vendredi 31 octobre 2008

Jeu de réflexion

- T'es-tu déjà demandé pourquoi les miroirs inversent la gauche et la droite et non pas le haut et le bas par exemple?
... Silence même pas troublé par l'ambulance qu'on aimerait voir rappliquer dare dare pour traiter ce qui ressemble fort à une attaque de delirium tremens.
- Ce n'est pas une question aussi idiote que ça en a l'air: mon reflet dans un miroir, c'est moi mais à l'envers; ma main gauche est devenue ma main droite. Pourquoi dans ce sens et pas le haut en bas?
- Bon d'accord, je donne ma langue au chat d'Alice
- Et bien je crois qu'il n'y a pas de raison, tout simplement parce que les miroirs n'inversent pas gauche et droite mais l'avant et l'arrière.
- ... !!!
- Mets toi devant un miroir placé au Nord. Lève ta main droite: elle pointe vers l'Est. La main levée de ton reflet indique aussi l'Est. Par contre si tu pointes ta main devant toi (vers le Nord donc), ton reflet pointe la sienne vers le Sud. Ce qui est inversé c'est donc la direction de l'axe perpendiculaire au miroir, ton "avant" et ton "arrière", et non pas la gauche et la droite comme on le croit intuitivement. Si tu colles le miroir au plafond...
- Là, mon reflet aura la tête en bas et les pieds en haut: ce qui est maintenant inversé c'est les pieds et la tête.
- ...Autrement dit toujours l'axe perpendiculaire au miroir qui cette fois est vertical.
- Ca choque pourtant le sens commun.
- Oui parce que nous avons tendance à nous identifier mentalement avec notre reflet. Or de l'autre côté du miroir placé au Nord, puisque l'axe Nord-Sud est inversé c'est ma main gauche qui pointe vers l'Est...
- Fascinant!
- Effectivement. Je crois que cette fascination tient au fait que le miroir est une porte vers une dimension supérieure....
- Allons bon, je rappelle l'ambulance.

Le miroir, indice d'une dimension supérieure?

- Je m'explique: regarde ce dessin plein de mains droites et de mains gauches.
- Magnifique... Alors?
- Suppose que ces mains droites et gauches soient des êtres plats vivant dans le dessin et ne pouvant s'en échapper. Chaque main droite voit bien qu'elle est semblable à un tas d'autres mains droites, mais qu'elle ne peut se superposer aux mains gauches quelque soient ses efforts. Comment peut-elle s'y prendre pour "réaliser" qu'elle est quand même analogue avec les mains gauches?
- Il suffirait de la découper et de la retourner: elle se superposerait alors avec n'importe quelle main gauche...Mais ce serait supposer qu'elle "sorte" du dessin, ce qui est interdit. Comme les reptiles de Escher qui sortent du dessin pour y retourner.
- Tout juste. Il a pourtant une parade: si l'on trace une ligne droite sur le dessin et que la main imagine...
- L'imagination au bout des doigts!
- ... imagine, disais-je qu'elle se projette symétriquement par rapport à cette ligne. Elle verrait que son image projetée est une main gauche!
- J'ai compris! La ligne qui sert d'axe de symétrie, joue le rôle du miroir de tout à l'heure!
- Ce qui est bien normal puisqu'un miroir n'est jamais qu'une symétrie sur pattes si je puis dire... Le retournement que l'on ne peut pas réaliser quand on est "prisonnier" de son dessin, la symétrie-miroir permet de le faire.
- Ca me rappelle ce dessin d'Escher où une main gauche dessine une main droite qui lui est symétrique. Les deux mains sont obligées de sortir du dessin pour pouvoir se dessiner l'une l'autre....

- Tout à fait: et voilà pourquoi je te disais que se refléter dans un miroir c'est un peu comme opérer un retournement dans la dimension supérieure: pour notre dessin (dimension 2), un miroir-ligne (dimension 1) permet de faire un retournement dans l'espace (dimension 3) pour identifier un dessin et son inverse. Dans notre espace (à trois dimensions), c'est grâce à un miroir imaginaire (un plan, donc de dimension 2) que l'on associe intuitivement des hélices ou des spirales inversées les unes par rapport aux autres, une chaussure droite avec une chaussure gauche etc.
- Ce que tu es en train d'expliquer c'est qu'en dimension 4, un objet et son reflet dans un miroir sont superposables. Fichtre... Et à part ça, ça ressemble à quoi un objet en dimension 4?
- Pas facile à dire car on a l'habitude de percevoir les choses en trois dimensions, pas en quatre... Pour ma part j'imagine le retournement qui consiste à retourner un gant droit en transformant l'intérieur à l'extérieur (inside-out diraient les Anglais).
- Effectivement on transforme comme ça un gant droit en un gant gauche. Sauf que l'intérieur ne ressemble pas à l'extérieur!
- C'est toute la limite de l'analogie, je te le concède bien volontiers. Le gant "à moitié retourné" serait le gant dans la quatrième dimension, mais ça devient vite très compliqué à s'en faire une image correcte... Regarde ce petit extrait du film "dimensions" qui est une petite promenade dans la quatrième dimension...


Les nombres complexes: un simple jeu de miroir!

- Grmfff, un peu compliqué quand même... Il y a d'autres promenades plus accessibles de l'autre côté des miroirs?
- Et bien par exemple, il y a la promenade au pays des nombres imaginaires.
- Ah oui???
- Au XIXe siècle, Robert Argand eut l'idée de représenter géométriquement ce que signifie additionner, multiplier etc sur une droite graduée. Par exemple pour multiplier 2 par -1, il suffit de prendre le symétrique 2 par rapport au O; on tombe sur -2.
- "2 x (-1)= -2", jusque là je te suis (sauf qu'avec les tirets de notre conversation on n'y comprend rien)
- Prendre son symétrique, c'est comme lui faire faire une rotation d'un demi-tour. Que se passerait-il si au lieu d'un demi-tour on on ne faisait qu'un quart de tour?
- Ca nous sort de la droite des nombres réels!
- Tout juste. On tombe sur un nombre bizarre à la verticale de 0, dans une autre dimension que celle des nombres réels dont on a l'habitude. C'est pour cette raison qu'on a appelé ce nombre i comme "imaginaire".
- Autrement dit, faire un quart de tour, c'est "multiplier par i", même si on ne sait pas très bien encore ce que ça veut dire...
- Exact. Et si on renouvelle cette opération deux fois, on tombe sur -1. Autrement dit 1 x i x i = i² = -1
- Je comprends! i est la racine (imaginaire bien sûr) de -1!
- L'une des racines, l'autre étant -i, qui se trouve sur l'axe vertical, symétrique de i par rapport à 0. En combinant nombres réels et imaginaires, on obtient ce qu'on appelle les nombres "complexes": 1+2i par exemple est le point qui sur notre graphique vaut 1 en abscisse et 2 en ordonnée. Adrien Douady explique joliment dans cet autre épisode de Dimensions, toutes les jolies choses qu'on peut faire avec ces nombres complexes, par exemple de très jolies fractales.
- Ca donne à réfléchir tous ces miroirs.
- Celle-la, je n'aurais pas osé, même comme chute pour un billet de blog...





Références

Le site du films "Dimensions"




dimanche 19 octobre 2008

Les écureuils perdent-ils toujours leurs noisettes?

Prémonitoire cette campagne de publicité l'an dernier? "Les écureuils ne se souviennent pas où ils ont caché leurs noisettes. Ils ne cherchent pas là où ils devraient. Mais vous pouvez avec le système de gestion de l'information de SAS." SAS, au secours de notre Ecureuil national!

Oui et non. Effectivement il semble que les écureuils ne se souviennent pas trop de l'endroit où ils ont enterré leurs noisettes pour l'hiver. Du coup ils perdent environ 70% de leurs réserves. Pas très efficace comme stratégie de survie, mais bon il n'y en a pas pour 600 millions d'euros. Et puis ça permet aux forêts de s'agrandir.

Pourtant, la publicité est un poil mensongère: dans la nature au moins, les écureuils ne s'en tirent pas trop mal malgré leur mauvaise mémoire car ils retrouvent leurs cachettes à l'odeur, même sous une épaisse couche de neige. Et comme ce sont des animaux souvent très territoriaux, il y a de grandes chances que personne ne leur pique leurs noisettes. Simple et suffisamment efficace pour leur éviter de mourir de faim: pas de quoi fouetter le conseil d'administration de l'espèce...

mardi 14 octobre 2008

La communication au doigt et à l'œil

Une collègue me confiait récemment qu'un jour où son Blackberry n'affichait pas de nouveau message depuis dix minutes, elle avait éprouvé une sorte d'accès de panique et envoyé compulsivement un mail de test pour s'assurer qu'il fonctionnait bien et que la Terre tournait toujours. Ce "syndrome Blackberry" me paraît symptomatique de nos dérives de cadres-sup'. Décortiquons un peu...

Tous les jours je reçois une centaine de mails: trop, beaucoup trop par rapport à l'information qui me serait réellement utile, on en a déjà parlé dans un billet précédent. Mais l'angoisse de mon amie renvoie également à un statut associé à cette surabondance: si on m'envoie tant de mails, n'est-ce pas la preuve que l'on pense qu'il est important que je sois informé DONC que je compte dans l'organisation? Ne plus recevoir de mails pourrait signaler une mise au placard. Derrière la consultation frénétique de sa messagerie pourrait aussi se cacher le besoin de se rassurer sur sa place réelle dans l'organisation.

Le mail, assassin de la productivité individuelle?
Traiter ses mails, une corvée digne de Sisyphe? Allons donc! Il faut imaginer Sisyphe heureux dirait Camus. Car même si l'on s'en plaint, ce rite quotidien peut aussi apporter son lot de micro-satisfactions:
- on se sent propre, avec le sentiment du devoir accompli: votre maman vous a appris qu'il est mal de laisser s'accumuler le courrier
- on se sent réactif: répondre vite c'est montrer à ses interlocuteurs (et à soi-même) que l'on est "à la barre" en permanence.
- on est rassuré sur la manière de s'y prendre: il suffit de traiter les mails les uns derrière les autres sans trop se poser de questions sur ce qu'on est en train de faire;
- on se sent gratifié à chaque mail, valorisé par l'impression de l'avoir traité, même si on n'a fait que le transférer, y répondre ou l'archiver.

Ces petites gratifications -à peine conscientes et souvent masquées par l'impression laissée par le contenu de tel ou tel mail, en font une activité addictive, un mode de travail haché et facile auquel on s'accoutume facilement. On perd peu à peu sa capacité à se concentrer. On se surprend à procrastiner quand il faut traiter un dossier de fond, puis -une fois qu'on s'y est mis- à s'interrompre pour se lever ou consulter ses mails toutes les cinq minutes. Normal: travailler sur un dossier compliqué prend du temps et n'est pas forcément valorisé par son environnement professionnel. Et puis on a tellement de mails urgents en attente qu'on a un alibi en béton pour ne pas s'y mettre. Et voilà comment de polluant des organisations, le mail devient source d'improductivité personnelle...

Rendre la parole aux doigts
Parallèlement, la messagerie instantanée s'est invitée au bureau. Voilà enfin LE moyen ludique-mais-pro, intrusif-mais-acceptable d'obtenir une réponse de quelqu'un qui ne répond ni au mail ni au téléphone. La rapidité avec laquelle se déploient spontanément tous les modes (et toutes les modes) de communication par écran interposé a quelque chose de fascinant. Surtout que par ailleurs les innovations touchant la communication vocale font presque toujours long feu (la visiophonie, la téléphonie en son hi-fi, le skypecast pour n'en citer que quelques unes).

La différence de succès entre ces deux modes de communication tient à une raison simple selon moi: avez-vous déjà essayé de parler au téléphone tout en lisant vos mails ou en écoutant en même temps une émission de radio? C'est pratiquement impossible: tenir une conversation monopolise toute votre attention. Parler ou écouter quelqu'un suppose qu'on n'écoute rien en même temps. Or pour la communication comme pour le reste, il est devenu frustrant de ne devoir faire qu'une chose à la fois. Et c'est justement la grande force de la communication écrite que de permettre de zapper très vite d'une communication à l'autre de manière tout à fait acceptable socialement. Pour preuve: recevoir un SMS lorsqu'on est déjà en conversation avec quelqu'un se fait naturellement alors que consulter sa messagerie vocale dans la même situation est une muflerie impardonnable. Avec en prime une plus grande rapidité pour lire un message que pour l'écouter: idéal en temps de sur-sollicitation "communicationnelle" (berk ce mot)!

Grâce à cette capacité à mener simultanément plusieurs communications (ou à traiter plusieurs sources d'informations), l'œil et les doigts sont devenus LES outils de communication par excellence, bien plus adaptés que la bouche et l'oreille pour faire face à l'avalanche de sollicitations. On troque ainsi la communication pour l'échange. La richesse et la lenteur du dialogue font place à l'instantanéité aride des phrases courtes, parfois agrémentées de petits échantillons d'émotions précalibrées (les smileys). Les timides y trouvent leur compte, à l'abri des confrontations directes derrière leur écran. Et les grands bavards se consolent comme ils peuvent en monologuant sur leur clavier.

On peut parier que comme les SMS et la messagerie instantanée, les écrans tactiles virtuels et 3D sont assurés d'un bel avenir... ainsi que tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, donne encore un peu plus la parole aux doigts.

jeudi 9 octobre 2008

Consanguin... ou presque

Le billet de Tom sur un niveau optimal de consanguinité constatée chez les Islandais m'a donné à penser: alors quoi? Chez les humains, un peu de consanguinité (pas trop quand même) serait plus efficace du point de vue reproductif que pas de consanguinité du tout? Moi qui croyais que rien ne valait un vrai grand brassage génétique...

Le résultat est intéressant car prendre un partenaire proche génétiquement, un cousin par exemple, est le moyen le plus efficace pour maximiser la transmission de son propre patrimoine génétique (l'inclusive fitness ou succès reproductif global dont je parlais dans mon billet précédent): en effet plus les parents partagent de gènes, plus leur progéniture -qui hérite de la moitié des gènes de chacun- leur sera génétiquement proche.

Une stratégie évolutive payante devrait donc consister à rechercher une bonne dose de proximité familiale: suffisamment pour maximiser les chances de transmettre son patrimoine génétique mais pas trop pour éviter les effets délétères d'une trop forte consanguinité (inbreeding): c'est effectivement la théorie de l'hybridisation optimale ou optimal outbreeding.

Mais cela suppose que les êtres vivants sexués soient capables d'évaluer correctement la proximité génétique d'un partenaire potentiel. On a vu dans le billet précédent que c'était le cas pour les insectes eusociaux. Mais pour les autres? Petit tour du côté des vertébrés cette fois...


La caille des blés
Notre caille domestique (coturnix coturnix japonica) est un bon cobaye pour tester cette théorie car les marques sur la tête sont déterminés génétiquement et sont donc de bons indicateurs de la proximité génétique entre deux volatiles. Par ailleurs la caille est très sensible aux effets de la consanguinité puisque quatre générations de croisements entre frères et sœurs amènent la stérilité des descendants. En 1978 Patrick Bateson de l'Université de Cambridge a étudié les préférences sexuelles de ces oiseaux, en fonction de leur lien de parenté. Les oisillons ont été élevés en groupes de deux frères et soeurs jusqu'à l'âge de 30 jours où ils furent isolés jusqu'à atteindre leur maturité sexuelle.

A deux mois, il leur a fait jouer l'Ile de la Tentation, version oiseau: il a présenté à Monsieur (ou Madame) plusieurs partenaires potentiels posant langoureusement et dans leur plus simple appareil derrière une vitre sans tain, comme à Amsterdam. Il (ou elle) avait le choix entre un sœur (ou un frère) du même élevage, d'un élevage différent, un cousin au premier degré, un autre au troisième degré et enfin un oiseau non apparenté. Systématiquement, le sujet testé s'intéressait davantage à l'oiseau moyennement différent (cousin germain) de lui.

[Apparté linguistique, votre cousin est "germain" non pas parce qu'il a des origines "germaniques" mais parce que vous partagez les mêmes "germes". Comme votre "hermano" de frère d'ailleurs.]

Patrick Bateson émet l'hypothèse que la caille apprend dans le nid à reconnaître visuellement le plumage de ses frères et sœurs et utilise ensuite cette mémoire pour choisir des partenaires ni trop différents ni trop semblables.


Chez les poissons?
Il semble que ce soit parfois la même histoire. Du moins dans la famille des Pelvicachromis taeniatus, un joli petit poisson d'eau douce qui vit en Afrique de l'Ouest et "élève" en couple la progéniture dans ses premiers jours. En procédant un peu de la même façon qu'avec les cailles, Timo Thünken de l'Université de Bonn a mis en évidence en 2007 leur nette préférence pour des partenaires apparentés. Ce choix -risqué en termes de consanguinité - est probablement lié au coût d'un conflit entre parents. Le choix d'un partenaire proche génétiquement constitue une petite garantie d'une meilleure coopération entre futurs parents.

Pour ou contre la proximité génétique?
Mais soyons justes, la littérature scientifique regorge surtout d'exemples démontrant comment les animaux ont tendance à éviter des partenaires trop proches génétiquement: les souris par exemple, chez qui la reconnaissance de parentèle ne se voit pas, mais se sent. Dans leur génome on a identifié un petit groupe de gènes (le CMH pour Complexe Majeur d'Histocompatibilité) qui mutent tellement qu'il y a toutes les chances pour que deux individus non apparentés aient des CMH différents. Par ailleurs, le CMH détermine également l'odeur caractéristique de chaque individu, son passeport olfactif en quelque sorte: pratique pour repérer ses cousins! On a observé que les souris choisissent de préférence des partenaires avec des CMH différents, probablement dans un souci d'éviter les risques de consanguinité. A l'inverse, on a constaté que les nids collectifs étaient partagés plutôt par des souris femelles de même CMH car probablement plus intéressées à la coopération.

Et chez les hommes alors? Et bien ce n'est pas très net. En 1995, Claus Wedekind de l'Université de Berne, a demandé à des étudiantes de renifler (en aveugle) des tee-shirts portés par des hommes qu'elles ne connaissaient pas et d'indiquer si l'odeur leur était agréable et sexy. L'expérience (vidéo) a montré que les femmes préféraient l'odeur d'hommes différents d'elles sur le plan de leur CMH , sauf en période de grossesse (ou lorsqu'elles prenaient la pilule): dans ce cas elles préféraient l'odeur d'hommes génétiquement proches. Comme les souris!!!.

Alors bientôt une rubrique "Histocompatibilité" sur Meetic? Bah pas vraiment: Raphaelle Chaix, chercheur en génétique du CNRS, vient de publier une étude statistique sur l'histocompatibilité des couples, aux Etats-Unis et chez les Yoruba du Nigeria. Les couples américains sont effectivement différents génétiquement mais pas les couples africains. La sociobiologie humaine a manifestement encore du pain sur la planche avant d'expliquer clairement nos préférences sexuelles avec des arguments génétiques...

jeudi 2 octobre 2008

L'haplo-diploïdie au secours de l'eusocialité

En français: pourquoi les insectes ont le sens de la famille.

Evolution et égoïsme font normalement bon ménage: après tout, la théorie darwinienne suppose la supériorité des organismes les plus doués pour disséminer leur patrimoine génétique, même au détriment de leurs congénères. Et l'histoire naturelle regorge de fratricides atroces. Les bébés requins-tigre par exemple s'entraînent dès leur séjour dans le ventre de leur mère: d'abord ils mangent les œufs non fécondés de leur maman, puis ils s'entre-dévorent les uns les autres jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'un seul par utérus. Les biologistes ont été tellement habitués à ce genre d'histoires abominables qu'ils sont longtemps restés perplexes devant l'extraordinaire altruisme à l'œuvre chez les invertébrés: comment expliquer par exemple que la sélection naturelle ait pu favoriser chez les fourmis l'émergence d'êtres stériles, dévoués corps et âmes à leur communauté? Des individus très doués pour transmettre leurs propres gènes ne devraient-ils pas prendre le dessus dans ces espèces? Darwin lui-même considérait cette bizarrerie comme une faille dans sa théorie de l'évolution.

Hamilton, ou la reproduction sans (nécessairement) faire d'enfant
L'explication la plus cohérente de ce paradoxe a été brillamment trouvée au milieu des années soixante par un tout jeune thésard anglais sorti de nulle part, William Donald Hamilton. Son intuition géniale a été de remarquer que, pour disséminer son patrimoine génétique ,un individu peut s'y prendre de deux manières: soit en se reproduisant lui-même par filiation directe (c'est la vision classique de la sélection naturelle), soit en favorisant la reproduction de sa famille proche, qui possède en partie les même gènes que lui! Le succès évolutif d'un individu doit prendre en compte ces deux modes de reproduction, directs et indirects (ce qu'Hamilton appelle "l'inclusive fitness").

Par exemple si un individu partage la moitié de ses gènes avec ses frères, il aura un meilleur "succès reproductif global" s'il accepte de sacrifier sa propre vie pour sauver celle de trois de ses frères (puisque ceux-ci représentent en moyenne une fois et demi son propre patrimoine génétique).

Petit tour chez nos cousins les hyménoptères

C'est ce phénomène qui semble être à l'oeuvre chez tous les insectes sociaux: les ouvrières femelles acceptent de ne pas se reproduire et d'élever avec amour et abnégation leurs larves de sœurs -issues comme elles de la même reine.

Le phénomène est accentué par un mode de reproduction tout à fait particulier chez les abeilles, les fourmis et le guêpes (pas les termites, on y reviendra): la reine peut pondre des œufs fécondés ou non: un œuf fécondé donne naissance à une femelle "diploïde" c'est-à-dire possédant deux jeux de chromosomes, chacun hérité d'un des parents. Un œuf non fécondé produit un mâle "haploïde" c'est-à-dire n'ayant qu'un seul jeu de chromosomes, issu de sa mère.


Ce mode de reproduction mixte (haplo-diploïdique) a des conséquences très amusantes. Regardez: chaque mère partage avec ses filles 50% de gènes en commun (la moitié des gènes qu'elle lui a légués). Idem avec ses fils.

En revanche, chaque femelle partage avec ses sœurs 100% des gènes paternels (puisqu'il a transmis son unique jeu de chromosomes) et 50% en moyenne des gènes maternels (puisque la mère ne transmet que la moitié de ses gènes à sa descendance). Au total, les frangines ont en moyenne 75% de gènes identiques entre elles.

La proximité génétique entre soeurs est donc plus grande qu'entre une mère et sa descendance: en suivant le raisonnement d'Hamilton, les ouvrières ont donc un bien meilleur succès reproductif global en élevant leurs sœurs qu'en procréant elles-mêmes! En renonçant à pondre et en se dévouant à leurs sœurs, elles font preuve d'un altruisme tout à fait avantageux pour elles.

Du rififi entre mères et filles
Cette asymétrie entre garçons et filles a d'autres conséquences étranges: les mâles n'ont que la moitié des gènes de leur mère, on l'a vu. Comme leurs sœurs ont également la moitié des gènes de leur mère, il y a en moyenne 25% de gènes commun entre eux. Du coup, les ouvrières sont génétiquement plus proches de leurs sœurs que de leur frères: très exactement trois fois plus proches. Leur intérêt génétique sera donc de s'occuper trois fois plus de leurs sœurs que de leurs frères.

Les reines ont, elles, un intérêt génétique identique pour leurs filles et pour leurs fils (50% de proximité génétique). Contrairement aux ouvrières qui tendraient à favoriser les larves de femelles, elles ont "intérêt" à maintenir un équilibre entre les deux sexes; Pour cela elles peuvent avoir recours à des stratagèmes diaboliques:
  • la surponte d'œufs mâles, non fécondés: en pondant beaucoup plus d'œufs mâles, les reines peuvent contrebalancer la ségrégation sexuelle naturelle de leurs ouvrières. Pas très efficace comme stratégie, car ces dernières ont souvent le dernier mot en négligeant ou même en dévorant les œufs mâles en surplus. Généralement les ouvrières ont le dernier mot et chez la plupart des espèces la masse des femelles représente environ trois fois celle des mâles, conformément aux "préférences" des ouvrières.
  • l'esclavagisme: certaines fourmis utilisent d'autres espèces comme esclaves leur servant de nounous. Les esclaves n'ayant de lien génétique ni avec les oeufs mâles, ni avec les œufs femelles, s'occupent des deux sexes avec la même diligence. Dans ce cas on a observé autant de jeunes femelles que de mâles.
  • le polyandrisme: les reines peuvent varier les plaisirs avec plusieurs amants différents. La proximité génétique entre sœurs tombe à 50% si elles sont nées de pères différents. Par contre elle reste de 50% entre une sour et son frère. Les ouvrières ont alors autant d'intérêt à élever des mâles que des femelles.
Il peut également arriver -surtout lorsque la reine donne des signes de faiblesse - que les ouvrières soient tentées de se reproduire elles-mêmes, toutes seules: après tout, mieux vaut élever un fils avec lequel on partage 50% du génome plutôt qu'un frère avec lequel on n'a que 25% de gènes communs. En temps normal, cependant ça ne marche pas, car les autres ouvrières font le même raisonnement: ne partageant que 37% des gènes de leur neveu, elles auront tendance à dévorer les œufs de leurs frangines. Cette "police des ouvrières" a été observée notamment chez les abeilles.

Comment reconnaître son degré de parenté?
Toute cette belle théorie suppose que les individus sont capables de percevoir leur degré de parenté avec un œuf. Ouvrez votre réfrigérateur, faites l'essai avec un œuf: vous verrez, ce n'est pas évident. Chez les fourmis, les œufs de la reine sont semble-t-il protégés par une phéromone, qui les protège contre le cannibalisme des ouvrières.

(Extrait des Sociétés animales,
de Aron&Passera)

Chez les abeilles, on a explicitement mis en évidence leur capacité à évaluer le degré de parenté entre individus: la petite abeille Lasioglossum zephyrum vit dans des galeries souterraines où normalement ne sont admises que les descendants de reine-mère. L'entrée du nid est une ouverture étroite, bien gardée par des sentinelles qui refoulent impitoyablement les étrangers du nid. On a réalisé toutes sortes de croisement avec ces abeilles et observé les réactions des gardiennes quand on leur présentait des individus plus ou moins apparentés aux habitants légitimes du nid. Bingo! La probabilité d'être accepté à l'entrée est directement proportionnelle à la proximité génétique des visiteurs.

Il peut arriver que le phénomène s'enraye. En 1994, on a découvert en Australie des ruches d'abeilles avec beaucoup trop de mâles. Il s’est avéré que le phénomène provenait d'une mutation génétique permettant aux oeufs pondus par les ouvrières d'échapper aux autres ouvrières. Une catastrophe pour les apiculteurs, car comme la "fitness" des ouvrières mutantes est supérieure à la normale, la mutation risque de se propager de ruche en ruche, déséquilibrant profondément l'équilibre des sexes.

Acrasiales, ces amibes!
L'influence de la parenté génétique sur l'altruisme a été mis en évidence dans pas mal de cas, y compris chez les unicellulaires: Luc Passera rapporte par exemple le cas des amibes acrasiales: ces drôles de bestioles monocellulaires gélatineuses et pas très ragoûtantes qui rampent dans le sol et le sous-sol en se nourrissant de bactéries.

(Extrait des Sociétés animales, de Aron&Passera)

Quand les conditions deviennent défavorables, elles ne s'enkystent pas comme les autres amibes: elles s'agglutinent les unes sur les autres et forment une espèce de limace de quelques millimètres qui se déplace comme si c'était une vraie limace! Au bout de quelques jours, ce machin prend la forme d'un champignon, composé d'une boule dure formée d'amibes enkystées, supportée par un pied qui l'élève à l'air libre. La capsule surélevée a toutes les chances d'être entraînée (par le vent, un animal ou autre) dans un autre endroit plus favorable où les amibes de la capsule pourront se désenkyster et se disperser. Les amibes qui constituent le pied restent sur place et meurent, les pauvres, héroïnes sacrifiées pour la survie de leurs copines (puisque, c'est bien connu, les amibes de mes amibes sont aussi mes amibes).

Conformément à la théorie de Hamilton, on a montré que plus la population d'amibes est génétiquement homogène, plus il y a d'amibes prêtes à se sacrifier en restant dans le pied. Plus il y a d'amibes dans le pied, plus il est long et plus la capsule est surélevée avec plus de chance de fructifier. A l'inverse, avec plus de diversité génétique, les amibes ont tendance à adopter un comportement "égoïste" et à s'enkyster dans la capsule. Le pied est alors relativement petit par rapport à la capsule. Les chances de s'envoler vers un monde meilleur sont amoindries.

L'hyper-socialité chez les autres espèces
D'autres espèces, à commencer par les termites, ne bénéficient pas du coup de pouce génétique "d'haplodiploïdie" qui favorise le dévouement des sœurs nourricières. Que se passe-t-il dans ces cas-là? Pour être honnête, le mystère ne me semble pas complètement résolu. Une chose est sûre, c'est que, dans ces sociétés, la consanguinité est extrêmement forte entre frères et sœurs. Le couple de termites reproducteur dans un terrier fournit des armées de termites en exclusivité pendant plusieurs centaines de générations. Lorsque le roi ou la reine termite meurt, ils sont remplacés par un de leurs enfants. Du coup, l'affinité génétique est très proche de 1 entre frères et sœurs termites. L'avantage évolutif de se reproduire directement devient très réduit pour le peuple termite qui a de ce fait plus intérêt à œuvrer pour sa communauté.

Ce type de dévouement se retrouve chez les rats-taupes nus, souvent élus animaux-les-plus-moches-du-monde . Ces petits rongeurs sans poils forment d'immenses colonies souterraines en Afrique, s'étendant sur des kilomètres. Ça ressemble à un gigantesque Larzac où tout est réalisé collectivement: recherche de nourriture, élevage des bébés, recherche et aggrandissement du terrier etc. Seule la reine peut se reproduire: les autres femelles se dédient aux tâches ménagères uniquement, sans jamais se reproduire. Si la reine meurt, c'est la révolution et elles se transforment en véritables harpies, se battant jusqu'à la mort pour prendre sa place.

Là aussi la consanguinité dans les nids est telle (80% environ) qu'il y a plus de proximité génétique entre frères et sœurs qu'entre parents et enfants. Et comme chez les fourmis, les femelles de la plèbe ont tout intérêt à consacrer leur énergie aux soins de leurs sœurs plutôt qu'à se reproduire directement. Du moins tant que la place de la reine n'est pas à prendre. Pourquoi une telle consanguinité n'a-t-elle pas plus d'effet délétères? Mystère...

(Photo: oiseaux.net)

Je vous recommande, si le sujet vous intéresse, de jeter un œil sur ce cours d'Ethologie de l'université de Genève qui regorge d'autres exemples intéressants. Chez le geai à gorge blanche de Floride par exemple, il est fréquent que des couples bénéficient d'aides ménagères à domicile de la part d'individus très apparentés génétiquement. Ces auxiliaires renoncent provisoirement à se reproduire et participent à la défense du nid et au nourrissage des petits. Les couples bénéficiant de l'aide sociale à domicile ont plus de succès reproductif (davantage de petits vivant plus longtemps) que les autres et ce succès est d'autant plus fort que l'aide ménagère est une proche parente des deux oiseaux.

Dans ce cas, les motivations des aides sont complexes. Bien sûr ils bénéficient d'un gain reproductif indirect. Mais ils ont également des gains plus directs: comme les territoires disponibles pour se reproduire sont rares, il est probable que ces oiseaux n'auraient pas pu se reproduire durant cette saison. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, ils acquièrent peut-être de l'expérience (comment défendre un nid, nourrir un petit etc) qui leur sera directement utile la saison suivante lorsqu'ils se reproduiront eux-mêmes...


Références
Aron Serge et Passera Luc – Les sociétés animales. Évolution de la coopération et organisation sociale (DeBoeck Université, 2000)
Luc Passera - La véritable histoire des fourmis (Fayard, 2006)
Cours d'éthologie de l'université de Genève (2007)
Stephen Jay Gould - Darwin et les grandes énigmes de la vie (in "un animal doué de bienveillance") (Points, 1997)