jeudi 25 février 2010

Synapses en Do Majeur (3)

Troisième mouvement: la grammaire qui fait rire ou pleurer

Résumé des épisodes précédents: la musique comme la parole possède une "grammaire" mélodique à laquelle nous sommes hyper-sensibles à notre insu. Y aurait-il un rapport entre ces règles musicales et l'émotion qui m'envahit quand j'écoute de la musique tzigane? C'est cette drôle d'hypothèse qu'on examine aujourd'hui...

Attraction tonique...
Au préalable, revenons trois minutes sur l'organisation des "gammes" dont on parlé dans le billet précédent. Chaque note possède une plus ou moins grande stabilité par rapport à la première note que les musiciens appellent la "tonique" . Par exemple en prenant le Do comme tonique, on obtient l'échelle de stabilité suivante (en chiffres romains):



source: ici

Plus une note est instable, plus elle "appelle" une note stable derrière elle et globalement tout le morceau tend à revenir vers la tonique. Bon, c'est un peu théorique tout ça, alors prenons comme exemple Frère Jacques:


Source de l'image: bluebonkers.com

Le morceau commence par un Sol, qui marque la tonique. La deuxième note (Frère) est un La, très instable (par rapport au Sol puisque c'est un accord de "seconde") qui appelle fortement derrière lui une suite: le Si de Jacques. Le Sol de la quatrième syllabe (Jacques) conclut naturellement la phrase musicale, puisqu'on est revenu sur nos pieds, c'est-à-dire sur la tonique.

L'émotion: une attente (légèrement) frustrée?
Cette structure de la gamme crée à chaque instant chez l'auditeur une série d'attentes et de tensions. On suppose que la clé des émotions se trouve dans les mille et une façons dont un morceau de musique joue avec ces attentes, en y répondant de manière décalée, différée ou surprenante. Écoutez par exemple ce passage de Tchaïkowski:

On s'attend clairement au dénouement qui arrive à la seconde 23. Seulement voilà: ce que vous venez d'entendre n'est pas le morceau original mais un montage fabriqué par Emmanuel Brigand: dans le vrai morceau, Tchaïkowski retarde le dénouement (attendu à la seconde 24) et fait monter la tension à mesure que les attentes s'emboitent les unes dans les autres jusqu'à nous en délivrer finalement à la seconde 30:

L'improvisation en jazz joue exactement sur ce principe de résolution différée des attentes. Ce n'est que lorsque soliste revient au point de départ (la tonique) qu'ont lieu les applaudissements, et qu'on se sent comme libérés d'un long suspense. Tout l'art de l'auteur ou de l'interprète consiste peut-être à nous attirer vers une conclusion qu'il dérobe au dernier moment. Benjamin Zander en donne une magistrale illustration avec un morceau déchirant de Chopin (écoutez à partir de la 8eme minute si vous êtes pressé):


Mais d'où vient cette tonique?
Il y a quelque chose de mystérieux dans cette histoire d'attraction vers la tonique. Comment sait-on, quand on n'est pas un expert, que la tonique est un Do plutôt qu'un Mi? Plus généralement comment connaît-on ce qu'on appelle la tonalité d'un morceau (ce qu'on appelle "Do Majeur", "La Mineur" etc) qui détermine toute l'échelle de stabilité des notes?


source: Collège de France


Quand bien même on aurait la partition sous le nez (et qu'on sache la lire!), ce ne serait même pas évident puisque une même série d'altérations "à la clé" correspond à deux tonalité possibles. Un morceau en Ré Majeur ou un autre en Si mineur sont tous deux indiqués comme ça en début de portée:

Aussi bizarre que ça puisse paraître, tout le monde est capable de "sentir" dans quelle tonalité est joué un morceau, car la tonique est jouée en début de morceau avec un peu plus d'insistance. Ecoutez cette seconde démonstration d'Emmanuel Bigand:


Sans le savoir, nous sommes tous des auditeurs experts en musique, capable de "sentir" très naturellement l'échelle de stabilité des notes d'un morceau, sans jamais avoir suivi un cours de solfège.

Violations d'attentes
La mélodie n'est qu'un exemple parmi d'autres des règles dont l'habile manipulation nous procure des émotions. La cadence par exemple, guide nos expectatives musicales comme le fait la ponctuation pour une phrase. Jouer sur les règles de cette ponctuation musicale comme le fait Wagner malmène nos attentes et créent une ambiance tout à fait particulière:


Dans un autre genre, l'introduction de Yesterday des Beatles viole toutes les conventions avec une phrase mélodique qui s'étend sur 7 mesures alors que tous les morceaux de pop/rock sont normalement calées soit sur 4 soit sur 8 mesures.

Le modèle rythmique est une autre source d'attentes intéressantes à tromper. Dans son Sacre du Printemps, Stravinski utilise par exemple un rythme particulièrement simple. Mais en accentuant plus fortement certains accords, il crée une sorte de motif rythmique très différent par dessus le premier (écoutez l'explication dans cette vidéo à partir de 1:52). Dans les chansons, on peut jouer sur la légère désynchronisation des mots avec les pulsations rythmiques. Comme dans ce passage de Jailhouse Rock où la deuxième syllabe de "began" commence juste avant le "beat" pour créer une impression d'entrainement. . C'est aussi un classique du blues d'arrêter brutalement la cadence alors que la chanson continue comme dans cet extrait des Allman Brothers

Le timbre musical fournit aussi matière à faire de l'inattendu pour créer de l'émotion. Le mélange de choeurs, de rock et d'orchestration symphonique du Bohemian Rapsody de Queen, l'usage d'une instrumentation classique chez les Stones ou encore le détournement du gentillet "You really got me" des Kinks par la guitare très métallique de Van Hallen nous font délicieusement vibrer:
Le succès de The Police tient (entre autres) à ce qu'ils violent toutes les règles à la fois: la voix de Sting s'éraille délicieusement (sur Roxanne par exemple) et le rythme de leur musique est un mélange indéfinissable de rock et reggae, comme dans Spirits in a material world:

De la musique classique au rock moderne, ce seraient les mêmes recettes qui font vibrer notre corde émotionnelle: la musique nous installe dans un cadre dont nous connaissons parfaitement (mais inconsciemment) les règles mélodiques, rythmiques etc. et elle crée l'émotion en violant très légèrement les schémas habituels et attendus. Exactement comme un enfant se régale d'une histoire qui fait peur mais qu'il connaît par cœur, nous nous régalons des vraies-fausses surprises que nous réserve un morceau que l'on aime. Evidemment, au bout de la centième écoute de Yesterday le morceau n'est plus surprenant en lui-même, mais il me touche quand même parce qu'il viole certaines règles musicales auxquelles je suis encore plus habitué. Il y a là, me semble-t-il, quelque chose d'analogue au plaisir que l'on éprouve quand on nous "chatouille" quand bien même on s'y attend.


Subtil dosage
Le dosage de cette "violation familière" est subtil. Pour aimer une musique il en faut ni pas assez, ni trop peu. Des règles trop simples, avec trop peu de violations donnent une musique sirupeuse (les berceuses pour enfants, régulières et à base de consonances). A l'autre extrémité, je ne "sens" pas suffisamment les règles de la musique dodécaphonique pour être sensible aux variations sur lesquelles jouent leurs auteurs. C'est un peu le même principe qu'avec les jeux de société: on se lasse très vite d'un jeu très simple comme le tic tac toe (le morpion dans sa version à 6 9 cases) mais il faut du temps pour apprécier le jeu de Go et toutes ses subtilités. Cela expliquerait pourquoi la consonnance est naturelle alors que le goût pour la dissonance est acquis: enfant, notre oreille musicale n'apprécie que les consonances pour des raisons d'harmoniques qu'on a expliqué dans le billet précédent. En grandissant, nous prenons goût à des règles musicales plus subtiles dans lesquelles certaines dissonances trouvent leur place. On apprécie alors des musiques qui paraissent discordantes à un petit enfant, et à l'inverse on n'est plus très sensible aux comptines trop simples qu'il préfère.

Une même origine à tous nos plaisirs émotionnels?
Le plaisir et l'émotion, produits d'une "douce violation" des règles habituelles? Voilà qui me rappelle curieusement un billet précédent sur le rire. Pour provoquer un rire, il faut à la fois un esprit détendu (une "surface d'âme bien unie", comme dit Bergson) et un effet de surprise intellectuel (si c'est de l'humour) ou physique (si ce sont des chatouilles ou un jeu physique). L'émotion musicale associe finalement deux ingrédients équivalents:
- une structure mélodique, rythmique etc. bien ordonnée dont on comprend inconsciemment les règles, autrement dit un univers musical dans lequel on est bien à son aise;
- de petites violations de ces règles qui provoquent une délicieuse tension émotionnelle.

Cette similitude me trouble... Un copain écrivain avait coutume d'expliquer que l'art du roman n'est qu'une forme policée de sado-masochisme: tout le plaisir du lecteur naît de ce qu'il est frustré jusqu'au bout du dénouement heureux qu'il attend. Comme le dit Zander dans la conférence en lien plus haut, si Hamlet tuait son oncle dès le premier acte, il n'y aurait pas de pièce de théâtre... mais il n'y aurait pas de plaisir non plus. La "violation inoffensive" des attentes serait-elle un mécanisme universel du plaisir émotionnel?

Sources:
Daniel Levitin, This is your Brain on Music (2006): un des meilleurs bouquins que j'ai lus sur le sujet (mais il est en anglais). La plupart des exemples sonores de ce billet sont extraits du site.
La conférence d'Emmanuel Bigand au Collège de France, qui apporte dans la deuxième moitié de sa conférence des indices neurologiques sur l'assocation entre le plaisir et les violations d'attentes.

Billets connexes:
Les épisodes précédents de Synapses en Do Majeur (1 et 2)

mardi 16 février 2010

Synapses en Do Majeur (2)

Second mouvement: consonance objective, discordance subjective?


La musique est dans la nature, certes. Mais un concert de chants d'oiseaux n'a jamais fait salle comble à l'Olympia et finalement seules les compositions musicales humaines sont susceptibles de déclencher en nous une aussi grande palette d'émotions. Ce qui fait la différence entre une suite de sons et une œuvre musicale, c'est la structure du langage musical. Dans cette grammaire un peu spéciale, la syntaxe et la conjugaison règlent l'enchaînement des notes, des rythmes et des mélodies plutôt que celui des mots. Vous n'avez aucune idée de quoi je parle? Rassurez-vous, moi non plus. Mais c'est sans importance, car pas besoin d'avoir fréquenté le Conservatoire pour sentir quand un morceau se termine ou pour détecter une fausse note. Sans les avoir appris, nous sommes extrêmement sensibles à ces mystérieuses règles musicales dont la moindre violation nous fait réagir instantanément. Un peu comme si pouvait faire un sans-faute à la dictée de Pivot sans avoir jamais ouvert un Bled. Un vrai rêve d'écolier, en somme...


L'échelle universelle de la consonance

D'où vient cette expertise naturelle? On n'en sait trop rien, mais on commence à comprendre par exemple pourquoi deux notes semblent plus ou moins consonantes. Il n'y a pas de définition précise à la consonance, mais, en gros, deux notes séparées par un octave, ou une quinte (Do-Sol par exemple, les premières notes de la Marseillaise) sonnent agréablement à l'oreille, comme une phrase bien construite.

A l'inverse, les notes d'un intervalle dissonant forment comme une phrase incomplète, qui appelle une suite (les deux premières notes de Frère Jacques par exemple). Jouées ensemble, elles donnent parfois une sensation étrange, comme le son du "triton" (Do-Fa#) qu'on surnommait Diabolus in Musica au Moyen-Age parce qu'il évoque une ambiance malsaine. Subjectif? Oui et non, car si on demande à des personnes non musiciennes de classer les accords de la gamme par ordre de "stabilité", bizarrement on obtient toujours à peu près la même échelle:


Exemple d'accord
Nom de l'intervalleRapport des
fréquences
Stabilité
de l'accord

Do-Do (même gamme)
Unisson1 : 10.075consonance
Do-Do (un octave d'écart)
Octave1 : 20.023Graphic
Do-SolQuinte2 : 30.022
Do-Fa
Quarte3 : 40.012
Do-LaSixte majeure
3 : 50.010
Do-Mi
Tierce Majeure
4 : 50.010
Do-MibTierce Mineure
5 : 60.010
Do-Sol#
Sixièeme Majeure
5 : 80.007
Do-RéSeconde Majeure
8 : 90.006
Do-Si
Septième Majeure
8 : 150.005
Do-Sib
Septième Mineure
9 : 160.003
Do-Do#
Seconde Mineure
15 : 16
Do-Fa#
Triton32 : 45dissonance

Tout le monde s'accorde à peu près sur cette classification, quelque soit sa culture et dès la petite enfance. Et chose étrange, un accord est d'autant plus consonant que les fréquences des notes sont dans un rapport simple, avec un petit dénominateur: 1 pour l'unisson, 2 pour l'octave, 3 pour la quinte, 4 pour la quarte etc. Cette découverte zarbi sur les rapports parfaits entre musique et mathématiques remonte aux pythagoriciens (qui ne mesuraient pas les fréquences mais les longueurs des cordes sur une harpe) et a toujours fait le délice des amateurs d'ésotérisme, pythagoriciens compris.

Calcul de consonance

Comme souvent, les phénomènes les plus simples sont souvent les plus compliqués à expliquer et il fallut attendre Joseph Fourier pour comprendre cette bizarrerie arithmétique de la consonance. Grâce à lui, on sait que tout signal de fréquence f est la superposition de sons purs (on appelle ça des sinusoïdes en maths, des harmoniques en musique) de fréquences 2f, 3f, 4f etc. Par exemple le son du Do4 (au milieu de la gamme du piano) est le résultat de la combinaison des harmoniques suivantes (par ordre de contribution décroissante):
- f: la fréquence fondamentale,
- 2f: fréquence fondamentale du Do5 de l'octave supérieure,
- 3f correspondant au Sol5,
- 4f correspondant au Do6,
- 5f correspondant au Mi6 etc.

Pour faire un Do4 il faut donc donc beaucoup de Do5, pas mal de Sol5, une poignée de Do6, un peu de Mi6 etc. Le son du Do4 est donc très proche du Do5 puisque celui-ci contient la moitié des harmoniques du Do4 (2f, 4f, 6f etc.) Do4 et Do5 sont comme deux frères qui partagent la moitié du même patrimoine génétique. Pas étonnant que l'octave soit le barreau universel de toutes les échelles musicales, c'est une question de physique!
Un petit truc permet de mettre en évidence la "contribution" du Do5 dans les harmoniques du Do4 au piano: il suffit d'appuyer tout doucement sur le Do5 et de le maintenir pour libérer ses cordes sans le jouer. Quand on joue ensuite le Do4, on entend la résonance très forte entre les deux notes. C'est plus facile à montrer qu'à expliquer:


De la même manière, le Do4 partage avec le Sol5 une harmonique sur 3 (3f, 6f, 9f...). Et comme Sol4 et Sol5 sont espacés d'une octave, Do4 et Sol4 ont une harmonique sur 6 en commun. Les deux notes jouées ensemble forment une quinte, de rapport fréquentiel 2/3 et résonnent fort (mais un peu moins que l'accord d'octave). Ecoutez le Do4 joué seul, puis avec la résonance du Sol4:


Pareil pour la quarte, qui n'est guère qu'une quinte renversée: l'intervalle entre le Do4 et le Sol4 est le même qu'entre le Fa3 et le Do4. Si vous faites le calcul vous verrez que Do4 et Fa4 de rapport fréquentiel 3/4 ont en commun une harmonique sur 12. La encore, ça résonne au piano:


Voilà pourquoi la gamme majeure sonne si agréablement à l'oreille: toutes les notes de cette gamme sont des cousines harmoniques! Au point que quand on joue ensemble un do et un sol on a souvent du mal à distinguer les deux notes. A l'inverse, plus le rapport de fréquence entre deux notes est compliqué, moins elles partagent d'harmoniques et moins le son est consonant. Pas étonnant que le triton (de rapport 32/45) sonne bizarrement...

La dissonance: une histoire de battements?
C'est Helmoltz qui a mis en évidence le phénomène au XIXeme en fabricant des "résonnateurs" sphériques (à gauche, source: ici) qui amplifiaient chacun une fréquence particulière du son. L'harmonie musicale se résumait pour lui à cette histoire de plus ou moins grande superposition des harmoniques. Lorsque celles-ci ne coïncident pas, par exemple lorsque deux sons sont très proches l'un de l'autre, ils produisent des "battements" d'intensité variable, une espèce de "waouwaouwa" désagréable à l'oreille. Si vous écoutez par exemple le mélange d'une note (Do4) fixe et d'une note variant continûment de Do4 à Mi4, ça fait par moments très mal aux oreilles (le battement n'est pas perceptible avec un casque):


Le phénomène est facile à comprendre avec un petit schéma, c'est juste une histoire d'addition de sinus!
Ecoutez une harmonique pure (un son sinusoïdal à 264Hz):

Puis écoutez (sans casque) le mélange de deux harmoniques à 264Hz et 267Hz pour entendre ces fameux battements:

Helmoltz faisait l'hypothèse que notre oreille interne détecte automatiquement la fréquence fondamentale du son. Lorsque deux sons ont des fréquences fondamentales très proches, il existe donc une bande critique de fréquences où la coexistence de ces deux sons crée ces battements pénibles à l'oreille, un peu comme la gêne que l'on éprouve sous certains éclairages stroboscopiques. Sa théorie a largement été affinée depuis, mais son intuition sur les fréquences fondamentales semble exacte. On en a une preuve quotidienne quand on téléphone: la bande passante du téléphone ne laisse pas passer la fréquence fondamentale de la voix masculine et cela n'empêche pas de reconnaître son interlocuteur. Trop fort ce Helmoltz!

Les fondements neurologiques de la consonance
Revenons à nos moutons musicaux: la consonance et la dissonance semblent bel et bien obéir à des lois physiques. Et les études neurologiques montrent que notre système auditif est particulièrement sensible à ces règles: l'écoute d'un accord consonant provoque dans le nerf auditif une décharge d'impulsions tout à fait régulière. Quand on écoute une quinte parfaite, ça donne ça (extrait du podcast Radiolab):

Quand on entend un bruit désagréable, les décharges sont beaucoup plus chaotiques:



Sensibilité physiologique et sensibilité psychologique...
Cette discrimination a lieu dans les zones les plus primitives de notre cerveau et il ne faut donc pas s'étonner de retrouver cette capacité chez les chimpanzés, dont le cerveau réagit de manière tout à fait similaire à celui des humains face à des consonances et des dissonances. Même chez les chats, les accords consonants déclenchent des réactions cérébrales spécifiques! De là à penser que les animaux sont sensibles à la musique il y a un petit pas... qu'on ne doit pas forcément franchir malgré tout ce qu'on peut lire sur les vaches qui produisent plus de lait en écoutant du Mozart. Les choses sont manifestement plus compliquées que ça et nos cousins primates ne manifestent apparemment aucune préférence pour la consonance. On a par exemple observé le comportement de singes tamarins dans une cage dont une moitié diffusait des bruits totalement dissonants et l'autre des accords consonants, pour voir s'ils passaient plus de temps dans une zone que dans l'autre. Résultat totalement négatif. Même après avoir été préalablement habitués à entendre des accords consonants, les singes ne préfèrent pas la musique consonante à la cacophonie. Même des bruits atroces comme ceux d'ongles raclant un tableau noir ne leur fait ni chaud ni froid. En fait ce qu'ils aiment c'est... le silence! Bref, les animaux semblent à la fois sensibles physiologiquement et insensibles psychologiquement à la musique...

La dissonance n'a rien à voir avec la discordance!
Pour corser le tout, nos propres goûts musicaux ne sont évidemment pas seulement dictés par les lois de la physique, loin de là! L'appréciation de la dissonance est une question purement culturelle par exemple. Longtemps l'Eglise catholique a jugé l'accord de la tierce (Do-Mi) indécent, un édit papal l'a même interdit en 1329! Et à cause de sa sonorité étrange, le Sacre du Printemps de Stravinski a créé une émeute à Paris la première fois qu'on le joua en 1913... avant de devenir un triomphe l'année suivante. Comme nos goûts culinaires, nos préférences musicales se raffinent avec l'expérience. On apprend peu à peu à apprécier les saveurs aigres-douces de certaines dissonances alors qu'au contraire trop de consonances écoeurent comme une guimauve trop sucrée.

L'échelle musicale moderne - la gamme de tempérament égal- fournit la meilleure preuve de cette acculturation. Par commodité on a divisé l'octave en douze intervalles égaux (douze demi-tons régulièrement espacés d'un rapport égal à la racine douzième de 2), mais du coup aucun accord n'est complètement juste. Nous y sommes pourtant tellement habitués que les musiciens qui accordent leurs instruments entendent les vraies tierces (de rapport 4/5) comme fausses! Un vrai casse-tête je vous dis...

Reste à comprendre maintenant le rapport entre consonances, dissonances et émotion. Ce sera pour le prochain billet, promis!


Sources:
Silivia Bencivelli, Pourquoi aime-t-on la musique (Belin, 2009): un excellent bouquin paru récemment
Patrice Bailhache, L'acoustique musicale par les nombres naturels (pdf) sur les théories de Helmoltz
La conférence de Christine Petit au Collège de France en 2008, sur les bases physiologiques de l'audition.

Si l'histoire des gammes vous intéresse, je vous recommande cet excellent papier sur les rapports entre musique et nombres.


Billets connexes

Synapses en Do Majeur (1) pour ceux qui ont raté l'épisode précédent

L'oreille magique, avec plein d'autres illusions sonores amusantes.

lundi 8 février 2010

Synapses en Do Majeur (1)

Premier mouvement: quand la prosodie crée l'émotion...


La musique est "la langue des émotions" par excellence. Pour vous en persuader, soit vous lisez Kant (bon courage...), soit vous allez au cinéma: la musique y est l'ingrédient essentiel des scènes fortes, qu'elles soient tristes, angoissantes ou joyeuses. Je vous laisse imaginer ce que donnerait la scène de la douche dans Psychose avec la musique des Looney Tunes en fond sonore. En y réfléchissant, j'ai même du mal à imaginer un moment d'émotion collective -cérémonie, rencontre sportive, spectacle- qui ne soit pas baigné dans un fond musical à un moment ou à un autre. On célèbre en musique, toujours et partout. Pourtant la manière dont la musique est capable d'influencer nos émotions n'a intéressé que très récemment les scientifiques. Alors que l'on sait depuis longtemps que les expressions du visage sont un langage émotionnel universel -quand il exprime la joie, la douleur, la colère, etc- on est encore loin d'avoir fait le tri entre ce qui relève du culturel et du biologique dans nos émotions musicales. Je vous propose ce coup-ci une nouvelle série consacrée à cette question...


Effets de mode ou tempo?

On a coutume de dire que le mode mineur (qui donne sa sonorité au blues par exemple) évoque plutôt une certaine douceur nostalgique, alors que la gamme majeure donne plutôt une musique gaie (Mozart et une bonne partie de la musique pop). Un exemple en musique pour illustrer:


La réalité est un tout petit peu plus compliquée car par exemple un morceau est toujours plus gai quand il est joué rapidement que lorsqu'il est exécuté lentement, et ceci quel que soit le mode, mineur ou majeur. Ecoutez par exemple comment on rend plus allègre un extrait en mode mineur (la démonstration est d'Emmanuel Bigand, du Collège de France):
un morceau en mode majeur (rythme lent):
le même morceau en mineur: un peu plus mélancolique

Si on accélère un peu le tempo, même en mode mineur le passage paraît plus gai:

Ces effets de mode (jeu de mots!) et de tempo sont-ils universels ou liés à notre culture musicale? Pour y voir clair, on a fait le même bricolage sur une sélection d'extraits musicaux particulièrement joyeux ou tristes et fait écouter toutes ces combinaisons à des volontaires. Dans une première expérience, on a comparé les réponses d'adultes et d'enfants (canadiens) puis celles de canadiens (adultes) et de chinois peu habitués à la musique occidentale.A chaque fois, les participants devaient indiquer si l'extrait qu'ils entendaient exprimait la joie ou la tristesse.

Source: Luc Rousseau, La musique, "langage universel des émotion", un adage fondé? (pdf)

Résultat des courses: le tempo semble être un indicateur émotionnel universel, puisque tout le monde y est sensible, y compris des enfants dès l'âge de 5 ans. Par contre les résultats pour la tonalité majeure/mineure sont plus ambigus. D'un côté les enfants occidentaux n'y sont sensibles qu'après 6 ans, ce qui laisse penser à une habituation culturelle. Mais par ailleurs, les adultes chinois y sont tout aussi sensibles que les canadiens alors qu'ils ne sont que peu exposés à la musique occidentale. Etrange non?

Paroles et musique
Et si l'habituation à la tonalité provenait d'autre chose que de la musique instrumentale? Je vous propose une piste d'explication radicalement différente, vous me direz ce que vous en pensez. La première des musiques auxquelles est exposé un bébé n'est pas celle des berceuses mais belle et bien celle de la langue parlée. Diana Deutch (la grande spécialiste des illusions auditives dont j'ai déjà parlé dans un précédent billet) s'amuse à attraper la musicalité des morceaux de phrase qu'elle entend autour d'elle. Et quand on écoute bien, notre prosodie est une vraie musique!
Voici par exemple une phrase qu'elle avait enregistrée pour son CD de démonstration (en français, elle dit simplement "Les sons tels que vous les percevez, sont non seulement différents de la réalité, mais ils se comportent parfois tellement bizarrement que c'en devient incroyable").

Mis en boucle, les mots "sometimes behave so strangely" sonnent comme une petite comptine très entraînante!

Maintenant que vous êtes habitué à cette mélodie, je vous invite à réécouter la phrase initiale: vous ne pourrez pas vous empêcher d'entendre la comptine à la place de la phrase parlée!
Bref, on chante quand on parle et la prosodie est une vraie mélodie! Je suppose que c'est vrai dans toutes les langues, mais plus particulièrement en anglais: est-ce pour cette raison que la Grande-Bretagne est le berceau de la musique pop? Toujours est-il que dès la naissance, les bébés sont exposés à la musicalité de la langue parlée. Reste à savoir si cette prosodie obéit à des règles musicales universelles?

Le langage naturel qu'on parle aux bébés
Ca ne vous a jamais frappé, vous, que les adultes parlent aux bébés de manière très bizarre? En parlant de façon aiguë et en exagérant beaucoup les intonations de la voix -"Bonjoûûûûûûr le bébéééééééééééééé! Qu'il est mignoooooooonnnn!". En visitant une maternité allemande accueillant des femmes de toute les nationalités, Anne Fernald, de l'Université de Stanford s'est rendu compte que toutes les mamans du monde utilisent les mêmes "motifs mélodiques" pour parler à leur nourrisson. Les mots changent, mais l'intonation, elle, reste la même quelque soit la langue maternelle. Il y a une certaine universalité dans le "parler bébé" qui permet aux tout-petits de saisir facilement l'intention de celui qui leur parle. Ecoutez par exemple comment on félicite un bébé:
- en hindi:
- en portugais:
Dans toutes les langues, la félicitation commence par un son très haut perché qui descend ensuite. Comme ceci:

Anne Fernald a identifié trois autres motifs typiques dans cette prosodie-pour-bébés:
- celle pour interdire quelque chose, pour dire stop, et qui ressemble à un staccato:
- celle qui console -un son bas et prolongé:
- celle qui sert à pour attirer son attention (un son court et montant dans les aigus)


source: Anne Fernald, 1989 (cliquez pour aggrandir)

Si toutes les mamans ont les mêmes intonations pour exprimer les mêmes états émotionnels, je me dis qu'il faut peut-être rechercher de ce côté-là l'explication à l'habituation universelle à la tonalité majeure ou mineure: un enfant habitué à être consolé avec une prosodie en mode mineur associera naturellement ce mode à des états de tristesse, de douceur ou de consolation. Et pareil pour un mode majeur rattaché systématiquement à des félicitations, des encouragements, etc.

Dès leur naissance, les bébés apprendraient ainsi à décrypter les émotions de l'autre, grâce à la musicalité (et au tempo, au volume etc) de la parole. Cette formation prémusicale pourrait expliquer qu'à partir d'un certain âge ils sachent très facilement décoder les émotions d'une musique qui suivrait les mêmes codes que cette prosodie. Même sans avoir été habitué à ce genre de musique!


A l'appui de cette hypothèse, une étude statistique faite en 2003 sur plusieurs langues (farsi, tamoul, anglais et mandarin) montre à quel point les gammes et les consonances musicales sont directement influencées par la prosodie du langage parlé. De même des chercheurs du Neuroscience Institute de San Diego ont montré (toujours avec des méthodes statistiques) à quel point la différence de "dynamique" entre l'anglais et le français se reflète directement dans les styles musicaux de Debussy et d'Elgar. Ce qui suggère que les musiciens intériorisent les structures du langage parlé et les appliquent dans leurs compositions musicales.


Bien entendu, il n'y a pas que le mode mineur ou majeur et le tempo qui nous fassent de l'effet. Le plus étonnant dans l'expérience citée plus haut, c'est qu'une grande majorité de participants, même chez les plus jeunes, arrivent encore à évaluer correctement l'émotion musicale une fois qu'on a changé à la fois le tempo et la tonalité. Il y a manifestement des trucs supplémentaires dans la musique qui nous transmettent de l'émotion. Je vous réserve ça pour le prochain billet!


Sources:

La conférence d'Emmanuel Bigand au Collège de France, en 2008

Luc Rousseau, La musique, "langage universel des émotion", un adage fondé?

Le site de Diana Deutsch avec plein d'illusions sonores rigolotes

Les publications d'Anne Fernald sur le développement linguistique des bébés

Les extraits sonores sont tirés du podcast de Radiolab sur le thème du langage musical (2006)


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Les neurones de la musique

Choeur de bavette sur notre faculté de chanter juste