mardi 29 septembre 2009

Le théorème de Noether: couteau suisse de la physique

Il y a des trucs qu'on apprend à l'école et qu'on admet une bonne fois pour toutes parce qu'ils tombent sous le sens. Par exemple "l'énergie se conserve" ou encore "les lois de la nature sont les mêmes pour tous, partout et tout le temps" etc. On ne sait plus trop d'où sortent ces règles mais ce n'est pas bien grave, elles sont tellement évidentes... Sauf qu'au début du XXeme siècle ces tétrapilectomanes de mathématiciens ont fini par s'interroger à leur sujet. Il faut dire que remettre les évidences en question était à la mode: la relativité restreinte venait tout juste de montrer que le temps s'écoule différemment selon que l'on se déplace ou pas. A défaut de pouvoir prouver le bien-fondé de ces lois fondamentales (on l'a fait plus tard), on pouvait en particulier se demander s'il était nécessaire de postuler toutes ces lois ou si certaines découlaient des autres. Que doit-on postuler au minimum pour que nos lois physiques tiennent encore debout, se demandait-on, un peu comme Euclide l'avait fait pour la géométrie dans ses Eléments.

L'indifférence de la nature envers nos références spatiales ou temporelles
C'est une mathématicienne allemande, Emmy Noether, qui résolut brillamment cette question en 1918 juste après que le célèbre Hilbert eut réussi à la faire venir à Gottingen, le temple des maths de l'époque, où avaient officié des stars comme Gauss, Dirichlet et Riemann. Hilbert avait dû batailler ferme pour faire accepter une femme comme professeur. "
Je ne vois pas pourquoi le sexe de la candidate serait un argument contre son admission comme privatdozent. Après tout nous sommes une université, pas des bains publics" avait-il lancé pour faire taire ses critiques. Il n'eut pas à regretter son choix: aussitôt arrivée à Gottingen, Emmy Noether démontra un superbe théorème établissant une étrange correspondance entre les lois de l'esthétique et celle de la physique.


Einstein qualifia son théorème de "monument de la pensée mathématique". Je vais tenter de vous expliquer pourquoi, mais rassurez-vous, amis jipigequeudal, ça se comprend facilement.

D'un côté vous avez les symétries que l'on observe dans les lois de la nature:
  • Si vous lâchez une pièce de monnaie du haut d'un pont, la durée de sa chute ne change pas selon la date à laquelle vous la lâchez: en jargon de physicien cette évidence traduit l'indépendance des lois de la physique par rapport à l'instant de référence (celui où vous lâchez la pièce).
  • Les boules de billard rebondissent de la même façon que vous jouiez à Paris ou à Nouakchott. Les joueurs remercieront pour ça l'invariance des des lois par rapport à l'espace ou dit plus simplement l'homogénéité de l'espace.
  • Votre vitesse de pointe ne dépend normalement pas de la direction dans laquelle vous courez, car il n'y a pas de direction privilégiée par la nature: on appelle ça la symétrie des lois par rotation dans l'espace.
  • Votre balance indique le même poids que vous vous pesiez sur la terre ferme ou sur un tapis roulant, car les lois de la mécanique (classique) sont identiques entre deux référentiels ayant une vitesse constante l'un par rapport à l'autre: tous les programmes Weight Watcher sont redevables à la relativité Galiléenne.

On a comme ça une ribambelle de symétries: par reflet dans un miroir (symétrie par parité), par inversion des charges électriques, par renversement du temps etc. Si vous y regardez de près, chaque exemple illustre le fait que la valeur absolue d'une variable (le temps, l'espace, la direction etc) n'a aucune importance. Chaque symétrie exprime ainsi l'indifférence des lois de la nature vis-à-vis de ce que nous choisissons comme point de référence pour cette variable.

Sous la symétrie, cherchez l'invariant
Le génie de Noether a été de découvrir que derrière chaque symétrie des lois de la nature se cache la conservation d'une certaine quantité physique.

Prenons l'exemple de l'homogénéité de l'espace et raisonnons par l'absurde. Supposons qu'il y ait un lieu privilégié dans l'espace où une force d'attraction (électrique ou autre) entre deux objets s'exerce avec plus d'intensité qu'ailleurs. Plaçons un objet A en cet endroit magique et un autre objet B ailleurs. D'après ce qu'on vient de dire, la force que B exerce sur A est plus forte que celle de A sur B: Adios l'égalité entre action et réaction! Initialement immobiles, les deux objets vont se déplacer l'un vers l'autre, mais l'accélération de A étant plus forte que celle de B, leur quantité de mouvement totale cesse d'être nulle. Exit donc la conservation de la quantité de mouvement totale!
Dit dans l'autre sens, l'homogénéité de l'espace équivaut au principe d'égalité entre action et réaction et à la conservation de la quantité de mouvement d'un système isolé.

Continuons notre exploration et imaginons maintenant que la pesanteur varie dans le temps et soit plus faible la nuit que le jour. On pourrait monter une charge en haut d'un immeuble à minuit, attendre le lendemain pour la jeter dans le vide. On pourra alors récupérer de cette chute plus d'énergie qu'on en a dépensé: on aura alors violé la conservation de l'énergie. L'invariance des lois dans le temps traduit donc la conservation de l'énergie! Comme le dit élégamment Etienne Klein, "la loi de la conservation de l'énergie a une signification qui dépasse largement sa formulation habituelle: elle exprime rien de moins que la pérennité des lois physiques, c'est à dire leur invariance au cours du temps. Sous sa coupe, le temps devient le gardien de la mémoire du monde physique et le support même de son avenir." C'est beau!

Réciproquement, le théorème de Noether montre qu'à chaque fois qu'une quantité physique se conserve, il y a une symétrie des lois naturelles dans le coin, avec une variable dont la valeur absolue n'a aucune importance. Autrement dit chaque propriété géométrique du système est indissociable d'une loi fondamentale de la nature. Ce
théorème purement mathématique associe l'esthétique et la loi. Comme dit le poète, "Beauté est vérité et vérité beauté. Voilà tout ce qu'on sait sur Terre et ce qu'il faut savoir".

On peut représenter ce résultat sous forme de tryptique:
- le type de symétrie (par exemple l'homogénéité de l'espace <=> les lois sont invariantes par "translation spatiale").
- la variable relative, associée à cette symétrie (en l'occurence la localisation <=> Il n'existe pas de référentiel "absolu", de lieu privilégié).
- la quantité qui se conserve (la quantité de mouvement dans notre exemple).

Symétrie des lois de la physique
Ce qui est relatif
La quantité conservée
Homogénéité de l'espace
(Les lois sont les mêmes partout)
Le lieu de référenceLa quantité de mouvement (ou l'impulsion)
Homogénéité du temps
(Les lois sont les mêmes tout le temps)
L'instant de référenceL'énergie totale du système
Isotropie de l'espace
(Il n'y a pas de direction privilégiée dans l'espace)
L'orientation dans l'espace
Le moment cinétique


Un théorème chasseur de lois

Savoir que toute loi de conservation est associée à une symétrie sous-jacente et inversement s’est révélé extrêmement fructueux en physique. En électricité par exemple, la tension est une valeur relative: le monde serait identique si on ajoutait 100V partout. Cette "invariance de jauge" correspond à une loi naturelle toute simple: la conservation de la charge électrique.

Évident direz-vous? OK alors faisons le même raisonnement pour les quarks, ces petites particules élémentaires qui constituent les protons et les neutrons. Leur cohésion est assurée par une interaction forte, analogue à l'interaction électromagnétique. L'invariance de jauge associée à cette interaction forte implique l'existence d'une "charge forte" du quark, qui se conserve et qu'on appelle sa couleur car elle a trois dimensions, comme les trois couleurs primaires rouge, vert et bleu. Le théorème de Noether a suffi à justifier théoriquement l'existence et la structure d'une caractéristique fondamentale des quarks. De même il permet de déterminer les attributs propres à chaque particule élémentaire: le nombre baryonique, l'isospin, la saveur, l'hypercharge. Un vrai détecteur de propriétés ce théorème!

Pour la petite histoire, la conservation de la couleur des quarks peut s'illustrer... avec des couleurs justement. Si on imagine qu'une couleur est un pixel à l'écran (rouge, vert ou bleu), l'invariance de la couleur signifie qu'on peut permuter localement les pixels autant qu'on veut, tant qu'on respecte la proportion de rouges, de verts et de bleus (source des illustrations ici):

On peut imager cette invariance par le fait qu'on qu'on peut mélanger localement tous les pixels d'une image à l'écran, sans que ça change quoique ce soit au rendu globale de l'image:

Au tableau de chasse du théorème de Noether figure naturellement la symétrie CPT dont le Dr Goulu a raconté la merveilleuse histoire dans un très bon billet. Cette symétrie affirme que les lois de la physique ne changent pas lorsque toutes les particules sont remplacées par leur antiparticule (inversion de charge C), qu'on inverse la droite et la gauche comme dans un miroir (changement de parité P) et qu'on renverse le temps (T). Cette invariance est le dernier bastion de résistance de notre bon sens, car on a déjà réussi à violer à la fois la symétrie par inversion de charge (C) et par changement combiné de charge et de parité (CP). La symétrie CPT tiendra-t-elle le coup? Il vaut mieux pour notre santé mentale car d'après Etienne Klein "dès 1940, Wolfgang Pauli avait pu démontrer que l'invariance par CPT de la dynamique des phénomènes physiques doit être postulée dans toute théorie physique "raisonnable" car
elle exprime de la façon la plus formelle qui soit... le bon vieux principe de causalité! Elle constitue donc le socle de la physique moderne. En conséquence, si une violation de l’invariance CPT venait à être observée, les fondements mêmes du modèle standard s’effondreraient". Gloups!

Incertitude et relativité: tout est Noetherisable!
Regardez maintenant les couples que forment pour chaque symétrie, la quantité conservée et la variable associée: impulsion et position, énergie et temps etc. Ces couples sont tous liés par le principe d'incertitude d'Heisenberg qui limite la précision théorique avec laquelle on peut mesurer les deux membres du couple en même temps. Par exemple on ne peut connaître parfaitement à la fois la vitesse d'une particule et sa position (ce qui s'exprime par la formule Δp.Δx ≥ h); de même, plus on veut mesurer l'énergie d'une particule avec précision, plus le délai pour y parvenir est grand (formalisé par l'expression ΔE.Δt ≥ h/2).
Quand je vous dis que ce théorème est puissant: on y retrouve la plupart des fondements théoriques de la physique quantique!


Notre théorème sert aussi à l'autre extrémité de l'échelle physique, dans le domaine de la relativité. L'invariance par transformation de Lorentz correspond par exemple à la conservation de l'intervalle d'espace temps s²=x²+y²+z²-ct². Au moment où Einstein et Hilbert s'arrachaient les cheveux sur la relativité générale, Fräulein Noether les a considérablement aidés à formaliser et à justifier proprement les équations et ses théorèmes constituent aujourd'hui encore des outils fondamentaux de cette théorie.
Paradoxalement cet apport est moins connu du monde de la physique théorique. Ce n'est pourtant pas le moindre de ses mérites que d'avoir fourni un support théorique à la fois en mécanique quantique et relativiste, deux branches souvent irréconciliables de la physique moderne.

Récapitulons: le théorème de Noether prédit toutes les lois d'invariance de la Nature juste en contemplant ses symétries, il réconcilie théorie quantique et relativiste, détermine les caractéristiques des particules élémentaires et permet même de retrouver le principe d'incertitude d'Heisenberg. C'est le Victorinox de la physique moderne!


Sources:
Le site de l'Université Louis Pasteur de Strasbourg d'où j'ai tiré ces jolies illustrations est particulièrement intéressant
Le site Mathéphysique de Fabien Besnard, pour l'explication sur l'invariance de jauge
Pour une démonstation compréhensible du théorème de Noether, je vous suggère la traduction d'un article de vulgarisation de John Baez, plus simple que la démonstration de Wikipedia
Les théorèmes de Noether, d'Yvette Kosmann Schwarzbach aux Editions de l'Ecole Polytechnique, raconte notamment sa contribution aux équations de la relativité générale.
Les tactiques de Chronos, d'Etienne Klein (2004)

Billets connexes
Photons mais vrai prise de tête sur la mécanique quantique
La relativité lumineuse même sans lumière qui retrouve à l'envers la transformation de Lorentz à partir de la relativité du temps, de l'espace et des vitesses.
Jeu de réflexions qui utilise les rotations pour passer à la dimension supérieure

mardi 22 septembre 2009

L'onde et la tortue

Connaissez-vous la cymatique, l'art de visualiser les sons en faisant vibrer une surface recouverte d'eau ou de sable? C'est un médecin allemand, le Dr Chladni, qui popularisa la discipline en montrant à Napoléon les drôles de figures qu'on obtient quand on frotte avec un archet une plaque de métal saupoudrée de sable. Secouées par les vibrations, les fines particules tendent à se regrouper aux endroits les moins chahutés de la plaque. Ces zones de calme relatif finissent ainsi par former des lignes, dont le tracé change du tout au tout en fonction de la fréquence des vibrations. En utilisant une coupelle remplie d'eau, on obtient également de magnifiques figures qui en rappellent souvent d'autres, regardez (c'est en anglais, mais les images parlent d'elles-mêmes):


Epatant, non? Les analogies entre les "images sonores" et le monde naturel sont innombrables.

Du plus petit au plus grand

Ça commence avec les atomes. Après tout, c'est logique: un atome est fait de particules élémentaires - électrons, protons, neutrons- qui sont chacune à la fois un grain de matière et une onde. L'atome est une combinaison d'ondes vibratoires qui interfèrent les unes avec les autres. Il n'est donc pas complètement étonnant que les niveaux d'énergie de l'atome correspondent aux figures d'interférences du Dr Chladni [source ici]:




En plus, pour les matheux, on sait maintenant que ces figures étranges reflètent également certaines propriétés fondamentales des nombres premiers et pourraient (peut-être!) fournir la clé permettant de démontrer la fameuse hypothèse de Riemann, sur laquelle les mathématiciens sèchent depuis 150 ans. Vertigineuse correspondance entre physique quantique, phénomènes acoustiques et arithmétique...

La vie moléculaire n'est elle-même pas de tout repos car nos atomes sont eux-mêmes très agités! Et ils ont tendance à se placer là où ça vibre le moins, exactement comme la poudre sur la plaque qui vibre. On peut donc s'attendre à ce que certaines figures d'interférence ressemblent à certaines structures atomiques,

- comme par exemple à des arrangement cristallins métalliques (images sonores dans l'eau, extraites de cette vidéo):



- ou à toutes sortes d'autres arrangements cristallins classiques (source ici):



Il n'y a aucune raison pour que ces phénomènes ne se prolongent pas à l'échelle du visible, surtout pour les cristaux de glace dont la forme reflète la structure microscopique [image extraite de cette vidéo]:





Dans le monde vivant aussi!

Les similitudes avec le monde vivant sont tout aussi troublantes mais plus dures à expliquer. On retrouve par exemple la plupart des plans d'organisation des plantes [source ici]:



Même les spirales de Fibonacci des choux ou des cœurs de tournesol se retrouvent dans l'eau qui vibre:


A la limite, cette dernière ressemblance est la plus explicable: on a déjà vu dans un billet précédent comment de simples considérations mécaniques pouvaient expliquer ces drôles de spirales; on peut donc imaginer qu'on obtient le même effet avec certaines vibrations.

A toutes petites échelles, on reproduit les très jolies formes des diatomées [source ici]:


Par contre pour expliquer les carapaces de tortues je donne ma langue au chat [source ici]:



On sait qu'indépendamment de toute sélection naturelle, les formes naturelles sont en grande partie façonnées par le jeu complexe des tensions qu'elles subissent lors de leur croissance embryonnaire. Ce que nous enseignent en plus ces images, c'est que la combinaison complexe de ces forces aboutit parfois aux mêmes figures d'interférences que celles des vibrations sonores sur la surface d'un liquide.

La vie: l'image d'un son?

Dans certaines plages de fréquences, les figures que l'on observe sur des plaques de Chladni ne sont plus statiques. Elles prennent vie, s'animent, tourbillonnent, se dressent les unes contre les autres comme des petites armées de fourmis:



Toutes ces élégantes curiosités n'ont pas vraiment fait vibrer les scientifiques. Le physicien Hans Jenny dans les années 1960 et plus récemment le naturaliste allemand Alexander Lauterwasser ont exploré le phénomène mais sans vraiment creuser les raisons profondes des similitudes qu'ils ont mises en évidence. Faute d'explication rationnelle, la cymatique a fait le bonheur des mystiques de tous poils, trop heureux d'ajouter ces mystérieuses images à leur collection de mystères ésotériques.

Physiciens, biologistes: au boulot! Vous n'allez quand même pas laisser ces magnifiques phénomènes naturels tomber dans le domaine du paranormal?

Pour en (sa)voir d"avatange:
Le seul site scientifique que j'ai trouvé est celui du son-en-images. Quelques liens intéressants sur cymatics.org, aussi.
Pour en prendre plein les mirettes: la série de vidéos qu'a réalisée Lauterwasser.
Et surtout la magnifique galerie photo d'Eric Heller qui combine merveilleusement bien l'Art et la science

Billets connexes:
Billet classé (puissance) x, pour comprendre pourquoi on trouve toujours des suites de Fibonacci dans les fleurs de tournesols ou les spirales des pommes de pin.
La constance du papillon où les figures du chaos présentent elles aussi de drôles de ressemblances avec certaines formes naturelles.
Céladon la clé de la craquelure qui illustre en fin de billet les analogies entre la structure d'un os et celle d'une grue métallique.

mardi 15 septembre 2009

Regards croisés

En étudiant à quoi réagissait le patient blindsight GY, dont je vous ai présenté la vraie-fausse cécité dans le billet précédent, les neurologues ont découvert qu'il pouvait sans problème distinguer une expression effrayée d'une expression neutre si on lui présentait des visages dans son champ visuel réputé "aveugle". A condition bien sûr de le forcer à faire un choix, puisqu'il n'avait aucune conscience de voir quoi que ce soit.
Le même test a été réalisé avec des des personnes saines, auxquelles on présentait des images subliminales. L'imagerie cérébrale a montré que notre amygdale cérébrale -le centre primitif de nos émotions- s'affole littéralement en présence de visages effrayés même quand on ne les voyait pas consciemment.

Quand le blanc de l'oeil fait peur
Vous aurez sans doute deviné que c'est encore un coup de notre petit colliculus qui, à l'affût du moindre danger, alerte directement l'amygdale cérébrale, comme une vigie qui sonne l'alarme dès qu'elle repère un truc suspect.

Mais qu'est-ce qui dans un visage effrayé provoque précisément cette alarme? On s'est sont rendu compte que ce sont les yeux écarquillés qui nous font réagir. Et plus précisément la détection de grands "blancs de l'oeil" au milieu du visage.


Les yeux dans les yeux
Dans la vraie vie, quand vous regardez un visage, votre cerveau met en route la zone impliquée dans la reconnaissance des formes - celle des visages, mais aussi des objets, des mots (voir ce billet précédent) etc. Si tout à coup la personne en face vous regarde dans les yeux, ce contact visuel active immédiatement votre amygdale cérébrale qui attribue alors une émotion face à ce signal -alarme, trouble ou plaisir.

Comme le dit Alain Berthoz, du Collège de France, échanger un regard suffit à introduire l'autre dans son monde affectif, dont l'amygdale cérébrale est le siège. Cela expliquerait pourquoi les autistes, si peu à l'aise avec leurs propres émotions évitent de croiser le regard des autres. Et aussi pourquoi chez tous les mammifères, le contact visuel est un langage aussi universel - signe de bravade ou de provocation entre deux individus du même sexe, ou expression du désir sexuel entre mâle et femelle.

Nos codes de bonne conduite ont hérité et transposé ces règles naturelles, interdisant aux enfants de soutenir le regard des adultes et défendant aux jeunes filles rangées de croiser le regard des hommes. La tradition culturelle a si bien relayé l'inné qu'on ne sait plus très bien distinguer la part d'instinct et d'éducation qui nous fait aujourd'hui détourner notre regard de celui de l'autre au bout d'un instant. Sauf quand on flirte ou qu'on défie ouvertement son adversaire, comme en 2007 lors de cette fameuse rencontre entre la France et la Nouvelle-Zélande. Les amygdales ont dû chauffer pendant ce fameux Haka!

Mais le regard direct de l'autre n'est pas toujours synonyme d'agression ou de désir sexuel, bien sûr. Outre l'amygdale- on a découvert qu'il stimule toute la partie "sociale" de notre cerveau, impliquée dans la reconnaissance du visage, la détection d'intention, la direction du regard etc. Pas trop appuyé, c'est un élément indispensable de notre socialité. Un contact visuel léger est par exemple un préalable nécessaire pour que deux personnes face à face soient attentives l'une à l'autre. On a ainsi découvert qu'à six mois les bébés ne suivent le regard d'un adulte que si celui-ci a préalablement établi un contact visuel avec eux. Ou encore, on a montré qu'on retient plus facilement les visages avec lesquels on a échangé un regard: est-ce lié au fait que la mémoire est stimulée par l'émotion qu'a créé le contact visuel?

Détecteur de regard
Le regard de l'autre est tellement essentiel à notre socialité qu'on 'sent' instinctivement quand on nous regarde. Et on trouve en général assez facilement qui vous regarde, même s'il est au milieu de plusieurs personnes. Cette aptitude à identifier qui nous regarde apparaît chez les nourrissons dès les premiers mois, sans qu'on sache encore très bien d'où elle vient.

Les yeux nous parlent
Si l'on est aussi sensible socialement au regard des autres, c'est aussi parce qu'il porte une grande part de notre communication non-verbale:

1) La présence des yeux permet de différencier un visage de tout autre objet. Les chercheurs ont montré que de tout jeunes nourissons savent détecter un visage sur la base des trois zones obscures disposées en triangle que forment les yeux et la bouche.

Ce résultat m'intrigue quand même. N'aurait-on pas eu un résultat similaire si l'on n'avait gardé que les deux tâches des yeux, sans la bouche? Vous pouvez prendre n'importe quelle forme géométrique, vous lui ajoutez deux yeux et hop! ça devient vivant comme par magie.
<- Pas besoin ni de nez, ni de bouche pour que ça marche! D'ailleurs, regardez comment les enfants dessinent leurs premiers visages en maternelle: ils commencent le plus souvent par d'immenses yeux qui mangent la moitié du visage. Adultes, on se prend à voir des visages sur la lune, les nuages ou les rochers dès qu'on a imaginé où étaient les yeux... 2) Nos yeux sont la partie la plus expressive du visage, capables d'exprimer sans tricher toutes les nuances de nos émotions -peur, joie, fatigue, colère...
Une paire d'yeux suffit à donner la vie et le caractère d'un personnage ->

Allez trouver une autre partie du corps qui puisse en faire autant!


3) Enfin, le regard de l'autre est une invitation à regarder dans la même direction, avec plus de discrétion et de rapidité que s'il pointait un doigt ou bougeait la tête. Notre réflexe de regarder là où l'autre regarde a sans doute été évolutivement une question de survie. Au temps des premiers hominidés ce n'était pas avec nos ongles et nos quenottes que l'on aurait pu se défendre efficacement contre les prédateurs; l'évolution a pu favoriser l'attention au regard de l'autre qui permet de réagir collectivement très vite.

Chez l'homme, la sclère ose!
La comparaison de nos yeux avec ceux de nos cousins primates appuie sérieusement cette hypothèse: l'homme est le seul primate à avoir l'oeil bien blanc autour de l'iris. La plupart des singes ont une "sclère" (c'est comme ça que ça s'appelle) plutôt marron foncé:



L'avantage d'une sclère obscure - si je peux me permettre ce mauvais jeu de mots- c'est qu'elle camoufle bien les yeux et la direction du regard. La sclère dépigmentée de l'homme contraste au contraire avec la couleur du visage et avec la couleur de l'iris ce qui met en évidence à la fois l'oeil et la direction du regard:


Ce manque de discrétion est d'autant plus marqué que nous avons la plus grand sclère -proportionnellement à la taille de l'iris- du monde des primates!


On a donc pas mal d'arguments pour supposer que l'évolution a privilégié une visibilité maximale de notre œil et de la direction de notre regard. Au passage, on a aussi découvert que nous avons l'œil plus allongé horizontalement que n'importe quel primate. On peut imaginer que cette forme est adaptée aux terrains découverts qui exigent un grand angle de vision, alors que nos cousins primates vivent plutôt sous couvert?

Comment rendre un regard humain, affolant ou... affolant.
Bon, maintenant que vous savez tout sur la sclère, vous vous êtes bien rendu compte que je trichais un peu avec mes dessins. Certes, deux yeux suffisent à transformer n'importe quoi en visage humain, mais vous comprenez maintenant que le blanc des yeux fait la moitié du boulot! Dans tous les dessins animées, le héros a l'air humain parce qu'il a les sclères blanches:


<- C'est à mon avis à cause de ce blanc de l'œil qu'on n'arrive pas à voir dans les guerriers de la Planète des singes autre chose que des hommes déguisés, malgré la qualité extraordinaire de leur maquillage.



A l'inverse, une sclère colorée ou foncée est un truc classique du cinéma pour rendre des monstres encore plus effrayants ->

Quand il s'agit non plus de faire peur mais au contraire d'aiguiser son sex appeal, rien ne vaut une sclère bien blanche et une pupille dilatée, signe que l'on éprouve soi-même un désir ou un émoi particulier. Pour se faire un regard plus troublant, les belles italiennes de la Renaissance se mettaient des gouttes de Belladone dans les yeux. Cette plante est un poison puissant mais à faible dose elle a la propriété de dilater les pupilles. Son nom ("Belle dame" en italien) vient justement de cette pratique à laquelle on a maintenant montré que les hommes sont bel et bien sensibles.

Bref, le regard est le seul signal visuel capable à partir de trois fois rien -deux disques blancs avec un disque foncé au milieu- de déclencher une telle avalanche de réactions dans notre tête: détection, identification, émoi, peur, agressivité, désir sexuel... Plus fort que la madeleine de Proust! Croiser un regard suffit à réveiller les réflexes du primate tapi au fond de notre inconscient. Finalement, plutôt qu'un miroir de l'anima -l'âme en latin- l'œil n'est-il pas surtout le miroir de l'animaL qui sommeille en nous?


Sources et références:
La conférence d'Alain Berthoz sur le thème "Le cerveau et le rugby" (conférence de l'ENS, 2007) très intéressante et accessible.

The eye contact effect: mechanisms and development, de Senju and Johnson (Trends in Cognitive Science, Mars 2009)

Unique morphology of the human eye and its adaptive meaning, de Kobayashi & Kohshima (Journal of Human Evolution, 2001) qui compare notre oeil à celui des autres primates
Is anyone looking at me? de Senju (Brain and Cognition, 2008) sur la détection du regard chez les enfants autistes ou n

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L'étrange vision d'un aveugle sur la manière dont l'inconscient "voit" plus vite que nous.
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dimanche 6 septembre 2009

L'étrange vision d'un aveugle

Ce sont souvent les pathologies bizarroïdes qui font avancer la science. Une d'elles, connue sous le nom de blindsight (vision aveugle) a longtemps représenté un casse-tête pour les neurologues. Les malades qui en sont atteints ont des yeux en parfait état, mais à cause d'une lésion cérébrale, ils sont aveugles sur une partie plus ou moins grande de leur champ visuel... Du moins c'est ce qu'il croient. Car en 1973, deux chercheurs eurent l'idée de demander à l'un d'eux de diriger son regard en direction d'un signal lumineux présenté dans la zone aveugle de son champ visuel. Ce patient (qu'on a désigné par ses initiales, GY) protesta qu'il ne pourrait pas y arriver puisqu'il n'y voyait rien, mais forcé de réaliser l'expérience il s'en sortit remarquablement bien. A sa grande surprise et à celle des médecins. Et GY n'était pas un cas exceptionnel, doté de connexions cérébrales extraordinaires; on détecta le même mécanisme chez les personnes saines à qui l'on présentait un signal subliminal, trop furtif pour être perçu consciemment.

Les mouchards de notre inconscient

Le mécanismes de cette vision non-consciente demeura un mystère pendant près de vingt-cinq ans. Jusqu'à ce qu'en 1997 on appelât l'imagerie cérébrale à la rescousse. On découvrit alors que contrairement à ce qu'on croyait, toutes les connexions du nerf optique ne se connectaient pas à l'aire visuelle primaire, située à l'arrière de notre cerveau. Si GY parvenait à percevoir (à son insu) ce qui se passait dans son champ visuel aveugle, c'était grâce à quelques faisceaux optiques rebelles qui se raccordaient à une toute petite zone, le colliculus supérieur, enfouie au cœur de notre cerveau archaïque. A l'écran, cette zone "s'allumait" quand un signal apparaissait dans l'aire visuelle "aveugle" de GY. (L'image de gauche est tirée de l'excellent site sur le cerveau de l'Univerisité Mc Gill)

Détecteur de mouvement reptilien

Intrigués par cette "seconde voie" visuelle, les chercheurs ont compris peu à peu qu'ils avaient mis le doigt -si je puis dire- sur un super système d'alarme: peu sensible aux détails mais remarquablement réactif au moindre signal suspect, n'importe où dans notre champ visuel.
Notre vision "normale" a en effet de sérieuses limites: on ne distingue les couleurs et les détails qu'au centre de notre regard (la fovea): essayez donc de lire une phrase à la bordure de votre champ visuel, vous verrez ce que je veux dire. La voie visuelle parallèle que l'on venait de découvrir permettait avec son grand angle, de détecter instantanément le moindre signal où qu'il fût. Or le colliculus supérieur -le petit organe cérébral qui reçoit cette alarme- commande directement les saccades oculaires. Par réflexe, il dirige donc automatiquement le regard vers la source de l'alerte, pour savoir si c'est l'ombre d'un fauve ou une souris inoffensive. Un vrai kit de survie en quelque sorte, hérité probablement d'un lointain ancêtre reptilien et demeuré en l'état. L'apparition de la conscience dont nous gratifia l'évolution n'eut pas forcément d'impact sur cette structure neuronale, de sorte qu'elle a pu rester ignorée des circuits de la prise de conscience sans que cela dérange qui que.

Les animaux ont-ils une conscience?
Avec la découverte de ce système de détection visuelle inconsciente, on tenait enfin un critère pour savoir si les animaux avaient ou non une certaine conscience de leurs perceptions visuelles! En 1995, des chercheurs américains ont étudié les performances de macaques qu'on avait rendu blindsight en leur endommagant une partie du cortex visuel -pas très cools avec les singes ces chercheurs, soit-dit en passant... Comme pour GY, les macaques lorsqu'on les forçait à le faire, étaient parfaitement capables de localiser un bref signal lumineux présenté dans la zone aveugle de leur champ visuel. En revanche, si on leur en donnait la possibilité dans une seconde expérience, ces mêmes macaques indiquaient qu'ils n'avaient perçu aucun signal lumineux:

Cette expérience suggère donc que les macaques ont conscience de ce qu'ils voient, exactement comme nous. Ils voient et -quand on ne s'amuse pas à leur abimer le cerveau- ils savent qu'ils voient. Impressionnant, non? Comme le remarque le neurologue Lionel Naccache, ce résultat contredit la théorie freudienne qui associe fortement conscience et langage. Pour Freud, un contenu mental conscient est nécessairement verbalisable. Nos macaques ont prouvé qu'il avait tort sur ce point...

Spéculons z'un peu
On retrouve avec l'ouïe un phénomène équivalent au blindsight: la vrai-fausse surdité (deaf-hearing) qui permet à certains malades sourds de "sentir" certains bruits sans les entendre. De même que pour la vision aveugle, on a mis en évidence une voie auditive dissidente, aboutissant cette fois au colliculus inférieur et réagissant extrêmement vite au moindre son, sans pouvoir le percevoir très finement. Les deux sens peuvent ainsi combiner leurs détecteurs d'alertes pour plus d'efficacité. Je suppose que ces mécanismes d'alerte ultrarapides sont à l'origine de plusieurs expériences sensorielles étonnantes:

- D'abord la proximité de ces deux systèmes explique qu'il soit difficile de s'empêcher de tourner la tête vers le moindre nouveau bruit ou un mouvement inhabituel: c'est un réflexe inné comme celui du genou qui se détend quand le docteur tape dessus.

- Il peut arriver, comme on l'a commenté dans un précédent billet, que lorsqu'une porte claque soudainement, nous éprouvions la sensation de surprise avant que l'on entende le bruit. La perception ultra-rapide par le colliculus pourrait nous alerter physiquement avant même que nous ne prenions conscience du bruit par notre système auditif classique. Cela expliquerait aussi pourquoi on se réveille parfois une fraction de seconde avant d'entendre un bruit inhabituel.

- En spéculant un peu, cette piste ne me paraît pas délirante pour expliquer pourquoi il m'est arrivé de me faire réveiller par un camion de pompier alors que j'étais justement en train de rêver à un incendie avant d'entendre la sirène. On peut imaginer le scénario mental suivant: alerté par mon colliculus, mon cerveau élabore instantanément un scénario cohérent avec cette alerte. Il est possible que le temps du rêve soit extrêmement contracté, de sorte que j'ai l'impression de rêver depuis plusieurs secondes à un incendie lorsque, une fraction de seconde plus tard, mes sens prennent finalement conscience du bruit de la sirène. Entendre les pompiers me semble alors parfaitement cohérent avec mon rêve, d'où cette impression bizarre quand je me réveille: un mélange de surprise et en même temps l'impression que cette sirène étrange est parfaitement logique dans mon contexte mental...

- En poussant encore plus loin, qui sait si cette désynchronisation entre nos différentes voies sensorielles n'est pas à l'origine de certaines sensations de déjà-vu?

L
'art de déjouer le colliculus...
Notre petit colliculus supérieur est donc notre petite vigie inconsciente, perchée au fin fond de notre cerveau et qui pendant qu'on fait autre chose scrute
notre champ visuel et braque instantanément notre regard sur tout ce qu'il trouve de louche. On a peu à peu décrypté ce à quoi il se montrait le plus sensible:
- La sensibilité de notre petit détecteur visuel est décuplée si l'on est aux aguets et au contraire endormie si l'on est concentré sur autre chose.
- Il détecte par exemple beaucoup mieux les changements brusques que les mouvements lents (ce qu'illustre la fameuse expérience de Dan Simons, présentée par exemple ici).
- Si un objet suit une trajectoire courbe, notre regard a tendance à le suivre fidèlement comme un chat qui suit les rebonds d'une balle, alors que face à un déplacement en ligne droite notre attention peut se fixer directement au point d'arrivée supposé.

Mais pour ce qui concerne les règles machinales de notre attention visuelle, les scientifiques ont trouvé leurs maîtres: les ceintures noires dans ce domaine, les virtuoses qui maitrisent et déjouent avec maestria la vigilance de notre colliculus, ce sont les illusionnistes et les pick-pockets bien sûr!




Après les aveugles qui voient, voilà que les voyants sont aveugles. Le monde à l'envers! Bon mais n'allez pas croire que notre colliculus supérieur n'est qu'un vulgaire détecteur de mouvement. Ce serait une grave erreur de le sous-estimer car il a dans sa besace d'autres propriétés étonnantes. Dont je vous parlerai la prochaine fois.


Sources:

Le Nouvel Inconscient, de Lionel Naccache paru en 2006. Un excellente bouquin qui fait le point sur ce qu'on sait de nos mécanismes inconscients et soutient avec brio que Freud, en croyant découvrir l'inconscient a en fait (re)découvert la conscience dont on ne soupçonne pas les étonnantes propriétés.
L'article (et les photos) de Saharaie et Weiskrantz de 1997, sur ce qui se passe dans la tête de GY
Blindsight in Man and Monkey de Stoerig et Cowey en 1995, qui détaille l'expérimentation sur les quatre macaques

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