jeudi 26 novembre 2009

Choeur de bavette

Dans le dessin animé "La véritable histoire du petit chaperon rouge", un bouc déjanté, à qui une sorcière a jeté un sort, ne peut s'exprimer qu'en chantant, ce qui rend tout le monde fou autour de lui.


Derrière ce gag se pose une drôle de question: le chant est-il une forme primitive de la parole? Après tout le chant est la forme d'expression vocale la plus sophistiquée que l'on connaisse dans le monde animal et ses points communs avec notre langage sont nombreux. A l'image de nos dialectes, les chants d'une même espèce varient d'une région à l'autre. Le mode d'apprentissage du chant chez les oiseaux est très semblable à celui du langage chez l'enfant. Et du côté d'homo sapiens sapiens, langage parlé et langage chanté sont tous deux des traits culturels universels, qu'on retrouve chez tous les peuples du monde sans exception.
Isabelle Peretz, la spécialiste québécoise en la matière, a récemment fait le bilan sur ces liens entre chant et langage dans une conférence au Collège de France et balaie au passage quelques idées reçues...

Combien d'Assurancetourix?

Mais au fait, chanter est-il vraiment une capacité "universelle" chez l'homme? On connaît tous des gens qui chantent comme des casseroles, mais combien sont-ils? Pour le savoir, on a étudié comment une centaine de Québécois, choisis au hasard dans un jardin public, s'en sortent avec une chansonnette bien connue (au Québec, je précise). Normalement ça ressemble à ça:

Comme on peut s'y attendre, tout le monde ne chante pas juste. Parfois ça donne ça:

En analysant la manière dont chantent les moins doués, on se rend compte qu'ils respectent assez bien le rythme du chant et le "contour" mélodique (leur voix "monte" et "descend" quand il faut). Par contre, nos Assurancetourix se trompent parfois de hauteur de note. Et surtout ils chantent trop vite. Voilà le point-clé. Si on les force à chanter plus lentement, si on leur impose un tempo correct, leur chant "s'ajuste" automatiquement. Le résultat est bien meilleur, écoutez celle-ci par exemple:

Ca va mieux non? Le chant semble bien une faculté universelle comme la parole: il faut juste expliquer à Cétautomatix que le pauvre Assurancetourix a besoin d'un petit coup de pouce et non pas d'un gros coup de maillet. A moins qu'il ne fasse partie des 10 à 15% de la population atteinte d'amusie congénitale. Ces malheureux parlent parfaitement mais sont incapables de chanter juste.
Soit ils parlent alors qu'ils sont persuadés de chanter, ce qui donne ça:

Soit ils se trompent complètement dans le "contour" musical, montant quand il faut descendre de tonalité et inversement (attention vos oreilles!):


Là où les choses se compliquent, c'est que ces "casseroles congénitales" ne sont pas forcément de mauvais musiciens. La capacité de chanter juste n'a en fait rien à voir avec "l'oreille musicale". On a même trouvé un musicien professionnel doué d'une oreille absolue (ce qui est très rare) qui chante totalement faux! Ecoutez-le chanter "joyeux anniversaire" en lisant une partition...


Le tempo est parfait mais la mélodie est affreusement massacrée. Mais le plus ahurissant chez ce musicien, c'est que si on lui demande de ne pas chanter les paroles et de juste fredonner les notes, il chante parfaitement juste!


Double dissociation
Les amusiques peuvent parler juste et chanter faux. Et chanter faux mais fredonner juste. Mais le sortilège du bouc est-il possible? Peut-on chanter correctement alors qu'on ne peut pas parler? La légende urbaine [1] veut par exemple que les bègues s'expriment plus facilement lorsqu'ils chantent. C'est sans doute possible si l'origine du bégaiement est psychologique. Et tout comme le musicien-casserole de tout à l'heure, les patients aphasiques (ayant des difficultés congénitales à parler) fredonnent sans problème l'air sans les paroles, ce qui confirme que le sens musical est dissocié de la parole parlée ou chantée.

Mais en général, chanter n'aide pas à mieux parler. Ecoutez ce patient bègue essayer de chanter "Frère Jacques":

La plupart des patients aphasiques ont des difficultés à chanter. Le chant s'appuie manifestement sur des facultés cérébrales communes avec le langage, ce qui l'empêche de suppléer à une parole défaillante. Mais rien n'est simple quand on étudie le chant. En stimulant localement certaines zones du crâne par stimulation magnétique (ça fait pas mal, rassurez-vous) on parvient bizarrement à paralyser la parole de quelqu'un sans affecter sa capacité de chanter!

On est donc bien obligé d'admettre qu'entre le langage et le chant, il existe dans le cerveau à la fois des aires communes et des zones spécifiques.

Faut-il apprendre en chantant?
Reste l'idée que chez les personnes saines, chanter faciliterait la mémorisation d'un texte, soit grâce à la mélodie, soit parce qu'on chante plus lentement qu'on ne parle. Comme on est maintenant vacciné contre les idées reçues en matière de chant, on a aussi passé cette hypothèse au banc de test et demandé à des étudiants d'apprendre une strophe, soit sous forme chantée, soit sous forme de texte, soit sous forme de paroles sur fond musical. Pour Isabelle Peretz, le résultat est sans appel: les étudiants mémorisent tous plus facilement un texte qu'une chanson. Et un fond sonore musical nuit à la mémorisation plutôt qu'il ne l'aide, que l'on soit par ailleurs musicien ou pas. Le chant semble bien être une tâche double, qui exige plus d'efforts pour mémoriser et synchroniser le texte et la mélodie.

Mais alors, comment expliquer que l'on ait tous retenu le "
rosa rosa rosam"de Jacques Brel, bien plus que les déclinaisons de "dominus, dominus, domine"? Il semble que les souvenirs de chant soient plus tenaces parce qu'ils sont stockés différemment des souvenirs de texte purs. Autrement dit, ce serait plus dur de mémoriser une chanson, mais on la retiendrait plus longtemps...

Chanter: Pourquoi faire?
Si le chant n'est pas l'ancêtre de la parole, s'il ne fait que compliquer la tâche du langage, comment expliquer qu'il soit aussi universel? Pour le savoir, il faut peut-être revenir à nos chanteurs désaccordés. Tous sans exception chantent plus juste en chœur qu' a capella. Y compris les patients aphasiques et amusiques, même si le résultat n'est évidemment pas parfait. Ecoutez le patient bègue de tout à l'heure lorsqu'il est accompagné:


Ce n'est pas la panacée mais il y a du progrès. Avez-vous noté le plaisir qu'il prend à chanter à deux? C'est peut-être dans ce plaisir, plutôt que dans un hypothétique lien évolutif entre chant et langage qu'il faut chercher l'origine de l'universalité du chant dans les cultures humaines. L'hypothèse serait que, comme toutes les synchronisations physiologiques dont on a parlé dans différents billets (la danse, le rire, les applaudissements...), le chant en chœur déclenche spontanément une émotion très forte, une sensation de communion entre les membres du groupe. Et, cette capacité à "créer du lien" entre individus a été systématiquement encouragée par toutes les cultures du monde. Le chant au service de la cohésion sociale en quelque sorte:


On est d'ailleurs en train de trouver au chant les mêmes bienfaits physiologiques que le rire. Comme dans le cas de cet homme de 82 ans déprimé et atteint de la maladie d'Alzheimer, qui a retrouvé une socialité normale depuis qu'il chante dans une chorale. L'imagerie médicale dévoile d'ailleurs une activation massive de très nombreuses zones cérébrales, y compris motrices, lorsqu'on chante en choeur: une sorte de
Powerplate du cerveau en quelque sorte!

[1] Pas que la légende urbaine d'ailleurs: le plus célèbre patient de Paul Broca (qu'on surnommait "Tan" car c'était le seul mot qu'il pouvait prononcer et qu'il répétait sans arrêt) était réputé pouvoir chanter la Marseillaise sans problème. Les études cliniques modernes n'ont jamais retrouvé de cas semblables

Sources:
Isabel Peretz, Music, language and modularity in action, 2008
La conférence du Collège de France d'Isabelle Peretz

Billets connexes
Ah rats qui rient... sur le rire
Les neurones de la musique sur notre sens - apparemment inné- de la mélodie

dimanche 15 novembre 2009

La boucle impossible

Prenez un Bic Cristal (n'importe quel stylo à bouchon fait aussi l'affaire) et coincez la boucle d'un fil à son extrémité, de telle sorte que la boucle soit plus petite que le stylo. C'est plus difficile à expliquer qu'à montrer:



Le stylo ne passe pas dans la boucle. Qu'à cela ne tienne: vous devez quand même l'y faire passer pour l'accrocher à la boutonnière de votre veste.
Comme ça:

Vous avez bien lu: vous devez fixer le stylo à votre boutonnière en le faisant passer dans une boucle trop petite pour lui. Sans décrocher la boucle et sans forcer, bien sûr.

Allez, cherchez un peu avant de regarder la solution...



C'est tout bête, mais je trouve ce petit tour de passe-passe topologique fascinant.

Ca y est, vous y êtes arrivé vous aussi? Maintenant essayez de le défaire sans couper le fil. Bon courage!

jeudi 12 novembre 2009

Les absences sont toujours raison

La liste dont j'oublie le nom
Une amie appelle ça la liste Nougaro: l'ensemble de tous les noms propres et (très) communs dont on perd la mémoire pile au moment où l'on en a besoin. Avez-vous remarqué comme ce sont toujours les mêmes noms qui se cachent au bout de votre langue, alors qu'on sait très bien de qui l'on veut parler? Pour ce qui me concerne, d'ailleurs, le nom de ma liste est mal choisi car depuis qu'on a rigolé sur ce concept, je n'ai plus de problème pour me souvenir du nom de Claude Nougaro. Pour moi, ça devrait être plutôt la liste de... de... Arf! Mais si, vous savez, cette sublime actrice blonde, l'ex de Tom Cruise, qui joue dans Australia et fait une pub pour Schweppes... Bon je vais continuer d'appeler ça la liste Nougaro sinon ce billet va vite devenir prise de tête. Je vous préviens tout de suite, je n'ai pas d'explication définitive à l'existence de ce genre de liste, mais l'exploration des hypothèses qu'on peut faire à leur sujet est l'occasion de démonter certaines idées reçues à propos des mécanismes de l'oubli. En particulier les récentes découvertes en neurologie remettent en cause l'explication freudienne d'un refoulement actif de l'inconscient et suggèrent que paradoxalement on peut "oublier volontairement" de manière très efficace.

L'inconscient, usual suspect
Qui sait? Peut-être qu'une une petite Nicole m'a volé mon doudou en maternelle et que depuis cet épisode, mon inconscient fait activement barrage chaque fois que je tente d'évoquer le nom de mon actrice fétiche? Cette interprétation d'inspiration psychanalytique supposerait que mon inconscient sache contrôler le rappel de mes souvenirs de manière à protéger mon "Moi". Est-ce plausible?
Les expérimentations montrent qu'effectivement un traitement non conscient de l'information peut influencer nos comportements. En revanche on constate que cette influence s'exerce toujours dans le sens d'un traitement mécanique, stéréotypé. Pour comprendre ce que j'entends par là, essayez de nommer à haute voix la couleur des mots suivants:
vert
bleu
orange

Si vous n'êtes pas né sur la planète Zorglub, il vous a été difficile de nommer les couleurs des mots (c'est ça le comportement contrôlé) sans lire les mots (le comportement réflexe). Nous sommes quasiment en permanence en mode "pilotage automatique", réagissant machinalement à notre environnement. Et tant mieux d'ailleurs! Cela permet de réagir vite et de concentrer son attention sur les rares moments où il ne faut surtout pas répondre de cette façon routinière! Comme aime à le dire Alain Berthoz du Collège de France, l'intelligence c'est la capacité d'inhiber opportunément une réponse automatique. Notre intelligence est un mélange de 99% d'automatismes et de 1% d'inhibition.
Or quel que soit le dispositif expérimental utilisé -que ce soit en manipulant des signaux subliminaux, en distrayant l'attention des participants ou en leur demandant de répondre très vite sans réfléchir- l'influence de l'inconscient se range toujours du côté des réponses routinières et mécaniques. En particulier, on peut montrer qu'on ne parvient jamais à traiter de manière sophistiquée une information non consciente (je vous raconte ça en commentaire).

Peut-on inhiber ce dont on n'a pas conscience?
Revenons à notre problème de trous de mémoire. D'après ce qu'on vient de dire sur le mode d'action automatique de l'inconscient, l'hypothèse d'un refoulement non-conscient supposerait que l'on a tendance spontanément à ne pas associer un nom à une image connue. Le refoulement inconscient pourrait alors accentuer cette tendance naturelle à l'oubli.
Mais, tiens tiens, l'expérience montre exactement l'inverse: c'est le rappel à la conscience d'une information qui est un acte-réflexe, pas son oubli. Le psychologue américain Larry Jacoby a montré expérimentalement que lorsque nous percevons inconsciemment une information, nous avons spontanément tendance à l'utiliser, mais nous sommes incapables de l'exclure de notre esprit:


On ne peut inhiber une association mentale qu'à condition d'en avoir pris pleinement conscience. Si une information n'est pas consciente, on a tendance à la rapporter plus souvent que le hasard, quelque soit l'instruction reçue. Autrement dit, c'est le rappel à l'esprit qui est un processus inconscient, mécanique. Le refoulement d'une information est l'apanage de la conscience uniquement. L'hypothèse d'un refoulement inconscient d'une association entre un mot et une image pour expliquer notre "liste Nougaro" ne semble donc pas très vraisemblable.

Le neurologue Lionel Naccache généralise ce résultat dans son "Nouvel Inconscient": "Le déclenchement de ces mécanismes de contrôle cognitif qui gouvernent les processus de rejet actif d'une représentation, est nécessairement et exclusivement conscient. Le problème avec le concept de refoulement freudien, c'est qu'il est explicitement défini comme un processus inconscient qui opérerait sur des représentations inconscientes". Et il conclut: " L'idée d'un refoulement au sens freudien semble en contradiction totale avec les données expérimentales et les modèles théoriques les plus pertinents." On ne peut être plus clair...

Rappelez-moi souvent d'oublier tout ça!
Puisqu'on peut écarter l'hypothèse d'une inhibition inconscient, intéressons-nous d'un peu plus près au refoulement volontaire. Une étude en 2004 a montré qu'inhiber sciemment une association mentale est non seulement possible mais permet également de l'oublier beaucoup plus vite que ne le ferait la simple érosion du temps. On a demandé à des volontaires de mémoriser certaines associations arbitraires de mots (par exemple valise-drapeau). Puis pendant trente minutes on leur a présenté des mots-indices ("valise") de la liste apprise en les entrainant:
- sur un premier tiers des associations, à se rappeler le second mot lorsqu'on leur présentait le premier (renforcement du souvenir);
- sur un second tiers, à éviter d'associer le second mot au premier (refoulement du souvenir).
On ne leur a pas présenté le troisième tiers des associations, pour avoir une liste de contrôle.

Quelques jours plus tard on demanda aux participants de se rappeler toutes les associations initiales (y compris celles qui avaient été réprimées) en les récompensant pour chaque association rappelée afin d'éviter la triche. Par rapport au troisième groupe d'associations servant de contrôle, les volontaires se souvenaient beaucoup mieux des associations renforcées. Jusque là tout est logique. Ce qui l'est moins c'est qu'ils se souvenaient moins bien des associations volontairement réprimées que de celles n'ayant fait l'objet d'aucun rappel. Comme l'explique Michael Anderson, le psychologue de Stanford qui a mené ces expériences, "le souvenir des gens s'efface à mesure qu'ils s'efforcent de ne plus y penser. Si vous rappelez régulièrement un souvenir à une personne qui s'efforce de ne pas y penser parce qu'elle ne le souhaite pas, son souvenir s'effacera plus efficacement que si elle n'était exposée à aucun rappel de ce souvenir indésirable". C'est contre-intuitif, évidemment, car si vous demandez à quelqu'un de ne surtout pas penser à un "éléphant-chapeau", il va immédiatement avoir un flash de cette image dans sa tête. Est-ce à dire qu'après un chagrin d'amour ou le décès d'un proche, il est contreproductif de se débarrasser de tout ce qui rappelle trop fortement notre douleur?

Oublier, une marque d'intelligence?
L'imagerie cérébrale de ces mécanismes "d'oubli volontaire" a révélé depuis que sont alors à l'œuvre les mêmes régions du cortex préfontal qui inhibent nos mouvements musculaires réflexes, lorsque par exemple dans la rue on retient son pied juste avant de parfumer sa semelle... Eviter de se rappeler serait donc encore un mécanisme d'inhibition volontaire, l'acte d'intelligence par excellence, cher à Alain Berthoz! Mais en quoi oublier quelque chose est-il intelligent? L'écrivain argentin Jorge Luis Borges avait imaginé une piste de réponse dans sa celèbre nouvelle "Funes ou la mémoire": à la suite d'un accident, le personnage principal de l'histoire perd la faculté d'oublier. Il se souvient d'absolument tout dans ses moindres détails. "Il connaissait les formes des nuages astraux de l'aube du 30 avril 1882 et pouvait les comparer au souvenir des marbrures d'un livre en papier espagnol qu'il n'avait regardé qu'une fois et aux lignes de l'écume soulevée par une rame sur le le Rio Negro la veillle du combat du Quebracho." La vie de Funes est un enfer et Borgès conclut "Je soupçonne cependant qu'il n'était pas très capable de penser. Penser c'est oublier des différences, c'est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n'y avait que des détails, presque immédiats."

L'imagerie cérébrale semble donner raison à l'intuition de Borges: lorsque plusieurs souvenirs sont en concurrence, par exemple plusieurs paires de mots ayant le même premier mot indice (éléphant-rose, éléphant-chapeau, éléphant-cahier etc) l'imagerie cérébrale montre qu'à mesure qu'une paire de mots est privilégiée, l'effort fourni par le cerveau pour retrouver la bonne association diminue. A chaque fois qu'une association est invoquée, elle est renforcée dans notre mémoire et les associations concurrentes sont affaiblies. Ce jeu dynamique de renforcements et d'affaiblissements permet d'adapter notre circuiterie neuronale de façon à accélérer notre réponse à la prochaine sollicitation. L'oubli est en quelque sorte une manière de ne pas polluer notre cortex préfrontal avec des associations non pertinentes. On peut ainsi automatiser les réponses et concentrer notre attention sur les sollicitations qui en valent vraiment la peine. Des exemples?
- Chaque fois que l'on change de mot de passe ou le code de votre carte de crédit, il est essentiel d'oublier activement l'ancien code si l'on veut éviter le blanc devant le distributeur de billets.
- Le phénomène est bien connu de ceux qui apprennent une langue étrangère. Le même professeur Anderson a montré qu'après une immersion linguistique prolongée, des personnes mettaient plus de temps à nommer une image dans leur langue natale, car apprendre une langue suppose d'inhiber temporairement sa langue natale.

Chassez vos associations parasites!
Bref un trou de mémoire serait le signe d'une tête trop pleine plutôt que pas assez! Si l'on ne se souvient plus du nom de quelqu'un ce ne serait pas parce que l'association mentale recherchée est momentanément aux abonnés absents, mais plutôt qu'elle est en concurrence avec d'autres associations parasites qu'on n'a pas réussi à inhiber suffisamment.
Mais pour en revenir à ma liste Nougaro, pourquoi sont-ce toujours les mêmes noms que l'on oublie? Je n'en sais trop rien finalement, mais cette histoire d'associations parasites me fait penser que les sons de "Nicole" "Kid" "man" (merci Google) ne me suggèrent pas du tout une jolie jeune femme. Nicole en français m'évoque une femme plutôt âgée, "Kid" un enfant et "man" un homme. Ces trois affinités parasites m'empêchent de retrouver facilement le nom de l'actrice, surtout si mon cortex préfrontal, fatigué ou stressé, ne parvient pas à les inhiber.
A défaut de vous avoir convaincu, ce billet m'aura au moins permis de ne plus avoir de problème avec le nom de Nicole Kidman!


Sources:

Lionel Naccache, Le nouvel Inconscient (2009): un excellent bouquin à lire absolument si vous vous intéressez à ces sujets.
Michael Anderson, Suppressing unwanted memory (2008)
Science Daily, Forgetting helps you remember important things (2007)

Billets connexes:
Psychologie de l'agacement: ce qui arrive quand son conjoint interrompt continuellement ces fameux automatismes quotidiens.
Eloge du pifomètre: comment l'inconscient permet de prendre de bonnes décisions en éviter d'y réfléchir...
L'étrange vision d'un aveugle: comment notre vision s'appuie elle-aussi sur des circuits totalement inconscients
Conscience en flagrant délire (4): comment notre mémoire s'adapte continuellement au service d'une image valorisante de soi.

jeudi 5 novembre 2009

Ah! Rats qui rient...

Le rire, propre de l'homme? On a connu Aristote plus inspiré, depuis les drôles de découvertes qu'a faites Jaak Panksepp dans son laboratoire du Washington State University.

Que se rat-content-ils quand ils jouent?

Ça faisait un petit moment que ce spécialiste de l'émotion animale étudiait le comportement des jeunes rats quand ils jouent ensemble se coursant et se renversant à qui mieux-mieux. Ces jeux sont toujours très silencieux et pourtant il avait remarqué un truc étrange: les rats atteints de surdité jouent nettement moins que les autres, ce qui suggère que le jeu implique quand même une forme de communication vocale.
Un des chercheurs du labo eut alors l'idée d'écouter les rats en train de jouer avec un appareil détectant les ultrasons. Bingo! Les rats émettent effectivement plein de petits cris ultrasoniques!
Des cris très différents selon qu'ils jouent (50KHz) ou qu'ils se battent (20KHz). Mais à quoi correspondent ces petits cris? Comment savoir si ce sont des couinements de bonheur, des cris d'excitation ou des invitations au sexe? Toutes les spéculations semblaient possibles jusqu'au jour où Panksepp arriva au labo avec une drôle d'idée: il prend un de ses jeunes collaborateurs par le bras et l'emmène... chatouiller un rat. Il le retourne sur le dos (le rat, pas l'étudiant) et lui fait des guilis partout sur le ventre (berk, je sais). Énorme surprise! Dans le haut-parleur restituant les ultra-sons, le rat couine exactement comme lorsqu'il joue avec ses copains, mais de manière plus intense et plus constante:


Les deux chercheurs recommencent avec un deuxième rat, puis un troisième: à chaque fois, la bestiole chicote (c'est le cri de la souris, mais est-ce celui du rat?) comme une folle dès qu'on la chatouille. Et elle aime ça, manifestement: dès que la main s'arrête de la taquiner, le rat court l'attraper et la mordiller, l'appelant manifestement à recommencer une petite séance de chatouillis. Regardez plutôt:



Ils rat-follent des chatouilles!

Les petits couinements suraigus et sporadiques des rats seraient-ils l'équivalent de nos éclats de rire? Évidemment ce genre de spéculation anthropomorphique a eu (et a toujours) du mal à passer dans le milieu de la recherche. Mais peu à peu, l'idée fait son chemin car les réactions des rats aux chatouilles sont particulièrement similaires aux nôtres:
- certaines parties du corps sont beaucoup plus chatouilleuses que d'autres (mais je n'ai pas réussi à déterminer s'il s'agit aussi chez eux des plantes de pieds et des aisselles);
- les rats aiment d'autant plus les "chatouilles" qu'ils sont jeunes;
- un rat stressé (par une odeur de chat par exemple) est moins enclin à se faire chatouiller;
- les chatouilles sont perçues comme une récompense que le rat va chercher activement;
- les rats chicotent dès que la main qui les a caressés s'approchent d'eux, exactement comme un enfant rigole dès qu'il sait qu'on va le chatouiller.

Le même phénomène a été découvert chez d'autres animaux, à commencer par les chimpanzés, dont les rires ressemblent à des halètements:



Avez-vous remarqué comme ces trois "rires" (avec des guillemets, pour les sceptiques) se ressemblent?
- même rythme syncopé (écoutez le mixage de rires de bébé et de rat):

- des vocalisations très différentes de la normale (cris aigus chez l'homme, ultra-sons plus élevés chez le rat, halètements sans bruit de gorge chez les chimpanzés);
- mêmes situations propices: le jeu, les chatouilles;
- même contagiosité sociale.

Culturel le rire? Rat-é...
Ces similitudes suggèreraient-elles que notre rire serait une réaction héritée d'un lointain ancêtre commun aux hommes et aux chimpanzés, voire commun aux souris? Il paraît que même les chiens rient (leur halètement lorsqu'ils sont excités seraient leur "ha! ha! ha!"). L'idée est dure à admettre tant on associe naturellement le rire à une situation comique, c'est à dire un truc 100% culturel. Pourtant quel drôle de phénomène "culturel" quand même! Le rire est le mode de communication le plus universel qui soit: tous les hommes rient et ils rient toujours de la même façon, même si ce n'est pas forcément pour les mêmes raisons. Et encore... Quand on y réfléchit, tous les enfants rient quand ils jouent. Pas besoin d'humour pour rire pendant une course-poursuite ou une partie de cache-cache. Ce rire-là est simplement le signe d'une légère surexcitation très plaisante, comme pour les rats qui se culbutent. Et chez les adultes? Le neurologue Robert Provine, qui a étudié le rôle social du rire, a mené une immense enquête pour savoir de quoi l'on rit quand on est adulte: il a constaté que dans l'immense majorité des cas, on rit non pas parce qu'il y a quelque chose de drôle, mais parce qu'on est dans une situation de socialité agréable, ou qu'on cherche à détendre l'atmosphère.

Pour nous comme pour les rats, le rire semble donc être d'abord un "signal social", indiquant aux autres une bonne disposition à leur égard et une envie d'interagir. Quand un rat couine à 50Hz, c'est une manière pour lui de dire à son pote "Je te renverse, mais c'est pas méchant, hein! Juste pour jouer!". Grâce à sa contagiosité, le rire désamorce l'agressivité de l'autre et autorise des jeux physiques parfois assez violents entre les jeunes rats. Ces contacts intimes et ce rire partagé contribuent à créer un lien social fort, qui explique par exemple que les jeunes rats préfèrent rester au contact des adultes les plus rieurs. Finalement le rire est une forme naturelle de manipulation mentale!

L'homme a apprivoisé ce drôle d'instrument social en raffinant son usage. Rire quand on est gêné ou destabilisé est une manière de dédramatiser une situation et d'éviter la confrontation. Le rire est aussi l'arme principal de la séduction, que ce soit pour conquérir la créature de ses rêves ou pour conforter l'adhésion de ses collègues. Mais le rire a aussi un usage collectif: son effet boule de neige plaisir-contagion-plaisir- renforce la cohésion d'un groupe au point qu'on pourrait presque définir son groupe d'appartenance par l'ensemble des personnes avec qui l'on rit. Et la cohésion d'un groupe pourrait tout aussi bien se mesurer à sa capacité à rire spécifiquement des mêmes choses.

Quel rat-pport avec le comique?

Mais si l'on suit cette hypothèse, quel serait le rapport entre un tel rire-message social et le rire provoqué par une situation comique? Pourquoi une blague provoquerait-t-elle la même réaction que des chatouilles ou un jeu de balle au prisonnier? On n'en sait rien, mais je vous propose une explication purement Xochipillesque. Le rire "animal" est un signal social, qui traduit deux émotions contradictoires chez celui qui rit: à la fois un état d'esprit détendu (pas d'agressivité, pas de danger aux environs) et une vive excitation. Or pour faire une situation comique, il faut toujours trois ingrédients assez similaires:
- une situation sociale: l'effet comique exige la présence des autres. On rit rarement tout seul et quand on le fait, en regardant film comique ou en lisant une histoire drôle, le média raconte une histoire comme le ferait un interlocuteur imaginaire;
- "une surface d'âme bien unie", comme dit Bergson (relisez son "Rire", ça vous réconcilie avec la philo): on n'a pas beaucoup d'humour quand on est énervé ou que la situation nous affecte émotionnellement;
- un effet de surprise: l'effet comique provient d'une certaine forme de dénouement inattendu. Plus grande est l'incongruité du dénouement (jusqu'à un certain point) plus elle crée une sorte de tension émotionnelle qui provoque l'effet comique.
Il est donc possible qu'une situation comique recrée le même cocktail d'émotions contradictoires qui provoque le rire "animal" lorsqu'on joue ou qu'on nous chatouille: un environnement social amical, un état d'âme détendu et une vive excitation due à la surprise. Les mêmes causes ont les mêmes effets et ce mélange de socialité et d'émotions contradictoires nous fait rire. La seule différence tient à ce que l'origine de l'excitation est purement culturelle -un effet de surprise créé par la situation comique- au lieu d'être physique. Notre culture a pris le relais de la nature pour créer artificiellement le contexte émotionnel qui nous fait rire.

Culture,
synchronisation et sociabilité...
Après la musique (chant ou danse collective) et les applaudissements, le rire est encore un phénomène qui utilise la synchronisation pour souder des liens sociaux et unir une collectivité. On dirait que dans toutes les sociétés sociales animales ou humaines, la nature a exploité toutes les réactions corporelles possibles pour multiplier les occasions de synchroniser les individus les uns avec les autres. La clef de la socialité serait-elle la capacité à se synchroniser?
L'autre chose qui me frappe est que dans tous les cas, l'irruption de la culture dans les modes de vie n'a pas été une rupture avec nos comportements naturels comme on le pense souvent. Au contraire, elle n'a fait que renforcer nos tendances innées à la synchronisation grâce à l'invention de nouveaux stimuli -la musique, les blagues, les rites etc. Je suppose que notre hyper-sociabilité doit beaucoup à cette démultiplication de l'inné par l'acquis...


Sources:
Jaak Pankseppa, Jeff Burgdorf, ‘‘Laughing’’ rats and the evolutionary antecedents of human joy? (Physiology & Behavior, 2003)
L'émission Laughter, de Radiolab (2008) où Jaak Pankseppa raconte ses découvertes et dont j'ai tiré les extraits sonores

Billets connexes
Schizophrénie, chatouilles et évolution: pourquoi on ne peut pas se chatouiller soi-même
A-côtés de la claque sur la synchronisation des applaudissements
Les neurones de la musique: d'où vient notre sens de la musique?