jeudi 25 mars 2010

Est-il irrationnel de jouer au loto?

Dans la vidéo du dernier billet, Dan Gilbert évoque l'absurdité apparente qu'il y a à jouer au loto, cette "taxe sur l'illettrisme statistique" comme on l'appelle. Son argument est apparemment implacable: on surévalue ses chances de gagner parce qu'on a déjà eu l'occasion de voir dans les médias les têtes hilares des gagnants et qu'on y a prêté davantage attention qu'aux millions de perdants anonymes qu'on croise tous les jours. On se fait donc mentalement une sur-représentation de sa propre probabilité de gagner: c'est pour ça que la Française des Jeux fait autant de publicité aux gagnants des super gros lots...

D'autres biais renforcent cette perception biaisée: nous avons globalement tendance surestimer les chances qu'il nous arrive quelque chose de positif plutôt qu'aux autres. Cet "optimisme comparatif" pourrait être une manière d'améliorer son estime de soi, de se conforter dans l'idée qu'on est au-dessus du lot, parce qu'on est plus malin, qu'on sait mieux saisir les opportunités, et éviter les embûches etc. Comme l'explique très bien Sébastien Bohler, le biais est d'autant plus fort qu'il concerne des événements très rares:


Quand les chances de gagner sont minces -en dessous de 1%- on n'a plus trop de référence concrète et ça devient dur de se faire une idée correcte de ce que représente cette probabilité. Pourtant, si l'on fait cet effort on est vite calmé: avec une chance sur 10 millions de gagner le gros lot, si l'on donnait la parole aux perdants -10 secondes par personne- on devrait passer 3 années jour et nuit devant sa télé avant de voir le premier gagnant. De quoi se dégoûter à tout jamais de jouer au Loto!

Alors est-il complètement irrationnel de jouer au loto? Malgré tous les biais ci-dessus qui sont difficilement contestables, je n'en suis pas certain et je trouve l'intervention finale d'un des spectateurs de la vidéo parfaitement juste. Comme on l'a vu dans ce même billet à propos de la douleur, une expérience est vécue très différemment selon qu'elle provoque des anticipations positives ou négatives.
Dan Gilbert oublie que l'attente et l'espoir de gagner-aussi minces soient-ils- comptent pour beaucoup dans le plaisir de jouer, surtout si sa condition sociale ou familiale n'est pas très folichonne.

A cet argument, Dan Gilbert évoque l'inévitable déception après le tirage qui devrait ruiner tout l'espoir accumulé auparavant. Il me semble que ce serait méconnaître notre capacité à changer nos croyances pour soigner nos états d'âme. Comme le Renard de la fable, qui trouvait les raisins trop verts parce qu'il ne pouvait pas les atteindre, on console très vite ses espoirs déçus en songeant brusquement aux chances infimes qu'on avait de gagner. Ce volte-face mental nous épargne tout regret inutile...

A tout bien considérer il me semble qu'un billet de loto représente donc bien plus que la froide espérance statistique de gain: si le Loto est une taxe, alors c'est surtout une taxe sur l'espoir contenu dans chaque billet et dont l'utilité vaut largement le coût (pendant quelques jours). L'espoir vaut ici bien plus que l'espérance.


Sources:
Isabelle Milhabet: Comparaison sociale et perception des risques: l'optimisme comparatif (2002)
L'extrait sonore est tiré de l'émission "La Tête au Carré" de France Inter du 11 mars 2010, et le commentaire est de Sébastien Bohler -le rédac chef de Cerveau&Pyscho.

Billets connexes:
Pour voir les épisodes précédents sur les fantaisies de Homo Economicus, ça se passe ici et .

dimanche 21 mars 2010

Les fantaisies d'Homo Economicus (2)

Part 2: fausses anticipations et biais de mémoire

Au sujet de mon dernier billet, Miss Cellaneus me faisait remarquer que ce qu'on appelle "l'aversion à la perte" n'est qu'une facette de notre aversion au changement. Car qu'est ce qui fait peur dans le changement, sinon la crainte de perdre ce que l'on a en contrepartie d'autre chose? A cette ambivalence de nos préférences s'ajoute, on va le voir, un rapport au temps qui embrouille souvent notre capacité de décision. Au moment de faire des choix, nous manquons singulièrement de clairvoyance que ce soit pour deviner ce qui nous fera plaisir plus tard ou pour tirer parti de notre expérience passée.

Myopes à nos préférences futures...
Commençons par nos préférences à venir. J'essaie d'aller nager une fois par semaine à l'heure du déjeuner et je mange un sandwich en sortant. Si je devais commander par avance mes sandwiches pour les six prochaines semaines, il est probable que je les choisirais de différentes sortes pour varier les plaisirs. Pourtant si je fais rétrospectivement le bilan, chaque semaine je choisis invariablement le même (thon-crudités!) à la boulangerie du coin. Il y a un monde entre ce que je crois que je préfèrerai dans le futur et ce que je choisirais en fin de compte. Même au moment de choisir, il y a encore un gouffre entre le plaisir que j'anticipe et celui que je retirerai réellement de mon choix. Par exemple l'odeur de croissant chaud d'une boulangerie excite terriblement notre envie d'en manger et nous fait imaginer que ce sera alors un délice. Mais une fois en bouche, un croissant reste un croissant et l'on en retire le même plaisir que l'on ait senti ou non l'odeur de boulangerie juste avant.
Ca vous paraît évident, mais comme les chercheurs ne croient que ce qu'ils mesurent, ils ont comparer quantitativement le plaisir anticipé et le plaisir réel éprouvé quand on mange des chips, selon qu'elles sont placées près d'une barre de chocolat (sans odeur) ou près d'un bon gros Big Mac ("Spam" sur la figure). Le graphique de droite -le plaisir réellement retiré a posteriori- ne dépend pas du contexte initial contrairement à ce que notre imagination nous a laissé croire (graphique de gauche):
Escompte hyperbolique du futur
On pourra objecter que nos sens se laissent facilement abuser et que de tels biais ne remettent pas vraiment en question la cohérence temporelle des préférences de notre ami Homo Economicus. Restons-en donc à des histoires d'argent sans odeur. Un euro aujourd'hui n'a pas la même valeur qu'un euro demain. La théorie économique propose un modèle tout simple pour tenir compte de cette préférence pour le présent: un "taux d'actualisation subjectif" de 25% signifie qu'il m'est indifférent de recevoir 100 euros aujourd'hui ou 125 euros dans un an.
Malheureusement, cette notion ne rend pas très bien compte de toutes les subtilités de notre attitude face à l'avenir:
- On a déjà parlé de l'aversion à la perte: si je préfère recevoir 10 euros aujourd'hui plutôt que 12 euros demain, cela ne veut pas dire (me semble-t-il) que je sois prêt à payer 12 euros demain pour recevoir 10 euros aujourd'hui. Le taux d'actualisation subjectif est donc à manier avec précaution.
- Toujours avec le même exemple, je peux préférer recevoir 10 euros aujourd'hui plutôt que 12 euros demain, mais en même temps préférer recevoir 12 euros dans 101 jours plutôt que 10 euros dans 100 jours. On peut effectivement penser que quitte à attendre 100 jours, autant attendre un jour de plus pour gagner deux euros de plus. Oui mais ça, les amis, c'est à la fois compréhensible et totalement incohérent puisque si c'est le cas, je changerai d'avis une fois que je suis arrivé le 100eme jour. J'imagine que cette incohérence congénitale vient de la nature même de notre perception du temps: 100 jours ou 101 jours c'est pareil alors que le calcul classique de l'actualisation suppose qu'un jour vaut la même chose quelque soit la période.

Autrement dit nous appréhendons le temps qui passe de façon logarithmique (comme beaucoup d'autres perceptions -cf. ce billet), ce qui peut entrainer des revirements de jugement à mesure que l'échéance approche. Un peu comme l'effet de perspective, qui peut fausser nos perceptions sur la taille relative d'objets distants:

Nous avons toutes les peines du monde à nous projeter dans l'avenir et à anticiper ce que seront nos préférences à ce moment là. Ce manque d'empathie envers notre propre condition future est l'une des difficultés du système de retraite par capitalisation. Bien qu'ils soient pleinement conscients que c'était vraiment leur intérêt, les salariés anglo-saxons ont tendance à remettre toujours à plus tard leur décision de cotiser à une caisse de retraite.
C'est l'un des grands succès de l'économie comportementale que d'avoir inspiré un système permettant de surmonter cette myopie générale. D'une part, on a suggéré aux entreprises de proposer à leurs employés un système de cotisation-retraite "par défaut". Comme on l'a vu dans le billet précédent des choix proposés "par défaut" sont toujours assurés d'un grand succès et ça n'a pas raté, le taux d'enrolement dans ces entreprises est passé de 45% à 90%. Ensuite, pour maximiser le niveau de cotisation des employés, l'astuce a consisté à le leur faire choisir très longtemps à l'avance (pour que son effet soit perçu comme très lointain). Pour en atténuer encore davantage l'impact psychologique, la cotisation ne démarre qu'à l'occasion de la prochaine augmentation de salaire. Une moindre augmentation est toujours plus facile à vivre qu'une diminution de revenu: un pur artifice psychologique qui a permis de tripler le niveau des cotisations des adhérents en 28 mois. Une manipulation, certes, mais pour la bonne cause...

Souvenirs biaisés
Passons à l'usage de l'expérience passée pour consolider ses préférences dans le présent. Là non plus, on n'est pas totalement lucides!
Dan Ariely s'est fait une spécialité d'étudier au MIT quel genre de douleur on tolère le mieux (est-ce parce qu'il a lui-même souffert de terribles blessures dans sa jeunesse?). Il a ainsi découvert qu'on est finalement moins sensible à la durée de la douleur (toujours, me semble-t-il, du fait de notre perception logarithmique du temps qui passe) qu'à son intensité maximale et surtout à la prédictibilité de son intensité. Autrement dit, on préférera une douleur qui dure un peu plus longtemps si sa fin est progressive (pour savourer la descente de la douleur?) :

De la même manière, on tolèrera mieux une douleur dont on n'anticipe pas la montée (un sparadrap arraché par surprise par exemple) qu'une douleur qui monte lentement en puissance. L'anticipation de l'instant d'après compte manifestement pour beaucoup dans le souvenir que l'on retient d'une expérience. Savoir qu'on va avoir mal avive rétrospectivement la sensation de douleur et au contraire anticiper sa fin en adoucit l'expérience. C'est le même principe qui explique selon moi que le retour d'une promenade paraisse plus court que l'aller: dès qu'on reconnaît le paysage, on anticipe l'arrivée à destination et le temps semble être allé plus rapidement.

L'effet des "fonds perdus" (sunk cost effect)
Même lorsqu'il ne s'agit pas de sensation physique, notre expérience passée peut nous rendre complètement irrationnel: vous adorez le ski et vous avez acheté un week-end tout compris pour Serre Chevallier en mars pour 200 euros. Un peu plus tard vous achetez un autre week-end à 150 euros pour La Plagne. Vous préférez cette station, plus accessible et plus vaste que Serre Chevallier. Au dernier moment vous réalisez que vos deux packages tombent le même week-end. Horreur! Ils sont tous deux non-remboursables! Il vous faut choisir entre l'une ou l'autre destination. Laquelle prendrez-vous? La moitié des volontaires à qui l'on a proposé ce genre de situation (avec le Wisconsin et le Michigan comme destinations de ski, le test étant fait aux US ;-) ont déclaré préférer aller à Serre Chevallier "pour ne pas gaspiller", même si ce n'était pas leur destination préférée. Une telle réaction est totalement zarbi dans la mesure où l'argent gaspillé ne revient pas et ne devrait pas influencer nos choix pour le futur.

On prend souvent l'exemple du Concorde pour illustrer cet effet des fonds perdus ("sunk cost effect"). On est allé jusqu'au bout du projet dans les années 1970 alors que l'on savait pertinemment que ce serait un fiasco financier et qu'il aurait été plus économique de le stopper net avant sa fin. Je ne trouve pas l'exemple très pertinent, car en l'occurence les économistes ne tiennent compte ni du coût politique en cas d'avortement du projet, ni des retombées positives qu'a finalement induit le Concorde en termes d'image de marque pour la France et l'Angleterre. Du coup, la décision d'aller jusqu'au bout ne me semble pas trop relever de l'effet des "fonds perdus", mais bon...

Voici un autre exemple pour illustrer cette influence irrépressible du passé sur nos comportements. Vous avez décidé d'aller au cinoche ce soir.

Notre réticence à racheter un billet parce que nous l'avons perdu vient du fait qu'on répugne à payer deux fois le même service, toujours pour éviter la sensation de gaspiller son argent. Le même phénomène explique qu'à l'inverse je sois personnellement moins motivé à regarder un DVD qu'on m'a offert qu'un DVD que j'ai acheté, ou à me rendre à une invitation gratuite pour une pièce de théâtre, aussi bonne soit-elle. Payer crée a posteriori une espèce d'engagement personnel, même si c'est totalement irrationnel.

Cette tendance à gaspiller au motif qu'on a déjà gaspillé ("throwing good money after bad") pourrait s'expliquer simplement par notre réticence à admettre nos erreurs. On a pu montrer expérimentalement que plus les gens se sentent responsable d'un mauvais choix initial, plus ils hésitent à changer de cap. Ajuster ses choix en fonction de ses gaspillages antérieurs permet sans doute d'éviter de culpabiliser immédiatement. En restant cohérent avec mes choix passés, je repousse à plus tard le moment où il me faudra reconnaître que tous ces choix étaient mauvais. C'est marrant, cette dépendance au passé reboucle avec notre myopie vis-à-vis du futur.

Chose étrange, cette tendance n'est pas un trait primitif comme le sont souvent nos biais cognitifs. On n'a pas encore réussi à mettre en évidence cet "effet des fonds perdus" ni chez les animaux ni chez les enfants en bas âge. Serions-nous moins rationnels que nos amis les bêtes? Ce ne serait pas si étonnant que ça: des ressorts comportementaux comme la culpabilité et l'estime de soi sont à la fois exclusivement humains et pas spécialement rationnels...

Si vous voulez découvrir encore d'autres biais sur notre expérience passée, prenez le temps de regarder cette extraordinaire vidéo de Dan Gilbert. Génial!



Références
La conférence de Jon Elster au Collège de France (pdf ici)
Thaler&Benartzi, Save More Tomorrow: Using Behavioral Economics to Increase Employee Saving (2001) sur le système des retraites volontaire
Arkes & Ayton, The sunk cost and Concord effects: Are humans less rational than lower animals? (1999)

Billets connexes:
Les fantaisies de Homo Economicus (1)

vendredi 12 mars 2010

Les fantaisies de Homo Economicus (1)

L'Homo Economicus a le don de faire mentir la plupart des théories économiques censées modéliser son comportement. Je vous propose de découvrir comment ces bizarreries comportementales ont obligé à remettre en cause les hypothèses les plus communes de nos cours d'économie et donné naissance à une discipline fascinante: l'économie comportementale. On commence cette semaine par notre rapport à l'argent et à la valeur des biens, beaucoup plus subtil qu'on ne pourrait le penser.

La valeur de l'or
Au premier chapitre de n'importe quel cours d'économie, on apprend que l'argent a remplacé les systèmes de troc car il constitue un étalon bien pratique pour calculer la valeur de n'importe quel bien. Un euro vaut toujours un euro, qu'il ait servi à acheter une baguette (de luxe!) ou le dernier hit de Gaetan Roussel. Cela va de soi. Voici pourtant une petite expérience de pensée où rien n'est moins sûr...


Pour vos finances personnelles les deux situations reviennent exactement au même. Mais dans un cas, 100 euros d'économie valent éventuellement une heure de votre temps (parce qu'on les compare à 200 euros de dépense). Dans l'autre, ils ne valent pas tripette car on les met en perspective d'une dépense de 20 000 euros. Contrairement à la théorie économique classique, la valeur subjective (les économistes appellent ça "l'utilité") attribuée à 100 euros dépend du contexte dans lequel on se trouve. Cent euros dans une situation ne valent pas la même chose que cent euros dans une situation différente.

Le paradoxe d'Allais
La deuxième leçon d'économie établit quelques règles de bon sens qui guident nos choix. En cas d'incertitude, on choisit l'option qui a les plus grandes chances de nous apporter le maximum de gain (en jargon économique "on maximise son espérance d'utilité"). Par exemple, si vous avez une chance sur quatre de gagner 20 euros, votre espérance de gain est de 20/4=5 euros. Ou plus précisément 0.25 u(20), u(20) étant l'utilité attribuée à ces 20 euros maintenant que l'on sait que cette utilité dépend des individus et des circonstances...

Dès 1953 Maurice Allais a imaginé des expériences de pensée pour faire mentir ce raisonnement de pur bon sens.

Dans la première expérience, la majorité des gens préfèrent empocher les 10 000 euros pour ne pas prendre de risque (A est préféré à B).
Dans la seconde, la majeure partie des gens préfèrent jouer à la loterie D, car la différence entre les probabilités des deux loteries paraît bien faible par rapport à la différence entre les gros lots.
Pourtant, si vous regardez de près, les deux expériences sont équivalentes à un facteur 100 près. Et si l'on en croit le calcul des utilités, préférer D à C devrait revenir obligatoirement à préférer B sur A: un résultat complètement contradictoire avec l'expérience!

On pourrait penser qu'une telle faille dans l'un des piliers du modèle économique classique ébranlerait la théorie toute entière. Pas du tout: la critique resta relativement inaperçue pendant une vingtaine d'année, faute d'avoir un modèle de substitution cohérent avec ces observations. "You can't beat something with nothing": en sciences comme ailleurs, une théorie n'est remise en question qu'à partir du moment où l'on a sous la main une théorie alternative plus performante. On ne redécouvrit donc le paradoxe d'Allais quà la fin des années 1980, lorsque Daniel Kahneman -autre prix Nobel d'économie- proposa sa théorie des perspectives.

Théorie des perspectives (prospective theory).
Pour Kahneman l'utilité d'une option en termes absolus est un leurre. Il faut prendre en compte le "scénario de référence" dans lequel se place l'individu et calculer la différence de bien-être qu'apporte telle ou telle option par rapport à ce scénario de référence. Ou si l'on préfère, il remplace la notion de coût en valeur absolue par celle de "coût d'opportunité" relatif à une situation de référence. Une espèce de théorie de la relativité appliquée à l'économie en quelque sorte, où l'utilité -comme la vitesse en mécanique- n'a de sens que par rapport à un référentiel donné.

Revenons à l'histoire de l'autoradio: quand il s'agit d'acheter uniquement cet auto-radio, on se place dans une situation de référence où l'on a déjà une voiture mais pas l'autoradio. On arbitre donc entre gaspiller 100 euros et perdre une heure de son temps. En revanche, quand on va acheter une voiture toute équipée, la situation de référence est de n'avoir ni voiture ni autoradio. On arbitre alors entre dépenser 20 200 euros sans avoir à se déplacer et dépenser 20 100 euros en se déplaçant. Ce n'est plus du tout le même scénario de référence et il n'est donc pas irrationnel de choisir de se déplacer dans le premier cas mais pas dans le second.

Pour le paradoxe d'Allais c'est la même chose. Dans la première expérience le joueur se projette instinctivement dans la situation où il gagne de l'argent car les probabilités en jeu sont fortes. Le scénario A est donc en quelque sorte son scénario de référence, où il gagne à coup sûr. En comparaison le scénario B représente un risque de perdre ces 10 000 euros qui n'est pas forcément compensé par un gain possible de 5000 euros.
B est plus petit que A si 0,2 u(-10000) + 0,8 u(5000) est négatif

Pour la seconde expérience où les probabilités de gain sont très faibles, le joueur tend à se projeter dans une situation où il ne gagne rien du tout. Par rapport à cette situation de référence, il ne peut que gagner: soit 10 000 euros avec une probabilité de 1% (scénario C), soit 15 000 euros avec une probabilité de 0,8% (scénario D). N'anticipant aucun regret s'il perd, il peut préférer préférer le scénario D si 0,01 u(10 000) - 0,08 u(15000) est négatif. Il n'est donc pas du tout irrationnel de préférer A à B et D à C: il suffit d'avoir une grande aversion à la perte...

L'aversion pour les pertes

Cette aversion à la perte est l'autre trouvaille de Kahneman. Dans la théorie économique et financière classique un gain de1000 euros est censé compenser très exactement la perte de la même somme (autrement dit la courbe d'utilité est symétrique). Sauf que dans la vraie vie, s'enrichir puis perdre tout ce qu'on a gagné ne donne pas du tout la sensation d'un retour à l'état psychologique initial! Comme le dit John Donne "Être laide cause moins de chagrin que d’avoir été belle". Le regret, la frustration par rapport à un passé plus avantageux sont des réactions très humaines. Pas que humaines d'ailleurs: essayez donc de retirer un os à votre chien après le lui avoir donné, vous verrez s'il revient docilement à son bien-être initial comme le prédit la théorie! Kahneman est le premier économiste à avoir pris en compte cette évidence psychologique: on est plus énervé d'avoir perdu 50 euros que l'on est heureux d'avoir économisé cette même somme. Ce qu'il appelle "l'aversion à la perte" (loss aversion) traduit simplement le fait qu'on attache plus d'importance à ce qu'on perd qu'à ce qu'on gagne. Entre deux et trois fois plus selon les cas...

On n'est pas très sûr de comprendre l'origine d'une telle asymétrie entre coûts et gains. Une explication serait que l'on accorde davantage de valeur à un bien que l'on possède lorsqu'il a fallu faire des efforts pour l'acquérir (une manière de justifier a posteriori l'effort qu'il a fallu faire). C'est ce qui expliquerait par exemple que l'on soit d'autant plus attaché à une collectivité (un club, une école, une entreprise...) qu'il a été difficile de s'y faire admettre. Pourtant les expériences montrent que cet attachement persiste même si l'on n'a fait aucun effort au départ.

Pourquoi le prix de l'immobilier grimpe-t-il même pendant la crise?
Dans l'une d'elles par exemple, on a réparti 77 étudiants américains en trois groupes:
- les volontaires du premier groupe (les "vendeurs") se sont vu offrir un mug puis on leur demanda s'ils acceptaient de le revendre pour une série de prix allant de 25 centimes à 9 dollars.
- Ceux du deuxième groupe (les "acheteurs") devaient décider si pour chacun de ces prix ils seraient prêts à acheter un tel mug ou pas.
- Enfin les étudiants du troisième groupe (les "arbitragistes") ne recevaient rien au départ mais devaient indiquer pour chacun de ces prix s'ils préféraient empocher l'argent ou recevoir le mug.
Si la théorie classique était valable, toutes ces situations devraient aboutir au même prix d'équilibre en moyenne. Ce ne fut pas du tout le cas:

Vendeurs
Acheteurs
Arbitragistes
Prix médian
7.12
2.87
3.12

L'effet de "dotation" (endowment effect) existe du seul fait qu'on possède un bien, même si -comme c'est le cas dans l'expérience- on n'a consenti aucun effort pour l'obtenir. Il y a pourtant une question qu'on peut se poser: est-ce que ce sont les vendeurs qui surestiment leur prix de vente ou les acheteurs qui le sous-estiment? Les arbitragistes nous apporte une réponse sans ambigüité: ils sont objectivement dans la même situation que les vendeurs puisque pour chaque niveau de prix ils peuvent librement opter soit pour le mug soit pour l'argent liquide. Et pourtant les arbitragistes se comportent plutôt comme des acheteurs, comme on le voit dans le tableau. Ce sont donc bien les vendeurs qui surestiment leur prix de cession à cause de ce fameux effet de dotation. C'est ce qui expliquerait la rigidité du marché immobilier, dans lequel les vendeurs préfèrent ne pas vendre leur bien plutôt que de baisser son prix. Voilà aussi pourquoi il est si difficile de négocier lorsque les deux parties doivent faire des concessions: même si une solution paraît équitable vue de l'extérieur, chacun sur-valorise spontanément la perte qu'il endure par rapport à celle que consentirait l'autre.

Envie et immobilisme...
Cet effet de dotation semble pourtant contradictoire avec notre tendance naturelle à surestimer la valeur des biens des autres, du seul fait qu'ils ne m'appartiennent pas. L'herbe du pré voisin n'est-elle pas toujours plus verte? Pourtant les deux phénomènes ne sont contradictoires qu'en apparence. Plusieurs expériences montrent que ce ne sont pas les qualités de ses propres biens que l'on surestime, mais plutôt l'ennui que nous cause la perspective d'en être dépossédé. Autrement dit, ce n'est pas qu'on trouve sa voiture super (celle du voisin à l'air nettement mieux) mais ça nous ennuierait beaucoup de la vendre et l'on a tendance à en demander plus que son juste prix de marché. Frustration et immobilisme sont donc parfaitement compatibles, on s'en rend d'ailleurs compte tous les jours.

C'est cette tendance au statu quo qu'on exploite en marketing, lorsqu'on propose des options par défaut qu'il faut décocher lorsque l'on ne souhaite pas en bénéficier. L'exemple le plus célèbre concerne l'accord pour le don d'organes selon les pays. Lorsque cet accord est une option cochée par défaut (lors de la remise du permis de conduire en Suède par exemple) on atteint des scores proches de 100% d'acceptation (bon honnêtement je ne sais pas d'où Dan Ariely sort ces chiffres, mais bon...). Dans les pays où l'individu doit explicitement cocher une case pour donner leur accord, au Danemark par exemple, on arrive à des scores beaucoup plus bas. Même les Pays-Bas atteignent péniblement 28% après avoir déployé une campagne de grande envergure en faveur de ce volontariat.
Extrait de la conférence TED de Dan Ariely (5eme min)

C'est fou de penser à quel point nos choix sont influencés par cette inertie naturelle, alors même que l'on se croit maître de ses choix...
Résumons: nous répugnons naturellement à nous défaire de ce qu'on possède du simple fait qu'on le possède et la valeur que l'on attribue aux choses -y compris à l'argent- dépend fortement de la situation mentale dans laquelle on se trouve... Notre homo economicus n'est décidément pas simple à modéliser. Le plus surprenant c'est de penser que cette complexité dérive non pas de notre trop grande rationalité d'homme, mais de nos réflexes les plus primitifs visant à minimiser nos efforts et à protéger ses biens...


Sources:
Le cours de Jon Elster sur la rationalité au Collège de France (2007) Les pdf sont ici
Kahneman, Knetsch & Thaler: Anomalies: the endowment effet, loss aversion and Status Quo bias (1991) (pdf ici)

Billets connexes
Conscience en flagrant délire (2) sur un aspect complémentaire: la manière dont on justifie ses choix après coup.
Eloge du pifomètre: qui tente d'expliquer comment on forme ses choix à l'instinct