vendredi 23 octobre 2009

Règlement de trompes à gyné-corral

Si je vous parle de spermatozoïdes et d'ovules, il vous vient à l'esprit des millions de spermatozoïdes fonçant comme des malades dans une course impitoyable dont un seul sortira vivant. Dans ce monde miniature, il est facile de s'identifier façon Woody Allen à ces cellules mâles mobiles, dynamiques, se battant pour réussir avec chacun un trait particulier du père, yeux bleus, myopie ou grande taille.
En revanche il faut vraiment s'accrocher pour voir autre chose dans l'ovule qu'une grande sphère immobile, attendant passivement qu'un de ces messieurs-spermatozoïdes pointe le bout de son nez pour l'absorber et se transformer en embryon. Il ne semble vivant et intéressant qu'après sa fécondation, quand il commence à se diviser à toute allure- bref une fois que ce n'est plus un ovule.

Et vous trouvez pas cet univers de gamètes un poil machiste, vous? Bof, me direz-vous, il n'y a pas à voir de valeur morale là-dedans, c'est comme ça et puis voilà. Voire. Car les récentes découvertes en matière de sexualité mettent à mal ces images d'Epinal et rééquilibrent sensiblement les rôles du mâle et de la femelle en matière de biologie sexuelle. Jugez-en plutôt...

Le cocufiage, moteur de l'évolution!
On a l'habitude d'expliquer (dans le billet de Lydie par exemple) que les mâles produisent des millions de petits spermatozoïdes car plus ils sont petits, moins c'est fatigant à fabriquer et plus ils sont nombreux, plus il y a statistiquement des chances que l'un d'eux féconde un ovule. Et comme l'homme est par nature coureur, la nature a fait que les mâles privilégient la production de masse et le jetable, alors que la femelle préfère produire peu d'ovules bien équipés en énergie. D'un côté la puissance de l'industrie, invention masculine par excellence. De l'autre, le charme de l'artisanat, le goût -assez féminin somme toute - des choses faites dans la durée et avec amour.
Cette image colle bien avec l'univers culturel puritain des premières découvertes en biologie sexuelle mais elle n'explique pas tout: pourquoi les mâles s'embêtent-ils à fabriquer des millions de spermatozoïdes alors que quelques milliers suffiraient largement? Pourquoi certaines espèces en fabriquent beaucoup plus que d'autres, pourtant très comparables? Et puis où est passé le contrôle qualité de cette industrie de masse? Selon les espèces il y a entre 50% et 80% de spermatozoïdes non fécondants, mal formés ou incapables de nager 10 cm en moins d'une semaine.

Compétition spermatique
Depuis le début des années 1970 (curieusement, à l'époque de la libération de la femme) on s'est rendu compte qu'on a très largement sous-estimé l'infidélité féminine dans le monde animal. Même les femelles oiseaux qui servaient de modèle de conjointe fidèle trahissent leur réputation et s'avèrent friandes d'aventures extra-conjugales dès que l'occasion se présente. Bien entendu, quelque soit leur espèce, les mâles ne se laissent pas cocufier si facilement et déploient mille et une stratégies pour éviter d'avoir les cornes [Lenoir]. La ceinture de chasteté par exemple est assez en vogue chez les insectes, qui l'utilisent avec plus ou moins de bonheur. dans la catégorie loser, le faux bourdon (le mâle de l'abeille) y laisse sa peau, ou plus exactement ses parties génitales et une partie de son abdomen, sans que ça empêche la future reine de copuler une demi-heure plus tard. Dans la catégorie méticuleux, le bombyx du mûrier (celui du ver à soie) qui après avoir fécondé sa femelle, lui cimente l'ouverture génitale et reste collé à elle le temps que tout ça durcisse parfaitement.
Les libellules ont une autre méthode, plus expéditive: Monsieur agrion par exemple, Orthetrum cancellatum de son petit nom, a un pénis en forme de goupillon (photo ci-dessous, source: Wikipedia) et nettoie d'abord l'intérieur de sa belle avant de l'ensemencer afin d'éliminer le sperme de ses prédécesseurs:


Malgré toutes ces stratégies ingénieuses, il y a toutes les chances de retrouver les semences de plusieurs mâles en même temps à l'intérieur de la femelle volage. La sélection sexuelle se joue alors non plus entre les mâles mais au niveau microscopique, entre leurs spermatozoïdes. Et qui dit concurrence dit sélection donc évolution! On trouve d'autant plus "d'adaptations spermatiques" dans une espèce que les femelles de cette espèce sont frivoles, avec toutes sortes de stratégies des plus simples aux plus incroyables:

- les bourrins qui tablent sur le nombre. Objectif: diluer les spermatozoïdes des rivaux et être le dernier à féconder la femelle pour augmenter ses chances. Les rapaces, grands cocus devant l'éternel (car qui va à la chasse...) sont adeptes de cette stratégie bestiale : le balbuzard pêcheur (Pandion haliaetus, à droite, source: Wikipedia) copule plusieurs centaines de fois par jour pendant la période brève de réceptivité de la femelle pour être bien sûr qu'aucun autre mâle ne la fertilisera [Lenoir]. Cette stratégie est d'autant plus efficace que les mâles émettent davantage de spermatozoïdes, à tel point que les biologistes ont pris l'habitude de mesurer le niveau de concurrence sexuelle entre mâles à la quantité de spermatozoïdes qu'ils produisent.

- les sportifs qui misent sur la vitesse. Chez les primates, les spermatozoïdes nagent d'autant plus vite que les femelles sont polygames. Les chimpanzés, avec leurs femelles super volages, sont les recordmen du 15 centimètres flagelle-libre. A l'inverse, les femelles gorilles sont des modèles de vertu et les spermatozoïdes de leur compagnons savent prendre leur temps:


(source ici)


- les zarbis qui font la course au gigantisme. Chez certaines mouches (Drosophila bifurca) chaque spermatozoïde mesure 6 cm de long (plus de dix fois la taille de la bestiole et 1000 fois la taille d'un spermatozoïde humain!). Il est entortillé sur lui-même pour tenir dans la testicule du mâle qui représente 11% de sa masse totale! Il faut dire aussi que chez cette Drosophila, non seulement la concurrence entre mâles est féroce, mais en plus l'appareil génital de la femelle est un vrai parcours d'obstacles, interminable (encore plus long que le spermatozoïde géant) et truffé d'armes chimiques. Il fallait bien un tel alien de spermatozoïde pour en venir à bout!

(source: ici)

- les stratèges qui coordonnent leurs troupes. Chez l'opossum, la tête des spermatozoïdes est faite de telle sorte qu'ils peuvent s'accrocher deux par deux et nager comme ça plus vite vers l'ovule. Seul l'un des deux pénétrera dans l'ovule mais une chance sur deux c'est toujours mieux qu'une sur 100 millions.


Mais la palme revient au mulot sylvestre, champion toutes catégories en matière de coopération spermatique: ses spermatozoïdes s'agglutinent par dizaines voire par centaines pour aller encore plus vite:





- les ingénieurs qui parient sur la division des tâches. L'escargot de mer Fusitriton Origonensis (à droite, source Wikipedia) sont les as du taylorisme spermatique, avec deux modèles de spermatozoïdes infertiles géants: des transporteurs qui larguent des floppées de spermatozoïdes fertiles près de l'
ovule, et des destroyers qui font obstacle à la semence concurrente en larguant des toxines chimiques.



Chez la petite Drosophila pseudobscura, il semble que les spermatozoïdes infertiles aident leurs copains fertiles à résister aux spermicides qu'émet la femelle, tout aussi peu accueillante que sa cousine la bifurca qu'on a croisé plus haut. Bizarrement, plus ces dames sont volages plus elles mettent à rude épreuve les spermatozoïdes candidats à leur fécondation, ce qui leur permet de sélectionner les plus vigoureux. Tiens tiens, le système génital des femelles serait-il donc moins passif qu'on ne le croit?

Non la sexualité féminine n'est pas un système passif, Rogntudju!
Une fois qu'elles ont séduit l'élu de leur cœur, les filles sont confrontées à deux problèmes sexuels: favoriser la fécondation après s'être accouplé avec lui et à l'inverse se protéger des violeurs sans foi ni loi. Et ma foi, elles se défendent pas mal les frangines! Nos préjugés machistes en prennent un sacré coup sur le bec!

Cochons de canards

Sous des dehors débonnaires, les mâles canards sont de vrais canailles, adeptes du gang bang. La vie est dure pour les femelles car la compétition spermatique dont on vient de parler a doté les mâles de pénis -ce qui est rare chez les volatiles- pouvant mesurer jusqu'à 20 cm! De tels engins leur permettent d'approcher au maximum les spermatozoïdes de l'ovule. Mais dame canard n'a pas dit son dernier mot. On a découvert que chez les espèces où les viols sont fréquents, l'appareil génital des femelles ressemble à une espèce de labyrinthe, avec des embranchements et des bifurcations en cul-de-sac permettant, on ne sait pas très bien comment, de piéger la semence des violeurs dans les ratacoins de l'oviducte:

Ces bizarreries physiologiques pourraient permettre à la femelle de ne pas se laisser féconder avec le premier vilain petit canard qui abuserait d'elle. Ce ne serait pas la première fois que des femelles choisissent le père de leur progéniture après la copulation et non pas avant. Les femelles Scathophaga stercoraria ("mouche à merde" pour les intimes) arrivent à trier les éjaculats de leurs différents amants de passage en fonction de leurs caractéristiques grâce à leur système de double spermathèque.
Un bijou de technologie!

Le rôle actif des femmes dans la fécondation.
Chez les plantes, les grains de pollen sont l'équivalent des spermatozoïdes. Là encore ce sont eux qui ont le beau rôle dans notre imaginaire: après un long voyage accrochés au bout des pattes d'une abeille, ils se font déposer sur le bord du stigmate de la fleur et là, ils leur pousse une sorte d'excroissance à toute vitesse (jusqu'à deux cm par jour. Eh quand même! Pour une plante c'est un record!) qui se dirige comme par magie vers l'ovule situé au fond du stigmate:


Fortiches les grains de pollens? Euh, bof. Elizabeth Lord, une botaniste californienne (et féministe engagée) a montré dans les années 1980 comment les tissus féminins du stigmate guident ces tubes polliniques grâce à un subtil mélange de contraintes mécaniques et d'actions chimiques. Elle a prouvé que même une bille en plastique posée sur un stigmate termine immanquablement vers l'ovule. Entre pollens et stigmates, le champion n'est finalement pas celui qu'on croit.

Pour ceux que la botanique laisserait sceptique, on a mis en évidence le même type de "guidage" chez l'appareil génital de la femme. Sans aide extérieure les spermatozoïdes seraient complètement perdus dans les méandres du vagin et des trompes. Durant les périodes de fertilité, la glaire cervicale sécrétée par le col de l'utérus se charge de les guider. Alors que d'habitude ses filaments en mailles serrés et son pH acide sont un piège mortel pour les spermatozoïdes, elle change complètement de structure juste avant l'ovulation, devenant plus fluide, plus alcaline (= moins acide) et elle réoriente ses structures microfibrées de manière à guider la nage des spermatozoïdes dans la bonne direction. Mais il ne suffit pas de courir, il faut aussi partir à temps. Pour les spermatozoïdes arrivés trop en avance, on a découvert que les trompes de ces dames sont un lounge très cosy, avec sucres et protéines à volonté où ils peuvent se reposer et reprendre des forces. Alors que la température y est anormalement élevée pour eux qui sont habitués au frimas du scrotum, ils peuvent survivre jusqu'à dix jours dans ces "sugar room": deux fois plus longtemps que dans un tube à essai! Décidément les trompes féminines ne sont pas du tout le tube passif que l'on pourrait imaginer;


Contrairement aux apparences, mâles et femelles sont ainsi engagés dans une interminable co-évolution sexuelle, dans laquelle les femelles ont un rôle discret mais tout aussi actif que les mâles. Mais comme il est difficile de ne pas projeter ses propres préjugés culturels en science comme ailleurs, il aura fallu attendre la révolution féministe pour enlever nos lunettes machistes et enfin revisiter les idées reçues en matière de reproduction.

Une chose est sûre: plus la compétition spermatique est grande, plus l'ovule est difficile à féconder. Au point que cette coévolution a pu jouer un rôle important dans la création de nouvelles espèces: les spermatozoïdes d'espèces à forte concurrence spermatique sont en effet tellement fortiches qu'ils peuvent parfois féconder les ovules d'autres espèces à moindre compétition spermatique, forçant ainsi la barrière inter-spécifique pour créer de nouvelles espèces. L'infidélité féminine au secours de la biodiversité en quelque sorte!


Sources:
L'article Wikipedia sur la compétition spermatique
[Lenoir] Cours d'écologie comportementale, Alain Lenoir, (2005, Université de Tours)
[Pizz] Sperm Sociality: Cooperation, Altruism, and Spite, Pizzari T, Foster KR (2008, PLoS).
[Bren] Coevolution of Male and Female Genital Morphology in Waterfowl, Brennan et al. (2007, PLoS)

Billets connexes (encore du sexe!):

L'homme produit-dérivé de la femme: sur l'origine évolutive de nos comportements sexuels
Pourquoi tant de hyène: les bizarreries sexuelles des hyènes

mardi 13 octobre 2009

Clins d'oeil et écran noir

En lisant cette phrase vous l'avez déjà fait une ou deux fois minimum sans vous en rendre compte. De quoi je parle? Hop! Encore une nictation. Nicta-quoi? Clignement des yeux en français. Je vous emmène cette semaine découvrir les mystères de ce petit réflexe d'apparence anodine...

Au fait à quoi ça sert de cligner des yeux? Il paraît que ça permet d'humidifier l'œil. A moins que vous ne soyez un hamster ou une tortue -qui arrivent à cligner des deux yeux séparément- vos deux paupières sont normalement synchronisées. Comme des petits essuie-glace, elles étalent les larmes sur la surface de votre globe oculaire et le maintiennent constamment lubrifié. Si vous clignez trop rarement des yeux, par exemple lorsque vous lisez ou que regardez longtemps un écran d'ordinateur, votre rythme de clignement peut être divisé par cinq et votre œil moins humecté se fatigue.

Le problème avec cette explication c'est que les bébés clignent seulement deux fois par minute contre dix à quinze fois par minute pour les adultes et ça n'a pas l'air de leur poser de problème. Est-ce parce qu'ils exposent à l'air une moindre surface d'œil que les adultes? Ou bien qu'ils dorment plus (les yeux fatigués sont plus facilement secs)? Et comment expliquer que le perroquet cligne des yeux 26 fois par minute, et l'autruche une seule fois?

Si la lubricité lubrification des yeux était la seule explication aux clignements, leur fréquence devrait varier selon le taux d'humidité de l'air. Or on cligne certes plus souvent des yeux quand l'air est sec, mais quand il fait très humide (dans un sauna par exemple), on cligne exactement à la même cadence qu'en temps normal. Il y a donc sans doute une autre explication à ces clignements, mais laquelle?


(source: Wikipedia)

Il n'existe pas de "blinkologist" ni de clignotologue (en français) à qui poser la question, mais ça n'empêche pas des gens très bien d'avoir réfléchi à la question; Walter Murch par exemple, qui n'est ni neurologue ni médecin mais monteur-réalisateur à Hollywood. On lui doit le montage d'Apocalypse Now ou du Parrain. Murch raconte dans le podcast de Radiolab l'étrange découverte qu'il fit, un soir qu'il travaillait tard sur le film "Conversation secrète" de Coppola:

Il était en train de monter une scène dans laquelle le héros -Gene Hackman - était lui-même en train d'essayer de décoder une conversation enregistrée. Il eut soudain l'impression que Gene Hackman "coopérait" en quelque sorte à son propre travail de montage, dans une sorte de jeu de miroir entre lui et la scène qu'il montait. Délire de fatigue, sans doute... Sauf qu'il se rendit compte qu'effectivement chacune de ses coupes correspondait pile-poil au moment où l'acteur clignait des yeux dans la scène... Avait-il découvert une nouvelle forme inconsciente de communication? Cligner des yeux signalerait-il la fin d'une scène importante?

Pour en avoir le coeur net, des chercheurs japonais ont équipé des volontaires avec de petites électrodes sur les paupières. Chaque fois que l'un d'eux cligne des yeux ça "bipe" sur l'écran des chercheurs. Les participants ont ensuite été installés dans une salle de ciné où on leur a passé le film "Mr Bean" trois fois de suite. Nos chercheurs ont découvert des trucs ahurissants -en dehors du fait que l'effet comique de Mr Bean diminue étonnamment vite dès la deuxième rediffusion:

1) Durant les trois diffusions, une même personne cligne à peu près toujours aux mêmes moments du film.
2) Dans la salle, les spectateurs synchronisent spontanément leurs clignements d'yeux. Quand vous regardez un film et que vous clignez des yeux, un tiers de la salle cligne en même temps que vous!

Ce clignement à l'unisson est manifestement lié à l'histoire racontée dans le film, puisque il n'a pas lieu si on passe des images d'aquarium au lieu d'un film. On a observé que la plupart des gens clignent des yeux aux passages où la tension se relâche temporairement: lors d'un plan fixe et sans action, quand une porte finit de se fermer etc. Sans doute, quand on est immergé dans un film, choisit-on inconsciemment ces moments de faible intensité dramatique pour relâcher son attention et lubrifier ses mirettes? On finit ainsi par se synchroniser avec l'histoire, par faire littéralement corps avec elle.
Je me demande si certains réalisateurs espiègles, genre David Lynch, ne profitent pas de ces instants du film où tout le monde cligne des yeux, pour glisser malicieusement des plans importants dont personne ne se rend compte, histoire de perdre un peu plus le spectateur dans son histoire...

Tout ça n'explique toujours pas pourquoi on doit cligner des yeux aussi souvent. Une hypothèse serait que l'on ne peut intégrer l'information que par morceaux, sous forme de petites séquences mémorisables par notre cerveau. Cligner des yeux permettrait en quelque sorte de "digérer" un bout d'information, un peu comme la sauvegarde automatique d'un traitement de texte suspend de temps en temps son fonctionnement pour enregistrer les dernières modifications. Nos clignements seraient donc une forme de ponctuation de notre pensée comme l'histoire de Walter Murch le suggère? Cette hypothèse expliquerait pourquoi on papillonne des paupières quand on est stressé, ému ou surpris. Cligner des yeux serait une manière de digérer une émotion forte. A l'inverse, quand on est très calme, que son esprit vagabonde ou qu'on est fatigué, on a l'œil fixe et l'on cligne plus rarement.

L'analogie avec la sauvegarde automatique d'un programme a heureusement ses limites. Autant il peut arriver qu'on perde une saisie informatique à cause d'une sauvegarde en cours, autant on ne perçoit jamais de "trou" dans le film de notre vision malgré nos clignements. Comment notre cerveau parvient-il à éviter que l'on ne prenne conscience de l'obscurité qui envahit par intermittence notre champ de vision?

Des chercheurs ont percé à jour le mystère, grâce à un
dispositif astucieux éclairant la rétine depuis l'intérieur de la bouche, donc insensible aux clignements des paupières (source: ici). L'observation de l'activité cérébrale de volontaires équipés d'un tel appareil a montré que les aires visuelles s'interrompent complètement pendant la durée du clignement des yeux! Pendant un instant, elles se mettent en pause, ne percevant plus la lumière du dispositif. Dans la vie de tous les jours, cette brève interruption de fonctionnement nous empêche de percevoir le "black-out" de nos paupières qui se ferment, et nous évite la pénible sensation de regarder une scène sous une lumière stroboscopique.

Comme notre cerveau est par ailleurs capable d'extrapoler entre l'image d'avant le clignement et celle d'après, il nous donne l'illusion d'un raccord parfait. Heureusement! Parce qu'à raison de dix à quinze clignements par minute de chacun 100 à 150 msec, on rate environ trois minutes d'un film de deux heures. Et si on vit 80 ans, notre cerveau arrive à nous faire passer pratiquement 2 années pleines les yeux fermés, sans même qu'on s'en rende compte! Notre cortex mériterait largement l'oscar du meilleur monteur.

Sources:
L'excellent podcast "blink" de WNYC radiolab
In the blink of an eye, le livre de Walter Murch
Synchronization of spontaneous eyeblinks while viewing video stories (Tamami Nakono et al, 2009): l'étude sur les spectateurs d'un film.
Cligner des yeux déconnecte partiellement le cerveau (Techno-science.net, 2005)
Wikipedia en anglais

Billets connexes:
Réflexe photo-sternuatoire (euh... à vos souhaits!): sur l'autre truc qu'on fait à grande vitesse: l'éternuement
A-côtés de la claque: un autre exemple de synchronisation inattendu dans une salle de spectacle.

jeudi 8 octobre 2009

Elémentaire mon cher Newton

Richard Feynman, prix Nobel de Physique est un des rares scientifiques à être aussi connu pour ses découvertes en physique quantique (voir par exemple le billet de Benjamin au sujet de ses fameux "diagrammes") que pour son génie de la pédagogie. Ses cours de première année à l'Université Caltech étaient de véritables shows et leur recueil reste la référence de tous les étudiants américains en physique. David Goodstein, qui fut un de ses assistants raconte [1] qu'il lui demanda un jour de lui expliquer pourquoi les particules de spin 1/2 obéissent à la statistique de Fermi-Dirac (le truc simple, hein!):
Mesurant son public, il me répondit: "Je vais préparer un cours de première année là-dessus". Mais il revint quelques jours plus tard pour me dire: "Je n'ai pas pu. Je n'ai pas pu le réduire au niveau d'une première année. Ça veut dire qu'on ne comprend pas vraiment pourquoi."

Son grand plaisir était de trouver des explications simples pour expliquer des trucs compliqués.
Au cours d'une célèbre séance télévisée Feynman expliqua par exemple les causes de l'explosion de la navette Challenger, en jetant négligemment (en fait son numéro était finement rôdé) un morceau de joint des boosters de l'engin dans un verre d'eau glacée. Il montra comme ça comment un simple changement de température faisait perdre son élasticité au joint et avait pu provoquer l'accident de 1986.

Galilée avait raison!
On vient de publier en français un de ses cours de 1964, qu'on a retrouvé un peu par hasard trente ans plus tard, et dans lequel Feynman explique comment Newton s'y est pris dans ses Principia de 1687 pour démontrer les lois de la gravité et la forme elliptique des orbites. Cette démonstration est historique car c'est l'un des tous premiers moments de l'histoire des sciences où l'on démontre les lois de la nature par la seule force de la géométrie. Preuve que Galilée avait vu juste quand il disait que "[l'univers] est écrit en langage mathématique et ses caractères sont les triangles, les cercles et autres figures géométriques, sans lesquels il est absolument impossible d'en comprendre un mot." Le cauchemar des étudiants allergiques aux maths date de là!

Comme toute démonstration géométrique, c'est un petit bijou d'élégance car ses arguments sont tous à la portée de tout (bon) lycéen. Il n'est pas étonnant que Feynman ait eu à cœur de la retrouver juste pour le fun et je ne résiste pas au plaisir de vous la présenter sous une forme encore plus simple que celle de Goodstein-reprenant Feynman-reprenant Newton. Si vous aimez les maths, vous ressentirez peut-être comme moi une vraie émotion face au déroulé implacable de sa logique à la fois simple et efficace, qui démasque l'une après l'autre les énigmes millénaires des lois célestes. Amis jipigequeudal passez prudemment votre chemin; mon prochain billet sera moins hard, promis!



L'histoire se passe au XVII° siècle. Kepler avait bien remarqué que les trajectoires des planètes n'étaient pas des cercles: ses calculs ne collaient pas avec ses observations. A force d'y travailler il publia trois lois empiriques déduites de ses mesures:
K1: Un segment de droite imaginaire, reliant le soleil à une planète, balaye toujours la même surface dans un temps donné.
K2: Le carré d'une année planétaire est proportionnel au cube du rayon de son orbite. Autrement dit T²~R3
K3: Toutes les orbites planétaires sont des ellipses dont le soleil occupe l'un des foyers.

Le génie de Newton fut de trouver l'explication de ces observations par la seule force du raisonnement, en partant juste des trois lois fondamentales qu'il postulait et que vous avez (normalement!) tous appris au lycée
N1: Tout corps persiste dans son repos, ou son mouvement uniforme en ligne droite, à moins que des forces ne l'obligent à changer cet état. C'est le principe d'inertie, que Galilée et Descartes avaient supputé avant lui et que le parti socialiste applique avec méthode.
N2: Le mouvement change proportionnellement à la force motrice appliquée, et dans la direction de la ligne droite dans laquelle cette force est appliquée.
C'est la fameuse deuxième loi de Newton, qu'on écrit maintenant par ΔV = F Δt (je mets en gras chaque fois qu'il s'agit de vecteurs, c'est-à-dire de "flêches") et qui exprime simplement que plus on tape fort dans le ballon, plus il part vite.
N3: A toute action s'oppose une réaction égale. Cette loi traduit juste le fait que les forces internes d'un corps isolé se compensent les unes les autres quelque soit la forme du corps en question. On peut donc raisonner sur une planète comme si elle se réduisait à un point géométrique, localisé en son centre de gravité, ce qui simplifie le paysage.

Newton démontra d'abord pourquoi si la force de gravitation est dirigée vers le centre du soleil, les planètes balayent des surfaces égales en des temps égaux (K1).
Ensuite, il exploita l'observation K2 de Kepler dans le cas des orbites quasi-circulaires qu'on observe souvent. Grâce à sa deuxième loi de la dynamique (N2) il conclut que la force de gravitation est inversement proportionnelle au carré de la distance au soleil (F~1/R²).
Enfin, sans faire d'hypothèse supplémentaire, il démontra géométriquement pourquoi les orbites célestes sont des ellipses (K3).
Suivez-le guide!

1) Pourquoi les planètes balayent des surfaces égales en des temps égaux si la force est dirigée vers le soleil.
Un petit schéma aide à comprendre ce qui se passe. Le soleil est en S et la planète part du point A avec une vitesse VA.
En rouge les vitesses, en noir les trajectoires.

Raisonnons sur deux intervalles de temps très petits et égaux et comparons ce qui se passe:
- en l'absence de force,
- si la planète subit une force dirigée vers le centre du soleil.


Avec ces résultats, calculons les aires balayées durant les deux intervalles de temps (égaux) si la force que subit la planète est effectivement dirigée vers le soleil:


Newton vient de démontrer que si la force d'attraction est dirigée vers le soleil, quelque soit son amplitude,
une planète "balaye" toujours la même aire durant un intervalle de temps donné. Autrement dit, l'aire qu'elle dessine est proportionnelle au temps.

C'est ce qui explique qu'un patineur tournoyant sur lui-même, va de plus en plus vite à mesure qu'il se ramasse sur lui-même: la force centrifuge étant toujours dirigée vers son axe de rotation, ses bras sont comme les planètes, condamnés à balayer une surface égale pour des temps égaux. Donc à tourner plus vite quand ils sont près du centre de rotation. Passons à l'étape suivante:

2) Pourquoi la force de gravité est-elle inversement proportionnelle à la distance au soleil?

Newton raisonne sur une orbite circulaire parce que bon nombre de planètes ont des trajectoires quasi circulaires. Si la loi de la gravitation est universelle, il suffit de démontrer sa forme dans le cas le plus simple: Isaac l'attrape donc par son point faible, le cercle et commence par calculer la variation de vitesse
ΔV correspondant à un intervalle de temps fixe Δt.




ΔV est donc proportionnel à R/T² et à Δt.
Or Kepler a observé que T² est proportionnel à R3 et d'après la deuxième loi de Newton, F=ΔV/Δt
F est donc proportionnel à R/R3= 1/R².
Voilà, Newton venait de montrer que la loi de la gravité est inversement proportionnelle au carré de la distance de la planète au soleil. Tan tan!

3) Pourquoi les planètes parcourent des trajectoires elliptiques
Reste le morceau de choix. Celui sur lequel Feynman a dû se concocter sa propre démonstration car celle de Newton était incompréhensible.
Il s'y prend en quatre étapes:
a) Il démontre d'abord que la variation de vitesse ne dépend que de l'angle "balayé" par la planète. Propriété fondamentale dont découle tout le reste.
b) Il montre ensuite que le "diagramme des vitesses" est un cercle et comment les vecteurs vitesses tournent dans ce cercle lorsque la planète se déplace sur son orbite.
c) Il explique comment réciproquement, en se donnant un cercle quelconque comme "diagramme des vitesses" a priori, on peut construire géométriquement une position "candidate" de la planète, à un changement d'échelle près.
d) Il montre enfin que l'ensemble des positions ainsi construites forme une ellipse et qu'elle respecte toutes les propriétés des orbites célestes.

Première étape:
Au lieu de découper l'orbite de la planète en petits temps égaux, Newton la découpe en petits angles égaux (parcourus en des temps différents donc) et il montre que la variation de vitesse est alors constante pour un angle donné:


L'aire balayée par la planète est proportionnelle au carré de la distance au soleil. Or d'après la loi des surfaces balayées de Kepler (K1), le temps que met la planète à balayer cette aire est proportionnelle à son aire. Ce temps est donc lui aussi proportionnel au carré de la distance au soleil.
Δt~R²
Or F~1/R²
Comme ΔV=FΔt, ΔV~R²/R²
ΔV est constant en tout point de lorbite pour un angle α donné.

Deuxième étape:
Avec ce résultat, Feynman montre que le diagramme des vitesses (je crois qu'on appelle ça un "hodographe") est un cercle!

Troisième étape:
On a maintenant tout ce qu’il faut pour essayer de tracer une trajectoire pour notre planète, en partant d'un cercle représentant le diagramme des vitesses.

On commence par construire le diagramme des vitesses:
- un cercle d’une longueur arbitraire R
- un point O à l’intérieur, différent du centre S.

On sait que toutes les vitesses dans ce diagramme auront pour origine O et pour extrémité un point du cercle (ici p).





Dernière étape:
Pour faire durer le suspense, regardons d’abord les propriétés géométriques de "l'ensemble des points P" qu'on vient de construire.

Puisque P est sur la médiatrice de [O,p], OP = Pp
donc SP + OP = SP + Pp = Sp
Or par construction, p est sur un cercle de centre S, donc Sp est une constante.
SP + OP = constante est la définition d’une ellipse (l'animation vient de Wikipedia):

P est donc sur une ellipse dont O et S sont les foyers.
On chauffe!

Vérifions maintenant que la médiatrice de [O,p] est bien tangente à l’ellipse.
Quels sont les points Q appartenant à la fois à cette médiatrice et à l’ellipse?
Si Q appartient à l’ellipse, SQ + OQ = Sp
Si Q appartient à la médiatrice de [O,p], OQ = Qp
On a donc SQ + Qp = Sp
Or SQ + Qp est toujours inférieur à Sp sauf si Q appartient à [S,p].
La médiatrice de [O,P] ne coupe donc l’ellipse qu’en son point d’intersection avec (Sp).

Autrement dit, en P
la tangente de l’ellipse est bien perpendiculaire à (Op) et la propriété 1
est vérifiée. Une trajectoire elliptique est donc tout à fait compatible avec la force de gravitation. CQFD! (Ce Qu'il Fallait Démontrer). Feynman aurait plutôt dit QED (Quod Erat Demonstrandum) pas parce qu'il aimait le latin mais parce qu'il avait aussi inventé l'électrodynamique quantique, QED en anglais.

Les coniques

En fait la trajectoire elliptique n'est qu'une des trajectoires possibles:
Si l'origine des vitesses est au centre du cercle, la figure formée est un cercle.
Si l'on prend l'origine pile sur le cercle, la trajectoire est une parabole.
Si on l'avait prise à l'extérieur du cercle, la trajectoire aurait la forme d'une hyperbole, formant des branches à l'infini... C'est typiquement ce qui arrive à la comète de Halley... et aussi aux particules chargées quand les bombarde selon certains angles sur une fine feuille d'or (les forces électromagnétiques entre particules chargées sont aussi proportionnelles à l'inverse de la distance). En 1910, Rutherford démontra grâce à cette propriété que la masse des noyée est concentrée dans un tout petit volume et que les atomes sont surtout faits... de vide.

Dans une de ses notes de cours, Feynman avait écrit: "Les choses simples ont des démonstrations simples". Et puis il avait barré le deuxième "simples" pour le remplacer par "élémentaires". Cette démonstration de Newton, prouve s'il en était besoin la nuance entre les deux termes. La géométrie c'est un peu comme la cuisine: pas besoin d'ingrédients très compliqués pour faire une recette sophistiquée: pour réussir un soufflé ou une mayonnaise, tout est dans le tour de main!


Sources:
[1] Le mouvement des planètes autour du soleil (Richard Feynman, David Goodstein et Judith Goodstein, 2009) avec ce fameux cours perdu de 1964.
- La nature de la physique (Richard Feynman, 1980): un recueil de textes très simples sur les mystères des symétries en physique. Passionnant!
- Lumière et matière - Une étrange histoire (Richard Feynman, 1987): l'explication aussi simple que mystérieuse des interactions lumière-matière au moyen des petits diagrammes de Feynman.

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