vendredi 28 novembre 2008

Maya contre les envahisseurs

A part les pesticides, les abeilles ont UN ennemi juré: les frelons. Les œufs des premières font le délice des larves des seconds. Comme les frelons ne peuvent rien refuser à leur tendre progéniture, c'est la guerre depuis des milliers d'années entre les deux espèces: un bel exemple d'escalade co-évolutive.

A ma droite: les frelons Vespa Mandarina Japonica. Des tueurs nés, cinq fois plus gros que les abeilles et une cuticule totalement imperméable aux dards des abeilles. Ces tanks volants sont équipés de cisailles buccales qui vous coupent une tête d'abeille comme un bretzel. Chaque frelon doit dégommer à peu près mille abeilles s'il veut venir à bout d'une ruche avec sa bande, alors forcément il faut bien industrialiser le massacre.

A ma gauche: les abeilles européennes introduites au Japon parce qu'elles produisent deux fois plus de miel que leurs cousines locales. Quand un frelon trouve une ruche, il ne tarde pas à rameuter ses copains et les abeilles se défendent vaillamment l'une après l'autre en tentant de bloquer l'accès aux envahisseurs. Malgré leur nombre et leur dévouement sans faille, l'affaire est vite pliée: 30 000 morts en 3 heures. A côté, Verdun c'est "Oui-oui chez les Bisounours".





Comment se fait-il qu'il reste encore des abeilles au Japon, avec de tels exterminateurs? C'est que les abeilles locales (Apis Cerana Japonica) ont avec le temps mis au point une défense incroyable. Ces insectes sont particulièrement sensibles à la chaleur. Passé 50°, ils trépassent. Plus exactement l'espèce de frelon du Japon suffoque à 45° alors que les abeilles ne claquent qu'à 48°. Ces trois petits degrés font toute la différence. Au lieu d'essayer de s'opposer individuellement à l'envahisseur, les abeilles assaillent littéralement le frelon, et forment autour de lui une boule serrée au sein de laquelle elles agitent leurs ailes pour élever la température jusqu'à 45°. En quelques secondes, le frelon est cuit comme un pop corn.




Comment une telle stratégie a pu naître est encore un mystère de l'évolution. Tout comme la raison pour laquelle les frelons japonais n'ont pas repoussé leur température maximale au-delà de ces 48° fatidiques. A Chypre, les frelons (Vespa Orientalis) sont plus malins au moins: ils bouillent à 50° eux! Plus question de les faire rôtir donc, mais l'ingéniosité de Maya (en l'occurrence Apis mellifera cypria) est sans limite: au lieu de chauffer l'animal, les abeilles se jettent sur lui par centaines et s'agglutinent autour pour boucher ses voies respiratoires, dispersées sur tout le corps (contrairement à nous un insecte respire par le corps et pas par la bouche): l'affreux frelon meurt étouffé. Il semble que le signal d'attaque des abeilles soit un ultrason qu'elles émettent collectivement et qui leur sert pour se coordonner.




Les abeilles géantes (Apis Dorsata) du Sud Est asiatique ont mis au point une autre technique de défense encore plus impressionnante. Contrairement aux autres espèces, leurs nids s'étalent en plaques à la surface d'un rocher ou d'un arbre par exemple, et les abeilles s'empilent les unes sur les autres pour couver et protéger les œufs. Difficile d'appliquer la même tactique car cela supposerait de laisser une partie du nid à découvert. A l'approche d'un ennemi (frelon, mammifère ou autre) elles bougent leur abdomen de manière parfaitement synchronisée pour former une "ola" comme dans les stades de foot, mais en mille fois plus rapide: 2m en moins de 800 msec! Ces mouvements visuels de grande ampleur effrayent les frelons dès qu'ils s'approchent à moins de 50 cm du nid et les poussent à aller chercher pitance ailleurs. Si un frelon se trouve très près du nid, les abeilles forment de plus petites "olas" qui désorientent l'intrus et l'empêche de distinguer un individu isolément dans toute cette masse vibrante. On a encore du mal à comprendre comment les abeilles arrivent à se synchroniser de manière aussi parfaite, mais il semble qu'elles libèrent une phéromone qui leur indique de rester bien groupées et à vibrer en chœur.


Un magnifique exemple d'auto-organisation. Reste à comprendre par quel mécanisme il a pu émerger au cours de l'évolution...

Références:
Plein d'infos sur les abeilles sur le site Des abeilles et des hommes.
Et pour ne pas faire de jaloux, un site qui démystifie les dangers du frelon.

mercredi 19 novembre 2008

L'oreille magique

Quand vous assistez à une conférence, avez-vous remarqué que lorsque quelqu'un dans l'assistance pose une question derrière vous, vous éprouvez l'irrépressible besoin de savoir qui parle, au point que votre écoute est gênée tant que vous n'avez pas localisé l'intervenant? Une fois que c'est fait, vous pouvez sans problème écouter le reste de sa question en regardant de nouveau devant vous. Nous avons probablement hérité de ce réflexe très utile à nos ancêtres traqués par les bêtes sauvages car notre ouïe est un détecteur particulièrement au point: en un millième de seconde vous êtes capables de localiser à quelques degrés près un son d'où qu'il vienne. Largement suffisant pour savoir très vite dans quelle direction regarder.

Pour expliquer cette faculté, on invoque normalement le fait qu'un son venant de côté arrive à une oreille un tout petit avant l'autre et très légèrement moins atténué. Cette différence de perception permet de localiser horizontalement la source sonore et la stéréo permet de restituer cette perception (en enregistrant la musique avec deux micros légèrement distants). Mais ce mécanisme n'explique pas comment on sait que le son vient d'en haut ou d'en bas et surtout comment on arrive à le localiser même si on ne l'entend que d'une seule oreille. Il semble (selon le site de l'université de Genève) que nous percevions les infimes altérations du son lorsqu'il se réfléchit sur les replis du pavillon de notre oreille. Or ces modifications varient selon l'angle d'incidence du son ce qui permet de le localiser. Pour évaluer si un son est proche ou loin, notre cerveau utilise le fait que les aigus s'atténuent plus vite que les graves avec la distance. Dans une pièce fermée, on compare l'intensité du son direct avec celui de sa réverbération sur les murs, exactement comme le font les chauve-souris avec leurs propres ultrasons. Nous sommes dotés de puissants petits radars!

Sons holophoniques
Avec des micros extrêmement sensibles à l'emplacement théorique de nos deux oreilles, on arrive à enregistrer puis à reconstituer un son en trois dimensions, diaboliquement réaliste. Écoutez (au casque) cette coupe de cheveux virtuelle, en fermant les yeux, c'est saisissant:



On sent les ciseaux autour de sa tête, c'est incroyable...
Les allumettes qu'on allume autour de vous ne sont pas mal non plus...





Effet Mc Gurk
La vue et l'ouïe s'enrichissent également pour interpréter certains signaux ambigüs. Par exemple les singes et les bébés -dès leurs premières semaines- sont capables de faire correspondre le son d'une syllabe avec la bonne vidéo du mouvement des lèvres. Cette association se fait à notre insu, au risque de nous jouer des tours, si le son et l'image sont incohérents: regardez et écoutez la vidéo suivante.
Une première fois avec le son et l'image
Puis avec le son tout seul (en fermant les yeux)
Enfin, juste avec l'image (en coupant le son)



Avec le son et l'image vous devriez normalement entendre da-da, da-da, da-da
Sans le son, vous lisez sur les lèvres ga-ga, ga-ga, ga-ga: c'est effectivement ce que le barbu disait dans sa secte étrange.
Sans l'image, vous entendez ba-ba ba-ba ba-ba. Etrange non? En réalité on a enregistré un barbu d'une autre secte (celle des ba) et on a associé la vidéo du premier avec la bande-son du second.
Pour concilier ce qu'on lit sur les lèvres avec ce qu'on entend, notre cerveau fait une espèce de compromis et nous invente une autre secte, celle des da-da, da-da, da-da. C'est l'effet Mc Gurk, découvert dans les années 70, qui a mis en évidence le rôle de certaines aires du cerveau pour assurer la cohérence entre informations visuelles et auditives.

D'autres illusions auditives...
Pas besoin des yeux pour tromper nos oreilles. Voici la version sonore de la "vis sans fin": le Glissando en spirale de Jean-Claude Risset. Rejouez-la quand c'est fini...


On a l'impression très nette que le son monte sans arrêt et revient pourtant toujours à son point de départ! Cette spirale est un raffinement du procédé inventé par Roger Sheppard avec des notes discontinues en 1964.

Le petit schéma illustre comment ça marche. Chaque carré est une note; toutes les notes d'un même axe vertical sont jouées en même temps et sont séparés d'une octave: on entend donc à chaque instant 3 ou 4 fois la même note (do par exemple) jouée sur 3 ou 4 octaves différents. La couleur du carré indique l'intensité de la note: les notes du milieu (en jaune) sont jouées plus fort, les notes les plus graves (en bas, en violet) sont introduites très doucement. Les notes aiguës sont jouées de plus en plus doucement jusqu'à disparaître. Grâce à ce montage astucieux on a l'impression d'une échelle de son qui n'en finit pas de monter!

Queen a utilisé cet effet dans Tie your Mother Down dans les trente secondes qui suivent l'introduction du morceau: le son monte, monte, monte!


Sur le même principe on peut concevoir un clavier dont il est impossible de trouver la note la plus haute: allez jouer sur ce site (en anglais) où j'ai trouvé toutes ces drôles d'illusions auditives...

Il existe plein d'autres phénomènes acoustiques étranges: si vous ne craignez pas de vous écorcher un peu les oreilles, je vous recommande:
- ce site sur les illusions auditives, avec en particulier la mélodie des silences qui exploite le fait que l'on n'entend beaucoup moins un son qui se prolonge que le même son après un court silence;
- les illusions (un poil trop stridentes à mon goût) de Diana Deutsch, grande spécialiste américaine du sujet,
- le numéro spécial de "Pour la Science" (nov 2008) sur les sons et la musique...

mercredi 12 novembre 2008

Le temps, source de désordre?

Le désordre est tellement dans "l'ordre des choses", si j'ose dire, que les physiciens en ont fait un principe. Mes pré-ados seraient trop heureux s'ils connaissaient cet alibi en béton pour excuser le bazar inéluctable de leurs chambres, simple illustration de "l'augmentation de l'entropie de tout système naturel livré à lui-même". A titre préventif, j'aimerais écarter cet argument fallacieux...

Réversibilité microscopique, irréversibilité macroscopique...

A priori l'irréversibilité du temps semble un peu sortie du chapeau puisqu'on ne la retrouve dans aucune loi fondamentale des mouvements simples: prenez des planètes qui tournent autour des étoiles, des pendules qui oscillent sans frottement autour d'un axe, ou même des mobiles qui rebondissent l'un sur l'autre en repartant comme si de rien n'était. Le film de ces mouvements ne présenterait aucune bizarrerie s'il était passé à l'envers. Du moins jusqu'à ce que ces mouvements s'arrêtent sous l'effet des frottements: dès qu'il y a de la chaleur, il y a de l'irréversibilité. Tout comme il est plus facile de freiner à vélo que de pédaler, il est plus simple de produire de la chaleur à partir du mouvement que l'inverse. Mais avec ou sans chaleur, l'irréversibilité se niche partout: un sucre plongé dans le café se dissout irrémédiablement, un ballon percé se dégonfle tout seul, etc. C'est ce que postule le second principe de thermodynamique, intuité par Sadi-Carnot en 1824 et généralisé par Clausius en 1850: tout système livré à lui-même tend vers son état le plus "désordonné", désordre que l'on associe à son "entropie".

Simple question de probabilité

Boltzmann a expliqué cette irréversibilité comme une simple conséquence statistique. Prenez deux compartiments fermés, l'un vide et l'autre plein de gaz, séparés par une cloison hermétique. Si l'on perce un trou dans la cloison, le gaz va immanquablement diffuser d'un compartiment à l'autre jusqu'à ce qu'il y en ait autant des deux côtés. Comment expliquer que les mouvements réversibles des particules créent cette soudaine irréversibilité? Simple question de probabilité!Au bout d'un certain temps, à force d'aller dans tous les sens et de rebondir partout, chaque molécule a autant de chance de de se retrouver dans un compartiment que dans un autre. Du coup, l'état le plus probable du système c'est qu'il y ait autant de gaz dans les deux compartiments et c'est bien ce qu'on observe. La magie de la statistique des très grands nombres a fait émerger l'irréversibilité à partir de micro-phénomènes tous réversibles...

A l'époque où triomphaient les lois de la mécanique classique et de l'électromagnétisme, qui avaient toutes le bon goût de décrire des phénomènes parfaitement réversibles, cette théorie du bordel naturel a été un peu dure à avaler par les scientifiques de l'époque. Zermelo par exemple remarqua que statistiquement on retrouverait forcément un jour ou l'autre toutes les molécules de nouveau dans le compartiment de départ et qu'il n'y avait donc là pas d'irréversibilité de principe. Boltzmann admit qu'un tel retour en arrière était en effet tout à fait possible en théorie, mais qu'il était tellement peu probable qu'il faudrait attendre des milliards d'années avant qu'il ne risque de se produire.

Maxwell et son diable de filtre
Maxwell, le pape de l'électromagnétisme, avait également du mal à admettre cette irréversibilité naturelle. Il imagina une expérience de pensée qui mettrait en défaut le second principe, d'augmentation de l'entropie.
Dans l'expérience de Boltzmann il imagine que l'on trouve un tout-petit être (le fameux démon!) "Il suffit alors d’imaginer que ce démon est capable de discerner par la vue les molécules individuelles et charger de manœuvrer une porte glissant sans friction dans un mur séparant deux compartiments d’un récipient rempli de gaz. Quand une molécule rapide arrive de gauche à droite, le démon ouvre la porte; quand approche une molécule lente, il la ferme; et inversement. Les particules rapides s’accumuleront alors dans le compartiment de droite qui s’échauffera; les lentes dans celui de gauche qui se refroidira. Le démon aura ainsi sans dépensé de travail, converti l’énergie non utilisable en énergie utilisable. Il aura tourné la seconde loi de la thermodynamique (...) Moralité: Le second principe de la thermodynamique a le même degré de vérité que l'affirmation selon laquelle si l'on jette un verre d'eau dans la mer, on ne peut pas en retirer le même verre d'eau".

Il y a plusieurs manières de résoudre le paradoxe du démon de Maxwell. La plus simple: pour connaître la vitesse de chaque particule, le démon doit les voir, donc interagir avec elles d'une manière ou d'une autre (avec une micro-lampe ou quelque chose comme ça). Son petit faisceau de photons, va rebondir sur les molécules et les photons vont se disperser partout, dans un désordre croissant. Autrement dit l'entropie du gaz va bien diminuer, mais en contrepartie celle des photons va augmenter et l'entropie du système global va rester stable. De manière plus générale on peut montrer que l'entropie est inversement proportionnelle à la quantité d'informations que l'observateur a du système. Un observateur normal et pas démoniaque a moins d'information sur le système gazeux concentré dans un compartiment que dans les deux, parce qu'il y a tout simplement moins d'états statistiquement possibles pour chaque molécule. Mais pour un démon qui connaitrait la position et la vitesse de chaque particule dans deux gaz, les deux situations sont absolument équivalentes en termes d'informations disponibles! Du coup, lui faire trier les molécules revient pour lui à échanger sa connaissance microscopique du système contre une diminution équivalente d'entropie gazeuse. Information contre tri: l'entropie du système complet (incluant l'information connue du petit démon) ne varie pas et le deuxième principe est respecté.

Il suffit d'inverser les vitesses!
La troisième (et dernière à ma connaissance) attaque contre la démonstration de Boltzmann est plus vacharde (je l'ai lue chez Tom ): partons de l'état final où les molécules sont réparties dans les deux compartiments. Arrêt sur image. Inversons les vitesses de chaque particule (ou si l'on préfère, remontons le temps) et laissons agir: on retrouve progressivement le système initial avec toutes les molécules dans le même compartiment! Autrement dit, en inversant les vitesses le désordre diminue avec le temps, ce qui viole le second principe de thermodynamique.

A cet argument, Boltzmann a juste répondu "allez-y, inversez-les!" Pas commode Ludwig... Que voulait-il dire au juste? Prenez un jeu de billard. Un bon joueur peut faire faire à une boule le mouvement inverse de celui qu'elle vient de parcourir. Avec deux boules, on peut à la rigueur y parvenir avec une coordination extraordinaire entre les deux joueurs. Par contre, si la boule a touché deux autres boules, refaire le mouvement des trois boules en sens inverse est en pratique impossible à réaliser: le moindre décalage de vitesse, d'orientation ou de synchronisation d'une des boules est amplifié par le choc et la trajectoire obtenue diverge immédiatement de celle qu'on cherche à obtenir (c'est la fameuse théorie du chaos qui prédit que toute variation infinitésimale de l'état initial conduit à un état final complètement différent). Pour non pas trois mais des millions de milliards de molécules, imaginez la difficulté qu'il y aurait à régler la position et la vitesse initiale de chacune avec une infinie précision! Faire décroitre l'entropie de notre boîte plein de gaz pose simplement le problème de la préparation de l'état initial du système, quasiment irréalisable dans la plupart des cas car il suppose une précision impeccable pour cette préparation.

Il peut le faire!

Il y a un exemple amusant où l'on peut contourner cette difficulté et faire effectivement diminuer l'entropie du système grâce à l'ingéniosité de l'expérimentateur: c'est le phénomène d'échos de spins, découvert en 1950 et très utilisé en résonance magnétique nucléaire. Dans cette expérience, très bien relatée par Roger Balian, on ne manipule pas du gaz mais le "spin" de certains atomes (qu'on peut comparer à une micro-aimantation). On commence par les aligner sur une "ligne de départ" en leur appliquant un champ magnétique très fort: l'entropie est alors minimum. A l'instant t0 on les laisse tourner comme des coureurs autour d'un stade. Au bout de quelques millisecondes, nos athlètes-spins ont fait beaucoup de tours et sont dispersés aux quatre coins du stade, les champions devant, les lambins derrière. L'entropie est alors maximale. Mais nos spins ne sont pas des athlètes comme les autres: si à l'instant t0+ΔT on applique pendant un bref instant un champ magnétique parallèle à la ligne de départ, on arrive à faire basculer sous leurs pieds tout le stade d'un demi-tour autour de cette ligne sans que nos super champions s'arrêtent de tourner autour, toujours dans le même sens et toujours à la même vitesse. Celui qui a pris deux tours et un quart d'avance se retrouve avec deux tours et un quart de retard. Du coup, si on laisse encore s'écouler un délai de ΔT, chaque spin se retrouve exactement dans la position de départ. L'entropie du système (y compris celle incluant le générateur de champs magnétique et l'expérimentateur) a diminué! Ce miracle thermodynamique de renversement du temps tient au fait que l'on soit parvenu dans cette expérience particulière, à retrouver la condition initiale adéquate pour ce retour à l'ordre, ce qui est d'ordinaire absolument impossible en pratique.

Roger Balian fait une analyse très claire de cette expérience:
"La flêche thermodynamique du temps a été mise en défaut dans cette expérience parce que [...] l'observateur a réussi à préserver de l'information sur des variables microscopiques habituellement inaccessibles(...) Pour effectuer un bilan adéquat il convient de retrancher de l'entropie thermodynamique Sthermo l'information I sur ces autres variables ordinairement écartées. La nouvelle entropie Sthermo - I mesure le manque d'information total dans les conditions de l'expérience, et c'est elle qui ne décroît pas, même lorsque Sthermo décroît. La même idée est utilisée pour élucider le paradoxe du démon de Maxwell: l'exploitation d'une information peut permettre de faire décroître l'entropie d'une quantité au plus égale à cette information".

Entropie ne rime pas forcément avec désordre

Sur ces petits exemples, on se rend bien compte que l'entropie n'est pas tout à fait synonyme de désordre, dès que l'on parle d'autre chose que de chaleur, de diffusion, de pression etc. Le monde qui nous entoure regorge de structures étranges qui sont autant de contre-exemples à notre intuition de ce que signifie le désordre: un cristal d'eau ou un diamant par exemple sont le fruits de réactions naturelles où l'entropie a bel et bien augmenté.

Même l'expansion des particules dans le maximum de volume disponible peut se voir contrariée par des phénomènes tout à fait naturels: en 1999, le physicien John Eggers a montré comment jouer au démon de Maxwell lorsqu'on remplace le gaz par du sable et qu'on secoue (doucement!) les deux compartiments. Le sable tend à se rassembler d'un seul côté tandis que l'autre compartiment se refroidit! Pas de magie là dedans, rassurez-vous, ni de diminution d'entropie: ce drôle de phénomène tient simplement à la capacité des grains de sable à absorber ou dissiper de la chaleur en fonction de leur concentration spatiale...

(A) Sand contained equally in two compartments within a vessel is shaken vigorously. The granular gas can travel through a small hole from one side to the other, but generally the populations remain equal. At a lesser rate of shaking (B) sand on one side will begin to congregate more readily than on the other side, eventually leading to warmer sand on the one side and cooler, sand on the other side. Does the hole represent a sort of "Maxwell's Demon," which sorts hot from cold in violation of the second law of thermodynamics? Not really. Individual sand grains can absorb or dissipate heat energy, unlike the idealized gas molecules imagined by James Clerk Maxwell in his original thought experiment of 1871.

Reported by: Jens Eggers in Physical Review Letters, 20 December 1999

Ces drôles de phénomènes où le désordre semble décroitre fonctionnent aussi avec du gaz: si l'on met un mélange d'hydrogène et d'azote dans les deux compartiments, que l'on chauffe l'un et que l'on refroidit l'autre, l'hydrogène va se concentrer dans le compartiment chaud et l'azote dans le plus froid...

Un dernier exemple pour la route, celui des oscillateurs chimiques: en faisant de savants petits mélanges, on peut créer une solution dont la couleur change très régulièrement, véritable petite pendule chimique, avec en prime de très jolies motifs à la surface du liquide. Où est le désordre là-dedans?


De telles structures qui émergent toute seules de systèmes naturels placés très loin de leur état d'équilibre constitue un modèle très séduisant pour expliquer certains mécanismes biologique ou l'apparition des motifs sur la peau des animaux par exemple (les rayures ou les tâches sur les fourrures par exemple).

Où est l'illusion?

Le XXe siècle semble finalement avoir chamboulé notre perception de l'irréversibilité du temps. D'abord en faisant tomber, avec la mécanique quantique et le fameux principe d'incertitude de Heisenberg, le postulat de la réversibilité des phénomènes microscopiques: en mécanique quantique, on ne peut plus parler de trajectoire réelle des particules, mais de trajectoire plus ou moins probable. Le pauvre chat de Madame Shrodinger a fait la douloureuse expérience que seule la mesure "détermine" l'état précis d'une particule, introduisant ainsi une vraie irréversibilité microscopique...
Au plan macroscopique Poincaré (décidément il est partout cet homme là) a dans son théorème des trois corps, montré l'impossibilité la difficulté [merci à Goulu d'avoir rectifié] d'obtenir une solution exacte à l'équation du mouvement de trois corps interagissant entre eux -trois planètes par exemple. Toute variation infinitésimale dans l'état initial des corps entraine une modification radicale de leurs trajectoires: c'est le postulat de base de la théorie du chaos...

Pour Prigogine (prix nobel de Chimie en 1977) ce résultat est fondamental: "nous sommes forcés d'abandonner le point de vue déterministe et prendre un point de vue statistique car nous devons considérer les ensembles de trajectoires et nous ne pouvons plus que calculer les probabilités de trouver le système dans un état ou un autre."
Du coup, l'irréversibilité du temps n'est pas une illusion concédée statistiquement à un univers microscopique qui serait réversible. C'est au contraire une réalité "inhérente à la nature" malgré l'illusion qu'il n'en est rien au plan microscopique.

Conclusion: la théorie confirme qu'une chambre devient très vite bordélique si on ne la range pas, mais malgré toute la beauté des réactions chimiques (dans cette très belle galerie-photos par exemple) il ne faut pas s'attendre à y voir émerger spontanément un nouvel ordre harmonieux si l'on n'y participe pas activement...

Références
Le temps macroscopique (R Balian, 1995)
Le paradoxe du temps (Prigogyne, 1991)