4
Et en soustrayant ces deux équations, on trouve a=3/8
En remplaçant a par sa valeur dans (4), on trouve ainsi b=1/4-3/8=-1/8

Là y'a comme un p'tit problème parce que au cas où vous l'auriez oublié "b" c'est une proportion, donc un nombre positif en général...
Une sueur froide glisse le long de votre échine car vous comprenez maintenant que l'épreuve à laquelle le sultan vous a soumis est insoluble. Aucune stratégie ne permet de coordonner vos actions avec celle de votre codétenu dans les conditions qu'il vous a imposées: vous allez donc mourir!!!

Pourtant, cette énigme dont aucun cerveau ne peut venir à bout, n'importe quel photon (ce fameux "grain" de lumière) vous la résout, les doigts dans le nez si tant est que ce photon ait un nez et des doigts, ce qui est une hypothèse hardie, je vous l'accorde. Je m'explique.

Et la lumière fut
Evidemment, un photon ne pioche pas dans un jeu de cartes à jouer, alors il faut un peu adapter l'expérience: au lieu de cartes à jouer on utilise des polariseurs, vous savez comme ces filtres photographiques qui laissent passer la lumière dans une seule "direction" de polarisation. Prenez un rayon de lumière tout ce qu'il y a de plus banal et envoyez-le sur un filtre polariseur. Derrière ce filtre le champ électrique est orienté (filtré) dans la direction du filtre.

Si vous placez un second filtre faisant un angle α avec le premier filtre, l'onde ressort atténuée de ce second filtre. Si la trigonométrie ne vous fait pas trop peur, le facteur d'atténuation est le cosinus de α.
Son énergie (proportionnelle au carré de l'amplitude) est atténuée du carré de cette atténuation.
Si α vaut 0°, l'énergie lumineuse est conservée.
Si α vaut 30°, elle est diminuée d'un quart.
Si α vaut 60°, elle est diminuée des trois quarts.
Si α vaut 90°, aucune lumière ne passe par le second filtre.


Que se passe-t-il si on diminue l'intensité du rayon lumineux jusqu'à ce qu'il soit réduit à un photon émis de temps en temps? En faisant l'expérience, on se rend compte que l'énergie de chaque photon n'est pas diminuée au passage du filtre, mais en contrepartie c'est sa probabilité de passer ce filtre qui est diminuée (elle vaut cos²(α)). Jusque là tout va bien, les comportements des photons sont simples à comprendre.

C'est alors que les physiciens ont eu l'idée de faire passer aux photons l'épreuve de la "suprême coordination". On sait fabriquer des paires de photons "jumeaux" (les physiciens diraient plutôt "intriqués") ayant la même polarisation et qui s'éjectent sitôt créés, chacun dans une direction opposée. On a donc placé dans chacune de ces deux directions des polariseurs dont les angles varient à chaque instant.


Appelons α la différence entre les angles des deux polariseurs à gauche et à droite: puisque les deux photons ont la même polarisation, si un des deux photons passe un polariseur, l'autre passera son polariseur avec la probabilité cos²(α). Et si le premier ne le passe pas, la probabilité que le second ne passe pas non plus est également de cos²(α)*.

Dans l'expérience réalisé par Alain Aspect en 1980, le polariseur de gauche ne peut prendre que deux valeurs 0 ou 30°, et celui de droite 30° ou 60°. On peut facilement faire l'équivalence entre ces valeurs et nos cartes: l'angle 0° correspond au valet, l'angle 30° à la dame et l'angle 60° au roi:

Angle des polariseurs gauche/droite
Différence entre les deux angles (α) Situation équivalente
avec le jeu de cartes
Probabilité que les photons aient le même comportement (absorption ou passage)
0° / 30°
30°
valet + dame
cos²(30°) = 3/4
0° / 60°
60°
valet + roi
cos²(60°) = 1/4
30° / 30°

valet+valet (ou 2 cartes identiques)
cos²(0)= 1
30° / 60°
30°
dame + roi
cos²(30°) = 3/4

Regardez: les paires de photons intriqués réussissent parfaitement l'épreuve de "suprême coordination"!
- Chaque fois qu'ils tirent la même carte (α=0) ils ont toujours le même comportement.
- S'ils tirent deux cartes successives (α=30°), ils sont coordonnés 3 fois sur 4.
- Si l'un tire un valet, l'autre un roi (α=60°), ils sont coordonnés 1 fois sur 4.
C'est pas beau, ça?

Trop forts ces photons intriqués
Nos petits photons arrivent à faire ce qu'aucun humanoïde ne pourrait jamais faire! Et ils ne trichent pas: on a pris soin d'éloigner suffisamment les polariseurs l'un de l'autre pour qu'aucun signal n'ait le temps matériel de passer de l'un à l'autre pour "avertir" le photon de ce qui se passe pour son camarade à l'autre bout de la salle.

Comment font-ils? A vrai dire on n'en sait rien. On peut imaginer que chaque photon soit en permanence informé de ce que l'autre fait au même instant, sans qu'on sache comment. Sauf que cela suppose que cette information voyage plus vite que la lumière, ce qui n'est pas très cohérent avec la théorie de la relativité. Faire cette hypothèse revient à imaginer qu'un effet puisse précéder sa cause: pas très orthodoxe, comme explication...

Vous voyez ce qu'il y a de révolutionnaire dans cette expérience: d'habitude l'état d'une particule dépend des conditions locales de son environnement, c'est-à-dire des influences qui lui arrivent à la vitesse de la lumière (ou moins vite), comme les interactions électromagnétiques par exemple. Or cette expérience-ci viole sans qu'on sache comment cette idée de localité sur laquelle s'appuie toute la physique. Voilà qui est plus que troublant!

Et n'allez pas croire que seuls les photons peuvent faire ce genre de prouesse, on peut refaire une expérience équivalente avec un électron, un proton... Elémentaires mais fortiches, nos particules!

*Si le premier photon ne passe pas son polariseur, le second photon passera le sien selon la probabilité cos²(α+90°)=sin²α. Donc le second photon ne passera pas, avec la probabilité 1-sin²α=cos²α.

Sources:
Quantum non-locality and relativity (Tim Maudlin, 2002) dont j'ai adapté l'illustration sous forme de jeu de cartes.
A lire aussi les billets de Tom Roud sur le sujet, où les chats sont à l'honneur.

Billets connexes:
La relativité lumineuse, même sans la lumière

jeudi 13 août 2009

Devinette: quelle différence entre un canard...

... et un supertanker, un porte-avion ou une planche à voile? Amis lézards des plages qui avez terminé votre sudoku, cette question est pour vous. Quel est l'angle du V que forme le sillage des bateaux qui croisent à l'horizon?

"Ca dépend de leur vitesse!" répondront les plus impulsifs. Mmhhh... si vous faites du ski nautique, vous savez bien que ce fameux V si difficile à passer, reste le même quand le bateau accélère...


Ca dépend du tonnage alors? Bof. Regardez les photos ci-dessous: un porte-avion laisse le même sillage qu'un escorteur beaucoup plus léger que lui.












Etrange non?

Il faut vous rendre à l'évidence: quelque soit le truc qui avance (du moment qu'il va suffisamment vite et en eau profonde) son sillage en V fait toujours 39° à peu près, qu'il s'agisse d'un bateau, d'un canard ou de la ligne qu'un pêcheur ramène (à droite).













Il a fallu attendre 1885 pour que Lord Kelvin, l'inventeur du zéro absolu, comprenne cette bizarrerie qu'on appelle un sillage de Kelvin,
en tout seigneur tout honneur. Mais ses calculs sont diablement compliqués alors je vous propose une explication beaucoup un peu un tout petit peu plus simple, à partir des sources que j'ai trouvées sur le sujet... Ames sensibles, si le X vous choque passez la suite!

Le sillage d'un avion

Commençons par un problème plus simple: la forme du sillage laissé par un avion supersonique
En fendant l'air, l'avion crée sur son passage une onde de pression qui se propage dans l'espace à la vitesse du son c. S'il va plus vite que le son, l'avion laisse derrière lui une ribambelle d'ondes sphériques qui se dilatent progressivement, un peu comme si on tirait une rafale de cailloux dans l'eau. Ces ondes se combinent -interfèrent disent les physiciens- les unes avec les autres. Or ce qu'on perçoit comme l'onde de choc est le lieu est le lieu où elles s'additionnent au maximum (c'est pour ça que quand elle touche le sol, elle libère son énergie et fait "bang"): c'est donc l'enveloppe de ces petites sphères, qui forme donc un cône derrière la queue de l'avion. Vu du sol, ça forme un sillage en V.

Raisonnons dans un plan: lorsque l'avion passe du point A à B dans un laps de temps t à la vitesse v, il parcourt la distance vt. De son côté, l'onde initialement créée en A est maintenant devenue un cercle de rayon ct et de centre A. Pour trouver l'angle du sillage, il suffit de remarquer que l'onde de choc cherchée est la tangente à ce cercle qui passe par le point B. AM (rayon) et MB (tangente) sont perpendiculaires donc la pente du cone fait un angle b tel que sin(b)=ct/vt=c/v.

Pour les méticuleux, choisissons le passage de l'avion en B comme origine du temps et des abscisses et appelons -α l'abscisse de A. L'équation de l'onde circulaire autour de A est f(x,y,t,α)=(x+α)²+y²-c²(t+α/v)²=0 (1)
L'enveloppe de ces ondes est par définition l'ensemble des points qui vérifient à la fois cette équation et ∂f/∂α=0
Cette dernière condition s'écrit (x+α)=c²/v(t+α/v)
En éliminant t dans l'équation (1), on obtient y=±(x+α)/c√(v²-c²) ce qui représente deux séries de droites
de pentes ±1/c√(v²-c²), c'est-à-dire l'angle d'un triangle rectangle dont un côté mesure c et l'hypothénuse vaut v.

L'angle du cône de l'onde de choc varie donc en fonction de la vitesse de l'avion. A la vitesse du son (Mach1), ce cône est un plan perpendiculaire à la trajectoire de l'avion. Et plus l'avion va vite, plus le cône est profilé... Votre première intuition était donc la bonne pour les avions: l'angle de leur sillage dépend effectivement de leur vitesse. Mais dans le cas d'un bateau ou d'un canard, les choses se compliquent!

Passons à l'eau dispersante...

D'abord, la vitesse de propagation d'une onde dans l'eau dépend maintenant de sa longueur d'onde.
Alors que la vitesse des ondes électromagnétiques ou sonores dans l'air est constante, dans l'eau les grandes longueurs d'ondes courent plus vite que les petites. On appelle ça un milieu dispersif, car des longueurs d'ondes différentes s'y séparent rapidement, tout comme un prisme décompose la lumière en faisceaux colorés divergents.

Le bateau crée à chaque instant toute une série d'ondes de longueurs d'onde différentes λ1, λ2, λ3... qui se propagent à des vitesses différentes en cercles concentriques le long de sa trajectoire. Ne nous laissons pas abattre et reprenons la méthode précédente (sans les calculs promis!) avec un bateau qui va de A en B: une longueur d'onde quelconque λi émise en A a donné l'équivalent de notre onde de choc en un point Mi tel que AMi et BMi sont perpendiculaires. L'ensemble de ces points M (j'arrête avec les indices, vous avez compris le principe) forme donc le cercle de diamètre AB.


Les ronds dans l'eau

L'autre particularité des ondes qui se propagent dans l'eau profonde, c'est que contrairement aux ondes sonores ou électromagnétiques, leur maximum d'énergie se déplace deux fois moins vite en moyenne que les ondes elles-mêmes. Pour avoir une idée du phénomène regardez de plus près la surface de l'eau après y avoir jeté un caillou: le "rond" extérieur dans l'eau est en fait constamment alimenté par les crêtes des petites vagues, qui proviennent du centre, se propagent plus vite que lui (deux fois plus vite) et meurent aussitôt après qu'elles l'atteignent. L'anneau que l'on voit n'est pas l'une de ces vagues, mais l'endroit où elles se combinent à leur maximum: c'est un paquet d'onde et non pas une onde particulière.



On voit bien ce phénomène sur cette simulation empruntée au site de Robert:



Pour simplifier on n'a représenté que deux longueurs d'ondes en interférence: vous voyez qu'il se forme des "paquet d'ondes", des fuseaux bien visibles aux endroits où les ondelettes sont maximales et ces paquets avancent plus lentement que les ondes qui les traversent. Dans la vraie vie, il y a beaucoup d'ondelettes de différentes longueurs d'ondes mais elles disparaissent toutes sitôt qu'elles passent le paquet d'ondes.

Retour à bord du bateau
(ou du canard)
Pour revenir à notre bateau qui va de A à B, les points Mi que l'on vient de déterminer sur le cercle de diamètre AB correspondent donc au front d'onde des petites ondelettes rapides et non pas à celui des paquets d'ondes. A chaque point Mi correspond un maximum d'énergie en Ni, situé à mi-course entre A et Mi (figure ci-dessous). C'est la collection des points N et non pas celle des points M, qui forme à chaque instant la limite du remous créé par le bateau au point A. D'autant que se trouvant au-delà des points N, le front des ondes aux points M est imperceptible.


Si vous êtes arrivés jusqu'ici ne zappez pas, vous avez presque fini! Le lieu de ces points N est le cercle rouge, deux fois plus petit que le cercle AB en pointillé, de rayon R= vt/4 si l'on garde la même notation que pour l'avion.

Pour les sceptiques, chaque point N est défini par AN=1/2 AM (en notation vectorielle); avec les notations de la figure de gauche,
O'N
= O'A + 1/2 AM = O'A + 1/2 AO +1/2 OM = 1/2 OM
Comme les points M décrivent le cercle de centre O et de rayon 2R,les points N décrivent le cercle de centre O' et de rayon R
.

Comment la simplicité naît de la complexité

Nous nous retrouvons donc avec des paquets d'onde en forme de cercles de rayon vt/4 qui parsèment la trajectoire de notre bateau entre A et B. Donc quelque chose comme ça:

Ca vous rappelle quelque chose? A nouveau le sillage est la tangente de tous ces cercles formés par les points N.
Mais cette fois, si vous regardez bien la figure de droite, le demi-angle du sillage au point B vaut sin b= R/3R=1/3, qui est une constante correspondant à un demi-angle de 19,5° c'est à dire à un sillage d'angle 39° environ.

Miracle!! La complexité de la propagation des ondes dans l'eau a littéralement neutralisé toutes les autres variables de sorte que l'angle du sillage ne dépend ainsi ni de la vitesse des ondes dans l'eau, ni de celle du bateau, ni de sa taille ni de l'âge du capitaine... C'est pas magique ça?

Si la complexité de tous ces calculs ne vous a pas neutralisé à votre tour, sachez qu'il faut quand même nuancer tout ça:
- Ce raisonnement ne tient qu'à condition de naviguer suffisamment vite et en eau profonde. Si vous tirez un bouchon dans une flaque, l'angle du sillage dépendra bien de sa vitesse et sera plus aigu si vous le faites avancer rapidement. A faible profondeur, l'eau est en effet peu dispersive: votre intuition initiale n'était donc que partiellement fausse.
- La valeur de l'angle du sillage est simple, mais l'ensemble des perturbations ne l'est pas du tout! On n'a fait qu'effleurer la complexité du phénomène du sillage. Si on simule complètement les turbulences, voilà ce que ça donne:



Ça jette, non? Mais bon, j'arrête là sinon ma femme me tue, déjà que ça fait quatre jours que j'essaie de comprendre cette histoire de canards!

Sources:
Le site de Robert, une mine d'infos intéressantes sur des phénomènes physiques insolites. Allez voir pourquoi les cheveux mouillés semblent plus sombres, et pourquoi quand on remue son infusion la cuillère fait d'abord "tong" puis "ting". Génial!
Elimentary derivation of the wake pattern of a boat, Frank Crawford (American Journal of Physics, 1984)
Le livre "Deux cent cinquantes réponses aux questions du marin curieux" de Pierre-Yves Belly (Editions Gerfaut, 2004)

mardi 4 août 2009

Conscience en flagrant délire (4)

Epilogue: moi c'est 1984, et vous?

Previously on "Conscience en flagrant délire": derrière d'impeccables apparences, l'homo rationalicus fait l'objet de tous les soupçons des fins limiers de la psychologie sociale lancés à ses trousses. Au fil des trois premiers épisodes, ses prétentions à la rationalité dans ses choix et ses jugements en ont pris un sacré coup dans les dents: hermétisme à l'objection, auto-justification compulsive de ses moindres faits et gestes y compris les plus absurdes, égocentrisme maladif dans ses rapports aux autres, les chefs d'accusation pleuvent sur celui qui se prétendait d'une objectivité sans faille. L'enquête révèle également d'inquiétantes tendances à la malhonnêteté intellectuelle, à l'image de qui se défend d'avoir rendu un chaudron percé en argumentant 1) qu'on ne lui a jamais prêté de chaudron, 2) qu'il était déjà percé quand on le lui a prêté et 3) qu'il l'a rendu en parfait état.

On termine la visite aujourd'hui, par une perquisition dans les archives mentales du suspect, à la recherche des pièces à conviction fatidiques parmi ses souvenirs autobiographiques...

Mémoire, ô jolie mémoire: qui est le meilleur?
Pourquoi chercher dans la mémoire du suspect les preuves ultimes de son incurable partialité? Élémentaire mon cher lecteur. Il ne vous a pas échappé dans le premier billet que le souvenir d'un affront subi est bien plus durable et cuisant que celui d'un affront infligé à d'autre, probablement parce qu'on mémorise mieux un souvenir associé à une émotion forte: la mémoire dévoile ainsi ses petites préférences pour les émotions plutôt que pour des souvenirs purement intellectuels.

Aiguillonnés par ce premier indice, nous avons donc investigué de ce côté-là et l'enquête a porté ses fruits, démasquant ce qu'on imaginait être un livre consignant rigoureusement les faits de notre passé. Par exemple on a réussi à interroger 72 personnes à 34 ans d'intervalle sur leurs relations familiales, la religion, leurs activités extra-scolaires etc. Le résultat est édifiant: les souvenirs des adultes sur leur adolescence n'ont qu'un rapport très lointain avec ce qu'ils rapportaient eux-mêmes à 14 ans! De même, il suffit de raconter un événement selon un certain angle pour en biaiser le souvenir que l'on en conserve. De quoi se poser des questions sur les méthodes de psychothérapie qui reposent entièrement sur le récit autobiographique du patient...

Bien sûr notre mémoire est fiable la plupart du temps, mais nos oublis ou nos souvenirs altérés ne se produisent pas vraiment au hasard: on a ainsi montré que les gens surestiment la fréquence et l'importance de leurs dons à des organismes caritatifs, que les adultes surestiment les notes qu'ils avaient au lycée dès qu'il n'en ont plus un souvenir très clair etc. Nos souvenirs sont une construction malléable qui raconte une histoire personnelle dont nous sommes le héros permanent. On se souvient plus facilement de ses succès que de ses échecs. Et les premiers sont toujours imputables à notre seul mérite, alors que les derniers sont en général la conséquence de circonstances indépendantes de notre volonté. En 1998 on a gagné la coupe du monde de foot, mais en 2006 ils ont perdu lamentablement.

S'il fallait prendre une image pour décrire notre mémoire autobiographique, ce ne serait pas celle du livre qui retrace fidèlement notre passé, mais plutôt celle du sculpteur, qui arrange les facettes inesthétiques de notre passé et les façonne jusqu'à obtenir un récit louangeur, donnant du sens à ce que l'on est, à ce que l'on croit, à ce que l'on a fait. On comprend mieux dès lors comment on peut en arriver à s'inventer de pures fictions autobiographiques: celle de Rigoberta Menchu dans la campagne du Guatemala, celle de Misha Defonseca avec son fameux livre "Survivre avec les loups" ou encore le récit à la fois très émouvant et totalement fictif de Benjamin Wilkomirski, racontant comment enfant il a survécu aux camps de concentration allemands. Ce serait trop simple de ne voir dans ce genre de falsification qu'un mensonge sciemment monté pour vendre son bouquin. Il s'agirait plutôt de cas extrêmes de reconstruction mentale où se mélangent souvenirs, lectures et témoignages entendus, auxquels leurs auteurs finissent par croire dur comme fer car elle donne un sens à ce qu'ils sont et comment ils en sont arrivés là.

Sans tomber dans cet "excès-ptionnel", la mémoire du péquin moyen accommode son passé juste ce qu'il faut pour qu'il soit à la fois crédible, explicatif et louangeur, le souci d'estime de soi étant l'ingrédient-clef de ce curieux mélange.

L'ego totalitaire
Nous voici au terme de notre enquête. Récapitulons, en caricaturant un peu celui dont on nous avait vanté la stricte rationalité:
  1. Il n'admet pas ses erreurs, quitte à rester sourd à la plus élémentaire des logiques si celle-ci ébranle ses croyances profondes;
  2. Il justifie toutes ses actions, toutes ses décisions, quitte à s'inventer des motivations après coup dans la plus totale et sincère mauvaise foi;
  3. Il magnifie en permanence son rôle, s'attribuant tous les succès possibles mais rejetant toute responsabilité des échecs passés;
  4. Le passé contredit cette vision glorifiante? Qu'importe, il lui suffit de le réviser pour lui rendre sa cohérence;
  5. Malgré toutes ces turpitudes, il affirme avec un superbe aplomb être exempt de tous biais dans ses jugements.

Ça ne vous rappelle rien cette (im)posture intellectuelle? Je vous repasse quelques extraits célèbres pour vous rafraîchir la mémoire (c'est moi qui "italise"):

  1. Larrêtducrime est la faculté de s'arrêter net comme par instinct au seuil d'une pensée dangereuse. Il inclut le pouvoir de (...) ne pas percevoir les erreurs de logique, de ne pas comprendre les arguments les plus simples s'ils sont contre l'Angsoc.
  2. La doublepensée est le pouvoir de garder à l'esprit simultanément deux croyances contradictoires et de les accepter toutes deux... Dire des mensonges délibérés tout en y croyant sincèrement, oublier tous les faits devenus gênants, puis lorsque c'est nécessaire les tirer de l'oubli pour seulement le laps de temps utile (...) tout cela est d'une indispensable nécessité.
  3. [il] est infaillible et tout puissant. Tout succès, toute réalisation, toute victoire, (...) sont considérés comme émanant directement de sa direction et de son inspiration.
  4. La plus importante raison qu'[il] a de réajuster le passé est, de loin, la nécessité de sauvegarder son infaillibilité. (...) Le contrôle du passé dépend surtout de la discipline de la mémoire (..) Et s'il faut réajuster ses souvenirs (...) il est alors nécessaire d'oublier que l'on a agi ainsi. La manière de s'y prendre peut être apprise comme tout autre technique mentale.
  5. Vous croyez que la réalité est objective, extérieure, qu'elle existe par elle-même (...) Vous pensez que tout le monde voit la même chose que vous. Mais je vous dis, Winston, que la réalité n'est pas extérieure. La réalité existe dans l'esprit humain et nulle part ailleurs.

Anthony Greenwald a le premier observé cette étrange correspondance entre le fonctionnement de notre ego et celui d'un régime totalitaire comme celui de 1984 d'Orwell, dont sont tirés ces passages. La raison de cette analogie, explique-t-il, tient à ce que les deux systèmes sont avant tout une organisation de connaissances. Comme le plan de rangement des livres dans une bibliothèque, grâce auquel on retrouve logiquement chaque information si besoin, et où chaque nouvelle donnée trouve facilement une place bien à elle. Nous sommes soumis au dictat de notre "soi-autobiographique", garant de notre histoire officielle, celle de nos actes, de nos goûts et de nos choix, au même titre que Winston l'était à celui du Parti. Sans lui nous n'existons pas. Dans ces conditions, sacrifier le vrai, le juste, le bon au nom de la préservation de soi-même n'est-il pas finalement un prix dérisoire à payer pour notre survie psychique?

Dans leur mise en examen pour imposture intellectuelle, Homo rationalis, Homo economicus, Homo sapiens (celui qui "sait") ne sont peut-être pas coupables de leur évidente partialité. Une telle culpabilité supposerait qu'ils en soient les auteurs ou du moins les complices. Or ils n'en sont que le résultat: ne sommes-nous pas finalement les fruits de notre propre mensonge? A vous de juger, en vous remerciant de votre visite...
N'oubliez pas de laisser vos commentaires sur le livre d'or en sortant!

Billets connexes:
Conscience en flagrant délire: épisode 1, épisode 2 et épisode 3, en coffret et sans bonus.
Golden rules du manager successful, où je déclinais sans le savoir ces petits arrangements avec la réalité dans le monde de l'entreprise.

Sources:
The Totalitarian Ego de Greenwald (The American Psychologist, 1980), l'article de référence d'Anthony Greenwald.
Memory, autobiography, history de John Kihlstrom (2002) prof à Berkeley, une excellente synthèse sur les rapports de la mémoire à la réalité et à l'image de soi.
1984 de George Orwell (1957, citations pages 251, 256, 258 et 299 de l'Edition NRF Gallimard)

vendredi 31 juillet 2009

Conscience en flagrant délire (3)

Episode 3: très précieuse auto-justification

Normalement on réfléchit d'abord, ensuite on décide et après on agit. Et bien ce schéma n'a rien d'évident. Vous vous souvenez de la fameuse expérience de Benjamin Libet dont on avait déjà parlé dans ce billet sur les chatouilles: le chercheur américain avait montré qu'une décision consciente comme bouger un doigt intervient quelques millisecondes après l'activation des zones du cerveau qui déclenchent ce mouvement. Autrement dit, nous ne prenons conscience d'une décision qu'immédiatement après le déclenchement de l'action!

Idem pour notre motivation à agir. L'idée qu'elle précède la décision peut être tout aussi illusoire. Lionel Naccache relate par exemple dans son "Nouvel Inconscient", l'expérience qu'a réalisée aux Etats-Unis Michael Gazzaniga sur un patient "split-brain". On avait dû opérer le cerveau de ce patient et sectionner le corps calleux qui fait communiquer les deux hémisphères cérébraux (droit et gauche) entre eux. Dans l'expérience le patient regardait en face de lui un écran sur lequel apparaissait brièvement sur la gauche le mot "walk". Le patient se levait et commençait à marcher. Gazzaniga lui demandait alors où il allait. Or ce qu'on voit à notre gauche est perçu par notre hémisphère droit; l'hémisphère gauche en charge de la parole n'avait donc aucune idée de l'instruction apparue à l'écran. Le patient répondit alors: "je vais à la maison chercher un jus de fruits." Et ça c'est intéressant, parce que plutôt que de répondre "je ne sais pas ce que je suis en train de faire, ni où je vais", le patient avait construit immédiatement une explication dont il était intimement convaincu, même si elle n'avait aucun rapport avec la réalité extérieure.

Comme l'explique Naccache, "cette fiction qui est parfaitement contredite par la réalité objective n'en demeure pas moins une construction mentale d'une puissance autrement plus tangible et plus forte pour l'économie mentale du patient que la réalité "expérimentale" dont il est pourtant l'objet". Et il en conclut: "L'aspect par lequel nous différons des patients neurologiques, ce n'est pas tant dans cette faculté mentale d'interprétation consciente que nous partageons intégralement avec eux, mais plutôt à (..) corriger sans cesse ces scénarios mentaux (...) afin qu'ils épousent au mieux les contours du réel. Il nous est donc plus difficile de réaliser le caractère fictionnel de ces constructions conscientes." Autrement dit, même chez les personnes saines, pas évident de démêler les vraies intentions, des interprétations trouvées a posteriori pour justifier leurs actions.


Les boucles étranges de notre motivation
Dans la vie de tous les jours, on peut quand même toucher du doigt l'influence a posteriori de nos actions sur nos motivations. Ainsi, des chercheurs se sont amusés à interroger des parieurs sur leur degré de confiance de gagner, avant et après qu'ils aient parié sur leur cheval favori. Résultat: le seul fait d'avoir déjà parié augmente radicalement le degré de confiance des joueurs; tout porte à croire que dans ce cas, la décision renforce rétroactivement ses choix. L'auto-justification a posteriori marche d'ailleurs dans les deux sens: plus on se donne du mal pour obtenir quelque chose plus ça en vaut la peine! Plus il est difficile d'être admis dans un club, une école, une association, et plus on est fier d'en faire partie. Le plat qu'on a fait soi-même a meilleur goût, etc. Nous sommes conditionnés pour valoriser et justifier après coup le bien-fondé de nos actions.

Expliquer ses décisions ou ses efforts aurait donc un rôle de réassurance pour soi-même. Si cette hypothèse est exacte, parler de ses rancœurs ne risque pas d'apaiser qui que ce soit, au motif que ça "purgerait" son trop-plein d'émotion. Au contraire! Verbaliser son émotion aurait plutôt pour effet de renforcer son sentiment d'offense, en le justifiant avec de nouveaux arguments... Pour que la catharsis marche, il faut semble-t-il se distancier préalablement de ses propres émotions, en parlant par exemple de soi à la troisième personne (voir par exemple ce très bon article sur le sujet).

Le démon de l'auto-justification
Ce réflexe d'auto-justification fait un peu froid dans le dos est un peu effrayant quand on y pense. Vous connaissez sans doute l'expérience de Milgram (ci-contre) que le film I comme Icare a rendue célèbre. On a retenu de cette expérience l'incroyable soumission des gens à l'autorité, puisque la majorité des gens acceptait de délivrer des chocs théoriquement mortels à un malheureux, au motif qu'il mémorisait mal sa leçon. Mais l'autre enseignement important de cette expérience est que de nombreux bourreaux en herbe éprouvaient en même temps la nécessité de dévaloriser leur victime, qui par leur déficience n'obtenait "que ce qu'elle méritait".

Pas besoin d'être "split-brain" pour s'inventer les plus invraisemblables auto-justifications: les bourreaux de tout poil nous l'ont bien assez démontré, qui évoquent systématiquement (et avec beaucoup de sincérité) les innombrables raisons pour lesquels leur barbarie n'en était pas une à leurs yeux. Rabaisser sa victime au rang de non-humain est un classique. L'auteur des
Bienveillantes, Jonathan Littell en propose une version plus subtile: "Après tout, les animaux ne sont pas humains non plus, mais aucun de nos gardes ne traiterait un animal commme il traite les Häflinge. La propagande joue en effet un rôle, mais d'une manière plus complexe. J'en suis arrivé à la conclusion que le garde SS ne devient pas violent ou sadique parce qu'il pense que le détenu n'est pas un être humain; au contraire, sa rage croît et tourne au sadisme lorsqu'il s'aperçoit que le détenu, loin d'être un sous-homme comme on le lui a appris, est justement, après tout, un homme, comme lui (...) et donc le garde le frappe pour essayer de faire disparaître leur humanité commune." Autrement dit, le comble du sadique c'est de l'être non plus malgré mais à cause de l'humanité de ses victimes, censées ne pas l'être.

Il faut donc s'y résoudre: nous sommes conditionnés pour toujours trouver de bonnes raisons à ce que l'on fait, comme s'il en allait de notre équilibre mental. Simple souci d'estime de soi? Je doute que cette explication suffise, tant ce besoin d'auto-justification semble obsessionnel et universel; se sentir infaillible sur ce qui compte serait-il une exigence de notre édifice intérieur? Réponse au prochain épisode!

Billets connexes
Conscience en flagrant délire: épisode 1 et épisode 2 pour les accrocs qui ont raté un épisode...
Chérie j'ai rétréci mon corps pour (entre autres) un autre exemple de patiente héminégligente qui refuse d'admettre l'évidence.

Sources et lectures:
Un très bon article sur la catharsis (en anglais) et ses conditions de réussite
Le Nouvel Inconscient, de Lionel Naccache (2006): tout ce que vous avez voulu savoir sur l'inconscient et que vous avez osé demandé. Je reviendrai sur ce bouquin absolument captivant.
L'homme-thermomètre de Laurent Cohen (2004), pour plusieurs exemples d'interprétations délirantes chez certains malades.

lundi 27 juillet 2009

Conscience en flagrant délire (2)

Episode 2: En toute sincère mauvaise foi...

Qui d'entre nous se reconnaît bourré de préjugés, obtus devant l'évidence ou à l'inverse, certain de son fait malgré la complexité d'une question? Pas grand monde probablement. Sur chaque sujet qui nous tient à cœur, nous avons la sincère conviction que notre notre jugement est le fruit d'une patiente construction, élaborée en toute objectivité après en avoir mis en balance équitablement tous les arguments et sans préjuger du résultat. Et nous sommes tout aussi certains que face à la démonstration imparable que notre raisonnement est faux, nous changerions d'avis sans réticence. Mais bien sûr, c'est parce qu'on n'a jamais trouvé une telle contre-démonstration, que l'on croit si fort en ses idées...

En quête de confirmation
...
Cette impression ou plutôt cette conviction d'impartialité ne résiste pas deux secondes à l'expérience. Première brêche dans cette croyance: notre tendance naturelle à confirmer ce que l'on croit, plutôt qu'à en tester la "résistance à la réfutation". Le psychologue anglais Peter Wason a dans années 1960 inventé un
test tout simple: il propose une série de trois nombres (2, 4 et 6) et demande à ses interlocuteurs de deviner la règle logique derrière cette suite. Pour cela on peut inventer autant de triplets que l'on veut, il indique à chaque fois si la suite proposée respecte cette règle ou pas. En général, les participants mettent beaucoup de temps à trouver, imaginant des trucs super compliqués alors que la règle à trouver est juste "n'importe quelle suite croissante de trois nombres". La difficulté provient du fait que les sujets essaient systématiquement de trouver des triplets qui marchent, plutôt que des-qui-ne-marchent-pas, comme s'ils confondaient "réponse négative" et "erreur de leur part". Cette réticence à tester la validité d'une réfutation est bien sûr typique des superstitions: ma bombe anti-éléphant fonctionne bien dans le métro, la preuve: je n'en ai jamais croisé un seul!

Les lunettes polarisantes de notre logique...
Deuxième accroc dans notre illusion d'objectivité: nous faisons preuve d'une remarquable capacité à rester imperméables à tout ce qui ne va pas dans le sens de nos convictions. On a proposé à 48 volontaires, répartis entre partisans et opposants à la peine capitale, de lire attentivement deux études bien documentées avançant chacune une conclusion différente sur l'efficacité de la peine de mort. A la lecture de ces deux études, on pourrait imaginer que les participants à l'expérience auraient au minimum tempéré leur jugement initial, reconnaissant que le problème est complexe. Ce n'est pas du tout ce qui s'est passé: chacun est reparti renforcé dans ses convictions initiales, ne retenant que les arguments allant dans son sens et réfutant ou négligeant les autres. Comme si un argument n'avait d'importance que s'il est cohérent avec nos croyances. Un vrai polariseur mental, en somme qui ne retient que ce qui confirme ce que l'on croit par ailleurs. Comme l'intuitait Tolstoï: « Je sais que la plupart des gens, y compris ceux qui sont à l’aise devant des problèmes de la plus grande complexité, acceptent rarement même la plus simple et la plus évidente des vérités si elle les oblige à admettre la fausseté des conclusions qu’ils se sont plu à expliquer à leurs collègues, qu’ils ont fièrement enseignées à d’autres et qu’ils ont nouées, fil après fil, dans le tissu de leur existence ».

Le thème de la peine capitale, lourdement chargé émotionnellement n'a bien sûr pas été choisi au hasard dans l'expérience: si l'on avait fait le même test sur la performance comparée des agrapheuses pneumatiques, chacun aurait probablement convenu que le sujet est complexe et qu'il n'a pas d'avis très tranché sur la question (encore que...). Mais plus la croyance implique la personne émotionnellement, plus ce "biais de confirmation" est important, car alors nous cherchons alors à protéger nos valeurs, notre statut, notre appartenance sociale etc. bref, ce qui fait notre intégrité. La simple présence de mots subliminaux comme "nous", "notre" ou "nos" en association avec des mots neutres, suffit à leur conférer une connotation positive, à teinter leur perception. Associés aux pronoms "ils" ou "eux", ces mêmes mots prennent bizarrement une valeur négative. Comme si "l'autre" était inconsciemment vecteur de destabilisation, ou de menace latente, teintant subrepticement les lunettes de notre conscience.

Victimes et offenseurs: deux visions du monde
Elles se teintent, elles se polarisent, ces lunettes. Elles déforment aussi: tout comme nous surestimons la douleur physique ressentie et sous-estimons celle que l'on inflige (cf le billet précédent), on exagère les offenses que l'on subit et l'on minimise celles que l'on cause. Dans les années 1990, on a montré comment une même personne raconte différemment les choses selon qu'elle est victime ou auteur d'une offense. Les récits de "victimes" témoignent systématiquement de comportements incompréhensibles ou gratuits de la part de leurs auteurs, dont les conséquences les a blessés durablement. A l'inverse, en situation "d'offenseurs", on justifie avec insistance ses actes, les décrivant comme des incidents isolés et sans gravité. Il n'y a pas les victimes d'un côté et les persécuteurs de l'autre: chacun adopte tour à tour l'attitude mentale de l'un et de l'autre au gré des circonstances.

Cette différence de perception suggère que les conflits surgissent lorsqu'un des deux camps, victime des offenses de l'autre, finit par répliquer à ce qu'il perçoit comme une longue suite de provocations intolérables, alors que l'autre camp (l'offenseur initial) ne prend en compte que le dernier incident mineur, sans gravité de son point de vue et aucun des incidents antérieurs. La représaille dont il est victime lui paraît alors totalement incompréhensible et disproportionnée. Chacun devient subitement la victime de l'autre, accumulant les motifs de rancoeur et les justifications à ses propres ripostes.

Selon Lee Ross, qui étudie la psychologie des conflits à Stanford, le gouffre d'incompréhension entre les deux camps s'élargit d'autant que chacun campe sur une position de "réalisme naïf" qui consiste à se croire objectif. Car enfin: puisque je suis objectif, n'importe quelle personne ouverte d'esprit et correctement informée aboutira forcément aux mêmes conclusions que moi. Donc, si mon interlocuteur n'est pas d'accord, une fois que je lui ai tout bien expliqué, c'est qu'il est soit idiot, soit de mauvaise foi, soit les deux.

Parvenu à ce stade d'incompréhension, la simple appartenance au camp d'en face devient une preuve de menace. Ross s'est amusé à faire réagir des Israéliens (juifs et arabes) sur des propositions de paix concernant le Proche-Orient, mais en leur présentant les propositions israéliennes comme émanant de la diplomatie palestinienne et vice versa. Quelque soit la personne interrogée, une même proposition est systématiquement dévalorisée si elle est étiquetée comme provenant de l'autre camp. Pas facile dans ces conditions de trouver un accord: "si même votre propre proposition ne vous convient pas quand c'est le camp opposé qui la suggère, comment voulez-vous qu'il ait la moindre chance de vous en faire une qui vous paraisse attractive?".

Pas besoin d'aller au Proche-Orient pour retrouver cet effet de "halo" négatif; il suffit d'observer autour de soi les divorces qui tournent mal. Chaque fait, chaque mot de l'autre est vécu comme une provocation et une preuve supplémentaire de sa perfidie. On encaisse patiemment jusqu'à ce que la coupe soit pleine et qu'on lui rende enfin la monnaie de sa pièce. Et que l'on devienne ainsi très sincèrement de très mauvaise foi...

Sources:
"Mistakes were made (but not by me)" de C. Tavris et E. Aronson (Harvest, 2007) : un excellent bouquin, en anglais malheureusement, dont ce billet s'est très largement inspiré.

Billets connexes:

Conscience en flagrant délire si vous avez raté le premier épisode, ou pourquoi on préfère s'arracher ses pansements soi-même.
Psychologie de l'agacement, sur l'origine de nos petits agacements de couples.

jeudi 23 juillet 2009

Conscience en flagrant délire (1)

Tous schizophrènes? On peut se poser la question au vu des sondages sur les comportements au volant: 85% des Français estiment être de bons conducteurs, mais seulement 36% jugent que les autres le sont également.
Encore mieux: 92% de ces personnes dès qu'ils redeviennent piétons, se plaignent des automobilistes qui ne les laissent pas traverser dans les clous! Nous sommes tous ainsi faits: on perd patience derrière la voiture de devant qui lambine sur une route étroite, et l'instant d'après on regarde goguenard dans le rétro l'excité qui cherche désespérement à doubler.

Ce manque d'impartialité dans nos croyances ou nos relations aux autres font le délice de la psychologie sociale, dont les experts se livrent depuis trente ans à tout un tas d'expériences poilantes pour en décortiquer les fondements. Je vous propose cet été une série de quatre visites au cœur de quelques unes de nos turpitudes mentales, découvrir comment notre conscience s'arrange avec la réalité pour protéger nos croyances, notre ego ou notre estime de soi.

Episode 1: Jeu de mains, jeu de vilains
Le premier flagrant délit de partialité a lieu à fleur de peau, au contact du monde extérieur. Avez-vous remarqué que ça fait toujours plus mal quand quelqu'un vous arrache un pansement que quand vous vous vous en chargez vous-même? Et que même si on y va de bon coeur, on ne se fait jamais bien mal quand on se pince soi-même? On soupçonne derrière cette désensibilisation, le même mécanisme qui empêche de se chatouiller soi-même et dont on avait parlé dans ce billet: juste avant de faire le mouvement, les zones pré-motrices de notre cerveau envoient une "copie- fantôme" du mouvement envisagé vers la zone du cortex dédiées aux sensations à l'endroit du pansement/pincement. Cette anticipation des sensations à venir suffit à en atténuer la perception, de la même façon que lorsqu'on soulève une tasse de café, on ne la "sent" que si elle n'a pas le poids prévu.

Entre parenthèses il se passe exactement la même chose quand on monte un escalier mécanique en panne: ça ne vous a pas frappé qu'il est alors difficile de monter les marches? On bute à chaque pas, comme si on était en déséquilibre permanent. Cette maladresse ne provient pas de la forme particulière des marches car on a vérifié qu'on montait sans problème un escalier en bois ayant la même forme qu'un escalator. C'est donc la vision de l'escalier mécanique en tant que tel qui nous perturbe: il semble qu'à sa vue, notre corps anticipe -à tort- le mouvement des marches, et quand ce mouvement ne se produit pas car l'escalator est à l'arrêt, on est déséquilibré. Fin de la parenthèse.

Pour revenir à nos histoires de douleur, on a mesuré cette atténuation des sensations en soumettant des volontaires à une petite expérience masochiste: une presse mécanique leur écrase gentiment l'index droit et on leur demande ensuite de reproduire avec leur main droite cette même pression sur leur index gauche. Immanquablement, ils appuient plus fort que la presse. Et ce n'est pas un problème de mémoire, car si au lieu de reproduire la pression avec leur main, ils le font par l'intermédiaire d'un petit joystick, ils appliquent alors une pression très semblable à celle qu'ils ont subie initialement.


Pas étonnant, du coup, que les jeux de mains dérapent à tous les coups.On en a fait l'expérience de la manière suivante; deux volontaires doivent appuyer à tour de rôle sur le doigt de l'autre, chacun exerçant exactement la même pression que celle qu'il vient de subir. L'expérience tourne vite au jeu de massacre, car comme on pouvait s'y attendre chacun appuie de plus en plus fort sur le doigt du maso d'en face. Non pas que nos volontaires soient particulièrement agressifs, mais parce qu'à cause de l'"effet sparadrap" on sous-estime la force que l'on exerce sur l'autre ou, ce qui revient au même, on surestime la douleur qu'on vient de subir.

C'est sans doute comme ça que ça dégénère aussi souvent dans les combats de catch, alors que tout est censé être truqué! Et voilà aussi pourquoi dans une bagarre c'est toujours l'autre qui a commencé en m'agressant alors que je l'avais à peine touché.


Billets connexes:
Schizophrénie, chatouilles et prémonition ou pourquoi on ne peut se chatouiller soi-même...

mercredi 8 juillet 2009

L'homme, produit-dérivé de la femme

On est quand même bizarrement fichus nous autres humains. Il suffit de nous comparer avec nos cousins primates: c'est simple on fait tout à l'envers! Pas ou peu de poils visibles sur notre corps pour nous tenir chaud mais par contre on se rattrape sur des endroits incongrus: sous les aisselles et autour des zones génitales, pile là où les autres singes n'en ont pas. Et sur le crâne aussi! Comme si on avait besoin d'avoir d'aussi longs poils pour s'abriter du soleil! Et puis pourquoi nos femmes arborent-elles des seins gonflés toute l'année alors qu'elles n'allaitent que quelques mois dans leurs vies? Les autres femelles singes sont plus sobres, elles, avec leur poitrine qui ne se gonfle qu'au moment d'allaiter (et encore!) et dont la forme bien plate rend quand même la tétée plus facile pour le nouveau-né. Qu'est-ce que la sélection a encore été nous chercher là? Comme d'habitude, la réponse est "on n'en sait rien", mais les théories des paléo-anthropologues ont au moins le mérite de raconter une histoire rigolote au sujet de notre sexualité...

Petit flashback, il y a environ deux millions d'années: Homo Ergaster est devenu définitivement bipède. Pas très rapide, l'hominidé, mais endurant! Il doit galoper souvent et longtemps dans la savane africaine. Pas pratiques ces poils sur tout le corps, c'est comme si vous courriez en pull-over! Vous avez trop chaud, vous suez et après vous êtes trempés et vous attrapez froid. C'est pour ça qu'on rase les chevaux de course l'hiver: ils se sentent mieux pendant l'effort, sèchent plus vite et il suffit de leur mettre une couverture sur le dos pour qu'ils ne se refroidissent pas. C'est exactement ce qui serait arrivé à Homo Ergaster, qui troqua donc ses poils contre des vêtements. Sauf aux endroits stratégiques, là où nos poils se sont faits complices de nos messagers olfactifs. "Ne vous lavez pas, j'arrive!" écrivait Napoléon à Joséphine après sa victoire à Marengo.
Et sur la tête? Les explications sont plus vaseuses, d'autant que les cheveux longs sont des nids à parasites. Et puis pas la peine d'avoir d'aussi longs cheveux pour protéger le cuir chevelu... Alors, quoi? Effet de la sélection sexuelle? Possible que les hommes préférent les femmes à cheveux longs, ou que les femmes préfèrent les hommes hirsutes. Pour le coup on n'en sait rien du tout.

Toujours est-il que cette drôle de répartition pileuse masque finalement ce qui est d'habitude le plus exhibé chez nos amis les bêtes: les testicules chez l'homme, la vulve chez la femme. Pour l'homme c'est pas très grave, il a été tellement vexé qu'il a développé le plus grand pénis de tous les primates. Non rétractile et sans os pénien s'il vous plaît! Le gorille de Brassens, avec ses cinq centimètres en érection peut aller se rhabiller. A part la sélection sexuelle, on ne sait pas très bien expliquer les raisons d'une telle course à l'armement chez l'homme, pas forcément plus efficace en termes de fécondité. Pour la femme, par contre, la pudeur est de mise, d'autant que la position debout a fait basculer tout l'appareil génital entre ses cuisses, le masquant complètement au regard des autres. Cette discrétion anatomique va de pair avec une sexualité cantonnée - théoriquement - à l'intimité du couple... Même au moment de l'ovulation, les changements morphologiques chez la femme sont extrêmement subtils, pas comme ses cousines primates qui exhibent leur vulve violacée et gonflée sous le nez de tous les mâles qui passent à proximité. Chez nous, à peine quelques phéromones insoupçonnables dont
on commence à peine à mesurer les effets. Tant de discrétion est d'autant plus étonnante qu'en dehors de leur menstruation, les femmes, contrairement aux singes, sont en permanence disponibles pour l'accouplement. Ce mélange de disponibilité sexuelle et de pudeur est une exception dans tout le règne animal...

Pour en comprendre les raisons, les paléo-anthropologues font appel à une nouvelle exception humanoïde: la taille de notre cerveau. Pour survivre sans crocs, ni griffes, sans être très musclé ni très rapide, il a bien fallu que l'homme développe son cerveau pour organiser sa survie, fabriquer des outils, des vêtements, poser des pièges, aménager des abris etc. Mais la taille du bassin des femmes n'a pas suivi le rythme. Pour ne pas mourir en couches, il a fallu que les femmes accouchent de leurs bébés plus tôt, avant que leur cerveau ne soit bien développé: si l'on prenait comme référence la taille du cerveau adulte, la durée de la gestation devrait durer vingt mois pour un cerveau de 1000 cm3! Résultat, durant les premiers mois -voire les premières années les bébés d'hommes sont moins autonomes que les bébés singes et réclament toute l'attention de leur mère. Elever ses petits à deux est donc vite devenu indispensable et une réceptivité sexuelle permanente est un moyen plutôt efficace pour tisser des liens affectifs entre parents et retenir le partenaire-mâle au foyer, le temps d'élever les petits. La pudeur sexuelle permettrait, elle, de limiter les tentations avec d'autres partenaires. Une sexualité féminine à la fois discrète et permanente serait ainsi une solution trouvée par l'évolution pour assurer la survie de l'espèce-au-gros-cerveau.

Il reste LA dernière question, le meilleur pour la fin: pourquoi ces dames ont-elles des seins gonflés, alors que les femelles singes sont plates comme des limandes? On peut imaginer que des seins galbés sont signes de fécondité et de bonne santé, et que la sélection sexuelle les a donc privilégiés, mais dans ce cas pourquoi n'observerait-on pas le même phénomène chez les singes? L'éthologue Desmond Morris a dans les années 1960 émis une hypothèse plus originale. A la différence de la plupart des primates, nos interactions amoureuses et sexuelles se font avec les partenaires en face-à-face, toujours à cause de l'orientation particulière du vagin féminin; il serait donc logique que l'évolution ait favorisé l'apparition de signaux sexuels sur la face antérieure du corps féminin. C'est ce qui se passe par exemple chez les femelles Gelada:

Comme elles passent pas mal de temps en position assise, pour manger, leur organes génitaux sont peu visibles par les mâles. Or on retrouve sur leur torse une zone sans poil, rouge vif, avec au centre des petits mamelons rouge foncé qui imitent étonnamment les lèvres de leur vulve. La couleur de cette zone change d'intensité en fonction du cycle sexuel, signalant ainsi les phases de réceptivité de la femelle. De la même manière les mandrills mâles ont de très jolies tâches bleues et rouges sur le visage qui rappellent clairement les couleurs de leurs propres zones génitales.


Il se serait passé exactement la même chose chez la femme qui aurait développé des signaux sexuels visibles de face et en haut du corps. Quels signaux? L'arrière-train est un excellent candidat, d'autant que grâce à notre position verticale, nous sommes les seuls parmi les primates à avoir des fesses toute rondes. Et c'est ainsi que seraient développés des seins galbés, imitation presque parfaite de nos fesses et judicieusement placés sous les yeux des mecs. Et c'est vrai que la ressemblance prête parfois à confusion:


A l'appui de cette thèse, Morris observe que la montée du désir féminin est particulièrement visible sur les mamelons, qui sont la partie la plus mise en valeur des seins. Et l'on comprend mieux pourquoi le soutien-gorge "valorise" autant la poitrine.

Mais nous avons un autre candidat-stimulus au beau milieu du visage cette fois! Les lèvres féminines, rouges et humides, ça ne vous rappelle vraiment rien? A l'appui de cette thèse audacieuse, nous sommes les seuls primates à arborer des lèvres charnues, dont les renflements sont ostensiblement tournés vers l'extérieur. L'hypothèse est d'autant plus séduisante que le contraste lèvres-peau est un indicateur très fiable de la féminité d'un visage (cf ce billet précédent).

Toutes ces thèses sont bien entendus contestables et contestées, notamment du fait que les seins n'ont pas forcément de connotation érotique, chez certaines populations d'Afrique notamment. Néanmoins, je trouve cette théorie suffisamment amusante pour y rajouter mon grain de sel en proposant deux
trois autres candidats à cette signalisation sexuelle:
- la courbure des reins (la "lordose"), signal visuel universel, efficace sur les mâles de toutes les espèces, du rat jusqu'au babouin. Tellement évocateur que l'on peut penser que la nature l'a répliquée partout sur tout le corps féminin depuis l'arrondi du mollet (accentué par exemple quand madame porte des talons) jusqu'à la silhouette générale en forme de violoncelle.
- les échancrures de toutes sortes (je n'ose dire "de tout poil"), qui évoquent évidemment la partie visible de la vulve, et qui donnent tout leur charme aux décolletés et aux pantalons taille basse.
- [trouvé après coup]: l'invention (culturelle cette fois) du vernis à ongle rouge ne fonctionne-t-elle pas sur sur le même registre que celui des lèvres, en évoquant par sa couleur la zone génitale féminine?
Le corps féminin est comme le dit joliment Pascal Pick, littéralement envahi par les signaux sexuels!

Diable, je me rends compte que je n'ai parlé que des femmes! Et les hommes alors? Pourquoi ont-ils des lèvres? Et pourquoi des seins, puisque ça ne sert à rien? Ce sont sans doute là les limites de l'évolution. L'homme et la femme se développant à partir du même "patron" embryonnaire, ils partagent la même morphologie générale, à quelques détails près. A partir du moment où des lèvres charnues et des seins visibles ont été sélectionnés chez la femme, toute l'espèce en a été affectée, hommes comme femmes. Et dans la mesure où ces caractères ne constituent pas vraiment un handicap, l'homme les a conservés malgré leur absence d'utilité. En somme, l'anatomie de l'homme serait ainsi le fruit de l'évolution... de la femme: un produit-dérivé en quelque sorte.

Sources:
Le sexe, l'homme et l'évolution de Pascal Picq et Philippe Brenot (2009, Odile Jacob)
Field notes from an evolutionary psychologist (en anglais)
La place de l'homme parmi les vertébrés dans le blog de Jean-Louis Cordonnier
Homo sexualis, du collectif 12 singes

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