mardi 23 décembre 2008

A l'infini et au-delà!

C'est assez facile de comparer les grandeurs des objets physiques autour de nous: un bâton est plus grand qu'un autre, si la longueur du plus petit tient dans la longueur du plus grand. Le tout est plus grand que ses parties, nous a appris Euclide, et on le vérifie avec un sac de billes rouges et bleues: il contient plus de billes que lorsqu'on lui retire toutes ses billes rouges. Evident non?




Pour les ensembles infinis, le tout est aussi grand qu'une de ses parties

Ce qui est vrai pour les sac de billes ne l'est pas pour les collections infinies d'objets. Comparons le sac des nombres entiers (0,1,2,3 etc) avec celui de tous les nombres entiers pairs (0,2,4,6 etc). Si l'on applique le raisonnement ci-dessus, l'ensemble des nombres entiers contient les nombres pairs, ergo il est plus grand... En fait les choses ne sont pas aussi simples quand on traite des ensembles infinis: pour savoir si deux ensembles infinis ont la même "taille", on regarde si on peut faire correspondre chaque élément de l'un avec un et un seul élément de l'autre (ce type de correspondance terme à terme s'appelle une bijection). Or on peut parfaitement faire correspondre chaque nombre entier avec un nombre pair et vice versa: il suffit d'associer chaque nombre entier n avec son double 2n (qui est pair). Donc il y a autant de nombres pairs que de nombres entiers! Bienvenue dans les mystères de l'infini où le tout peut être exactement aussi grand qu'une de ses parties. Cette drôle de propriété signe d'ailleurs l'infinitude de l'ensemble (enfin, là je spécule...).

En raisonnant de la sorte on montre que l'ensemble des entiers (N de son petit nom: 0,1,2,3...) est de la même "taille" que tous ses sous-ensembles infinis: il y autant d'entiers que de nombres pairs (on l'a vu), de nombres premiers (divisibles seulement par 1 et par eux-mêmes comme 1,3,5,7,11,13,17,19...), de carrés parfaits (1, 4, 9, 16...). L'hôtel de Hilbert qui possèderait une infinité de chambres toutes occupées, pourrait toujours accueillir des hordes de bus contenant chacun une infinité dénombrable de clients. Il suffirait de transférer chaque occupant d'une chambre n vers une autre chambre (de numéro 2n par exemple si l'on veut doubler la capacité de l'hôtel) et de loger les nouveaux arrivants dans l'infinité de chambres ainsi libérées.

Et de la même manière, N a la même taille que des ensembles plus grands, par exemple l'ensemble Z des "entiers relatifs" (les nombres entiers positifs et négatifs:-5,-4,-3,-2,-1,0,1,2,3 etc.) [Lecteurs non matheux: sautez les paragraphes en italiques comme ci-dessous, pour vous éviter les maux de tête...]
Pour le montrer il suffit d'attribuer à chaque entier relatif n l'entier 2n si n est positif et -(2n+1) si n est négatif: on a ainsi une correspondance terme à terme entre N et Z: à 0,1,2,3 correspondent 0,2,4,6 et à -1,-2,-3 correspondent 1,3,5...

Rationnels et irrationnels: si proches et pourtant si différents...
Plus étonnant encore, il y a autant de fractions rationnelles (rapport entre deux nombres entiers relatifs) que d'entiers naturels!
Pour trouver la correspondance entre entiers et fractions, prenez n'importe quel entier n et divisez le par 2 autant de fois que vous pouvez. Quand finalement (au bout de p divisions), vous obtenez un reste impair (noté 2q+1), vous pouvez écrire n=2p x (2q+1). Et voilà, vous venez de trouver comment associer à tout entier n deux entiers p et q de manière unique. On étend facilement cette méthode aux fractions relatives (positives et négatives) pour montrer qu'il y a autant d'entiers que de fractions.

Ces ensembles qui ont la même taille que N sont dits "dénombrables". Le terme est un peu trompeur car il laisse imaginer qu'on peut toujours les compter sur un intervalle donné. Or quelque soit l'intervalle que vous choisissez (s'il ne se réduit pas à un point) vous y trouvez une infinité de fractions: on dit que l'ensemble des fractions noté \mathbb{Q}, est "dense" dans l'ensemble des nombres réels R.
Prenez un intervalle [a,b], de dimension b-a=ε très petit. Vous pouvez trouver un entier n tel que n>1/ε, puis le plus grand entier p tel que p/n≤a On peut écrire a < (p+1)/n <>

Alors tous les ensembles sont-ils dénombrables? Eh non, ce serait trop simple! L'ensemble des nombres réels R (tous les nombres, y compris les irrationnels qui comme √2 ne peuvent pas s'écrire comme des fractions). Bien qu'étant de la même taille que l'intervalle ]0,1[, R n'est pas dénombrable, ainsi que l'a découvert Cantor, l'inventeur de la théorie des ensembles.
Pour prouver que R est de même taille que ]0,1[, il suffit de considérer la fonction qui associe à tout réel x, f(x)=1/2 [1+x/(1+|x|)]
Cette fonction "projette" tous les nombres réels entre O et 1...


On prouve ensuite que ]0,1[ n'est pas dénombrable grâce à la célèbre diagonale de Cantor, en raisonnant par l'absurde.
Supposons que ]0,1[ soit dénombrable: cela signifie qu'à tout réel x on peut associer un unique nombre décimal un.
Ecrivons les un les uns en dessous des autres en écriture décimale:

uij est la jième décimale du nombre rationnel ui.

Considérons la diagonale des décimales uii (la fameuse diagonale qui a donné le nom à ce théorème) et imaginons le nombre x=0,x1x2x3.... dont chaque décimale vaut xi = 1 si uii≠1 et xi = 2 si uii=1.
x diffère de u1 au niveau de la première décimale (x1≠ u11), x diffère de u2 au niveau de la seconde (x2≠u22) et de manière générale x diffère de un au niveau de la nième décimale (car xn≠unn) .
x est bien un nombre décimal compris entre 0 et 1 et pourtant on ne peut le faire correspondre avec aucun des nombres de la collection des (un), ce qui est contradictoire avec l'hypothèse que ]0,1[ est dénombrable...
La taille des infinis
Récapitulons: \mathbb{Q} est à la fois dense dans R ( les deux ensembles sont inextricables en quelque sorte l'un de l'autre) et pourtant l'un est dénombrable et l'autre pas. La taille de R est appelée 1 (c'est la lettre hébraïque Alef, les mathématiciens adorent les écritures anciennes), celle de \mathbb{Q} et de tous les ensembles dénombrables est appelée 0.
Pour comparer la taille de \mathbb{Q} et celle de R, on peut comparer leur correspondance respective sur ]0,1[.
R correspond exactement à ]0,1[, sa mesure vaut 1.
Pour mesurer \mathbb{Q}, on représente chaque fraction par un point un dans l'intervalle ]0,1[. Définissons autour de ce point un petit intervalle, de longueur décroissante:
Pour u1, on choisit un intervalle de taille 0,1
pour u2, l'intervalle 0,01
pour u3, l'intervalle 0,001
etc.
La taille de \mathbb{Q} sera au plus égale à la somme des intervalles de tous les un, donc vaut au plus 0,111111 etc. On aurait pu commencer par un intervalle de 0,001 pour u1 et la taille de \mathbb{Q} aurait été majorée par 0,001111: la mesure de \mathbb{Q} peut donc être rendue aussi petite que l'on veut et vaut donc 0!


L'une des grandes questions encore mal résolue est de savoir si R est le plus petit ensemble non dénombrable ou s'il existe d'autres ensembles de taille intermédiaire entre R et N. Autrement dit existe-t-il des infinis de taille 0,5? Cantor émit l'hypothèse que non mais l'on a démontré en 1963 que cette question était en fait indécidable, à moins d'admettre même en admettant un axiome supplémentaire (l'axiome du choix) pour que ce type d'infini existe. Indécidable, c'est à dire qu'on ne pourra démontrer ni que c'est vrai ni que c'est faux: c'est bizarre mais c'est comme ça!
D'un autre côté existe-t-il des infinis plus grands que R? Oui bien sûr, plein!!! L'ensemble des parties de R, ou plus simplement l'ensemble des fonctions de R dans R.
Considérons l'ensemble F des fonctions f : [0,1] {0,1} qui ne prennent comme valeurs que 0 et 1. Supposons qu'il y ait autant de telles fonctions f que de réels dans ]0,1[. A chaque réel x de ]0,1[, on peut faire correspondre une unique fonction fx de F et vice versa. On procède comme pour la diagonale de Cantor: construisons la fonction g telle que : g(x) = 1 si fx(x) = 0 et g(x) = 0 si fx(x) = 1. g est bien une fonction de F prenant comme valeurs 0 et 1 et pourtant g ne coincide avec aucune des fonctions fx puisque pour chaque valeur x, fx(x)≠g(x) ce qui est contradictoire avec l'hypothèse d'une bijection entre F et ]0,1[... Le nombre de fonctions de F est donc supérieur au nombre de réels contenus dans ]0,1[, donc au nombre de réels de R.


Par contre, n'allez pas croire que, R étant semblable à une droite, une surface infinie (RxR) ou même l'espace infini (R3) soient de tailles différentes de R, pas du tout! De la même manière que l'on a montré ci-dessus l'équivalence entre N et \mathbb{Q} (qui s'écrit ZxN), on peut construire des courbes infiniment tarabiscotées (qui ressemblent d'ailleurs furieusement à des fractales) correpondant à une surface ou à un volume. Je vous laisse découvrir ça par exemple...


De manière générale on peut prouver qu'il n'existe pas de taille limite des infinis, car un ensemble est toujours plus "petit" que l'ensemble de ses parties: c'est LE théorème de Cantor, qui a d'ailleurs démontré que l'ensemble des parties de N est en bijection avec R.
Prenons un ensemble E d'objets x et appelons (E) l'ensemble des parties de E. Supposons qu'il existe une bijection entre E et (E): à chaque élément x de E, on peut faire correspondre un sous-ensemble de E qu'on appellera Px. Vous êtes habitués maintenant aux constructions bizarroïdes: ici on va définir le sous-ensemble P de E constitué des éléments x qui n'appartiennent pas à leur correspondant Px. Comme il existe une bijection entre E et (E) il existe un élément y correspondant à P et P=Py. y appartient-il à P? Non car dans ce cas y appartiendrait à son correspondant Pyy, y appartient à P par construction même de P. Si vous avez perdu le fil, relisez ces deux phrases et laissez mariner un petit moment. On aboutit à une contradiction qui prouve qu'il n'existe pas de bijection entre un ensemble et ses parties.

Au fait, d'où vient ce drôle de symbole, désignant l'infini par un 8 couché? Même sur ce point, la réponse n'est pas tranchée: est-ce le descendant du CIƆ romain, désignant le nombre "mille" avant que l'on n'utilise la lettre M? Est-ce l'hériter de l'oméga minuscule ω, dernière lettre de l'alphabet grec? Ou s'agit-il de la représentation graphique du "serpent-infini" du dieu Vishnu, enroulé sur lui-même comme un huit renversé?

Sources:
Le site chronomath, très complet de Serge Mehl

dimanche 14 décembre 2008

Une histoire qui ne vous fera ni chaud ni froid

Petite expérience de saison: remplissez deux verres identiques avec la même quantité d'eau, l'un avec à 40°, l'autre à 10°. Mettez-les au congélateur. Dans lequel des deux l'eau gèlera-t-elle le plus vite?
Évident, non? Le temps que l'eau chaude refroidisse jusqu'à 10°, l'eau froide ne sera plus à 10° mais à 5° par exemple et l'eau chaude mettra fatalement toujours plus de temps à prendre glace.

C'est aussi ce que croit le jeune Erasto Mpemba, écolier tanzanien qui, en 1963 apprend en classe à fabriquer de la crème glacée. Comme il est en retard dans sa préparation il fourre sa préparation encore toute chaude dans le freezer, sans attendre qu'elle refroidisse. A sa grande surprise, son pot gèle plus rapidement que celui de ses petits camarades! Il rapporte ce fait à son maître qui n'a manifestement pas inventé l'eau tiède et l'envoie se faire cuire un oeuf. Pas refroidi pour autant, Erasto répète avec succès l'expérience chez lui et apprend par ailleurs que les marchands de glace utilisent ce truc pour fabriquer plus rapidement leur crème glacée. Quelques années plus tard, devenu étudiant, il raconte sa drôle d'observation à un professeur de physique, le Dr Osborne, en visite en Tanzanie. Osborne de retour aux Etats-Unis mit en évidence expérimentalement le phénomène qu'il baptise effet Mpemba, en l'honneur de ce jeune qui n'avait pas froid aux yeux. Cette découverte n'en est pas vraiment une: depuis l'antiquité, Aristote en parlait déjà dans sa Météorologie: "Les habitants du Pont, quand ils établissent leurs tentes sur la glace, pour se livrer à la chasse aux poissons -car ils pêchent en brisant la glace- versent de l'eau chaude autour des perches pour qu'elle gèle plus vite: et la glace leur sert comme de plomb pour consolider et arrêter leurs pieux." Et plus tard, Bacon puis Descartes avaient eux aussi remarqué que l'eau chauffée gèle plus rapidement que l'eau froide.

Depuis 1969, les scientifiques ont avancé beaucoup d'explications à ce paradoxe et les débats ont souvent été chauds pour savoir laquelle était prépondérante, sans qu'on ait jusqu'ici vraiment réussi à trancher expérimentalement.
- Une première hypothèse concerne l'évaporation du liquide chaud. La masse liquide dans le verre d'eau chaude étant plus faible, elle gèle plus vite. Malheureusement, l'effet Mpemba s'observe également avec des récipients fermés, où la masse d'eau est globalement conservée.
- On a également invoqué dans le cas d'un freezer, le fait que le récipient d'eau chaude puisse faire fondre le lit de glace sur lequel il est posé et qui l'isole du métal froid. Pas de chance, on observe le phénomène même si l'on suspend le verre d'eau chaude dans le congélateur, sans contact avec les parois. Dans le même esprit, on peut aussi signaler qu'introduire un récipient chaud dans un réfrigérateur moderne doté de capteurs thermiques, pousse automatiquement la puissance de la réfrigération et le refroidit donc davantage. Mais cette observation n'explique pas la différence de vitesse de congélation lorsque deux verres (l'un froid, l'autre chaud) sont placés simultanément dedans.
- On a imaginé que l'eau froide dissout davantage les sels minéraux que l'eau chauffée (il suffit de regarder le dépôt au fond des bouilloires pour s'en convaincre). De même que l'eau salée, la température de congélation de l'eau initialement froide pourrait donc être plus faible que celle de l'eau initialement chaude, débarassée de ces sels. Malheureusement l'effet Mpemba s'observe aussi avec de l'eau distillée...
- L'explication la plus convaincante fait appel aux turbulences de l'eau chaude. L'eau refroidit essentiellement par la surface, et ce d'autant plus vite que la surface est chaude. Dans le récipient d'eau froide, une couche de glace se forme très rapidement en surface et isole efficacement le reste du liquide de tout échange avec la surface. Comme la densité de l'eau est maximale à 4° (cf un précédent billet) l'eau du fond reste liquide plus longtemps. A l'inverse, dans le récipient d'eau chaude, la grande différence de température entre l'eau et la surface génère d'intenses courants de convection: l'eau chaude -plus légère- remonte vers la surface, refroidit, gagne en densité et finalement redescend en profondeur, remplacée par de l'eau plus chaude. La couche de glace en surface se forme plus lentement mais cela permet d'abaisser la température de façon plus homogène dans le récipient: la solidification complète se produit plus rapidement.

Un dernier élément à prendre en compte est le phénomène de surfusion dont on a parlé ici. Dans une eau froide et très pure, il peut arriver que la prise de glace ne se déclenche pas à 0°, faute d'un petit facteur déclenchant, impureté ou autre (on en a déjà parlé ici). Ce n'est que bien en dessous de 0° qu'elle se forme très brutalement. Au passage ce serait cet effet qui explique que vous trouviez parfois des mini stalagmites à la surface de vos glaçons (photo ci-contre tirée de ce blog anglophone): en se formant brutalement depuis les bords, la glace, plus volumineuse que l'eau, pousse sur le liquide qui s'échappe brutalement au centre avant de congeler l'instant d'après.

Dans une eau chaude, les intenses courants de convection ainsi que les éventuels sels minéraux précipités sous forme solide, rendent cette surfusion nettement moins probable... La transformation en glace se fait dès 0° et sans mini stalagmite.

Vous trouvez que cette histoire de 1969 sent le réchauffé? Pas tout à fait... Dans l'espace, en l'absence de gravité les différences de densité du liquide ne devraient entrainer aucun mouvement de convection. Un projet d'expérimentation de l'effet Mpemba dans la future station internationale, permettra de vérifier si oui on non l'eau chaude gèle à la même vitesse que l'eau froide dans ces conditions. On brûle d'impatience d'avoir le fin mot de l'histoire...

Références:
L'effet Mpemba sur Wikipedia, en français ou en anglais
Le drôlissime "Pourquoi les manchots n'ont pas froid au pieds et 111 autres questions stupides et passionnantes" publié par le magasine New Scientist.