dimanche 24 mai 2009

Biologie du maquillage

Le concours des meilleures illusions optiques 2009 a récompensé cette année d'exceptionnelles créations (regardez l'illusion de la balle qui tourne en particulier, génial). Le troisième prix, qu'on doit à Richard Russell, chercheur à Harvard, a suscité pas mal de curiosités, reprises sur Rue89 et par Tom Roud. La voici: saurez-vous distinguer dans ces deux photos où est la fille et où est le garçon?

Vous aurez sans doute choisi la photo de droite pour être celle de la fille... et pourtant il s'agit de la même photo! Simplement, sur l'une on a éclairci par Photoshop la peau pour augmenter le contraste des yeux et des lèvres et hop! vous avez un visage plus féminin! Bon, mais est-ce vraiment le contraste qui fait la différence, ou simplement la clarté de la peau? La question est d'autant plus pertinente que les filles ont naturellement un teint plus clair que les hommes de même origine. Pour en avoir le cœur net, Russell a donc encore fait joujou avec Photoshop, mais cette fois sans toucher à la couleur de peau:

Clair non? On a l'impression que le visage de droite est maquillé, ce qui lui donne un aspect féminin évident. Ce n'est donc pas tant la couleur de peau qui donne l'aspect féminin à un visage, mais son contraste avec les yeux et la bouche. Ouf! Mesdames vous n'êtes pas obligées de rester à l'ombre pour garder un teint pâle. Par contre, vous avez effectivement intérêt à vous maquiller. En comparant les photographies d'étudiantes avant et après maquillage (ci-contre), Russell a montré expérimentalement ce que toutes les femmes savent: le rouge à lèvres et le mascara augmentent considérablement le contraste avec la peau.

Alors, Nature ou Culture? Comme le demande Pascal Riché dans son blog, les femmes se maquillent-elles pour accroître le contraste de leur visage et paraître plus féminines? Ou est-ce parce qu'on a pris l'habitude de les voir maquillées qu'un contraste important dénote une certaine féminité sur un visage? Pour en avoir le cœur net, Russell a (encore!) sorti son appareil photo pour comparer les visages de 118 étudiants, garçons et filles -non maquillées bien sûr- de type occidental ou asiatiques. L'analyse est sans appel: les visages des filles présentent naturellement un contraste beaucoup plus marqué quelle que soit l'origine ethnique.


En renforçant le contaste yeux-bouches, le maquillage renforcerait donc chez les femmes une caractéristique féminine innée. De même, s'épiler la partie basse des sourcils permet d'un seul geste, d'améliorer deux autres traits typiquement féminins: des sourcils plus fins et une plus grande distance entre les yeux et les sourcils.

Cette explication semble en tous cas cohérente avec les études montrant l'influence du taux d'œstrogènes sur l'attractivité d'un visage féminin. Dans une expérience de 2005 Miriam Law Smith a demandé à 15 hommes et 15 femmes de juger de la fertilité, la santé et l'attractivité de 59 jeunes filles, à partir de leur photo. Leurs évaluations est sans appel: plus une fille a un taux d'œstrogènes naturellement élevé (à cycle menstruel comparable), plus elle paraît fertile, attractive et saine. Pour compléter ce test, Miriam Law a réalisé deux visages de synthèse à partir de tous ces visages, l'un correspondant à un maximum d'œstrogènes et l'autre à un minimum. Lequel des deux trouvez-vous le plus attirant? Celui de gauche, réalisé à partir des 10 personnes aux taux d'œstrogènes les plus élevés, devrait normalement recueillir votre préférence.

Ce résultat est intéressant car au moment de la puberté, les œstrogènes influent justement sur les modifications du physique des adolescentes. Ce sont ces hormones qui favorisent l'épaississement des lèvres, freinent le développement des os de la mâchoire, du menton et du nez, arrondissent la forme du visage. Tout comme l'arrondi des fesses ou la largeur des hanches, elles aussi stimulées par les œstrogènes. La testostérone joue un effet similaire chez les hommes et aboutit à un menton plus carré, des épaules plus développées etc.

Pour Law, la beauté des femmes serait donc leur manière de proclamer leur fertilité à la face du monde! Des lèvres pulpeuses, un petit menton, des pommettes hautes et de grands yeux, signes d'un taux d'œstrogènes élevé, seraient la promesse d'une progéniture abondante et saine.
Si l'on suit cette hypothèse jusqu'au bout, un bon maquillage servirait donc à rehausser la promesse de fertilité, un peu comme une publicité.
Alicia Silverstone, avant et après maquillage (tiré de ce blog)

Mais attention! La meilleure pub est celle qui n'a pas l'air d'en être une et le meilleur maquillage est celui qui ne se voit pas. Un maquillage trop voyant est aussi inefficace qu'une réclame outrancière.

J'ouvre une parenthèse: il y aurait donc bien une part d'inné dans la notion de beauté. Judith Langlois, de l'Université du Texas, a montré que les nouveaux-nés manifestaient leur préférence dès deux mois pour des photos de visages jugés très attractifs par des adultes, indépendamment de l'âge ou du sexe de ces visages. Autant dire que notre préférence pour Nicole Kidman (ou Brad Pitt) est gravée dans le dur dans notre circuiterie neuronale après des milliers d'années d'évolution. En poussant l'idée jusqu'au bout et en compilant les proportions du visage préférées par 300 personnes, le Professeur Cohen-Or's, de l'université de Tel-Aviv, a même mis au point une machine à embellir les visages!





Pour en revenir au maquillage, il y a évidemment beaucoup d'autres raisons de se maquiller que le simple désir de "vendre sa fertilité" aux mâles du coin de la rue. L'estime de soi par exemple : des chercheurs japonais ont récemment observé par imagerie cérébrale ce qui passait dans la tête du femme quand elle se maquille. Ils s'attendaient à voir s'activer les circuits classiques de la récompense neuronale après la séance de maquillage, une fois que la femme constate le résultat. A leur grande surprise, ils ont détecté cette jubilation des neurones AVANT la séance de maquillage, au moment de sa préparation. Comme si, au saut du lit, le plus grand plaisir était surtout d'anticiper la métamorphose de son look.

Sources:
A sex difference in facial contrast and its exageration by cosmetics, R Russell (à paraître)
Do you love this face, Discover Magazine (fev 2000)
Voir aussi chez Dr Goulu l'excellente vidéo de Daniel Dennett, sur pourquoi on aime le sucré, le sexy et le drôle.

Billets connexes:
Vraiment sans gène: pour ne pas laisser croire avec ce billet que tout est génétique dans les critères de beauté!

mercredi 20 mai 2009

statistiques grippées

Alors, elle fait beaucoup de morts ou pas, cette grippe porcine? Au Mexique, on a assisté à une jolie vague de résurrections: le 28 avril on apprenait que sur les 150 décès suspects, 20 seulement étaient finalement imputables au virus H1N1. Et le 29 avril ce chiffre tombait à sept. Comment expliquer ce reflux (pardon pour le jeu de mot) des statistiques: incompétence des autorités sanitaires? Effet de la panique? Tentative de manipulation?
Au risque de décevoir les amateurs de conspiration, je crains qu'il n'y ait rien d'autre, derrière cette valse des chiffres, que les caprices habituels des statistiques lorsqu'on les applique à la santé publique.

Sensibilité n'est pas pertinence
Avant d'attaquer le cochon, prenons l'exemple d'une maladie comme le cancer du sein. Supposons que 1% des femmes de plus de 40 ans en soit la atteinte (c'est ce qu'on appelle la prévalence) et que le test de détection du cancer du sein soit sensible à 99% (c'est-à-dire qu'une personne malade est détectée dans 99% des cas et une personne non-atteinte donne un test négatif dans 99% des cas).
Si une personne est testée positivement, quelle est sa probabilité d'être réellement malade? Plus ou moins que beaucoup à votre avis?

En fait, une personne testée positivement n'a qu'une chance sur deux d'être malade. Pas convaincus? Un petit tableau vaut mieux qu'un long discours:


Malades
Sains
1000 personnes10
990
Test positif
10
10
Test négatif
0
980

Sur 1000 personnes testées, 20 seront testées positivement dont seulement 10 vrais malades (et 10 "faux-positifs"). Au total une test positif n'aura un résultat pertinent que dans 50% des cas, alors que ce test est sensible à 99%!

Pour les malades de la grippe porcine, il se passe un peu la même chose. Certes on ne teste que les personnes présentant des symptômes suspects (toux, fièvre etc) mais les suspects sont nombreux dans une ville où grippe et pneumonies font rage. En plus, dans le doute, on préfère tester trop de monde que pas assez alors que les vrais cas sont rares au début. Une prévalence de 1% sur la population testée n'est donc pas déraisonnable.

Un zest d'insensibilité fait toute l'impertinence
OK, me direz-vous, mais dans le cas présent la pertinence des tests positifs n'était pas 50% mais 35% (7 personnes sur 20). Pas terrible comme précision!
Regardons le graphique qui montre la pertinence des résultats en fonction de la sensibilité du test (à prévalence donnée de 1%, 3% ou 10%).

On voit que la pertinence des résultats chute drastiquement dès que la sensibilité du test n'est pas parfaite. Avec un test sensible à 90%, la pertinence du résultat n'est que de 8%! Il faut donc des tests diablement sensibles pour que leurs résultats soient utiles.
Pour notre cas pratique, 35% de pertinence des tests correspond théoriquement à une fiabilité de 98% (pour 1% de malades): pas si mal pour un test rapidement mis sur pied au début de l'épidémie!

Quand les sensibilités s'emmêlent...

Mais alors si les résultats des tests sont si peu fiables, faut-il croire les nouvelles statistiques? Pourquoi seraient-elles subitement plus fiables?
Supposons que l'on trouve non pas un, mais deux tests indépendants l'un de l'autre pour savoir si une personne est malade. Tous deux sensibles à 98%, donc pas très pertinents si on les prend chacun isolément.
Si on les combine on obtient en revanche une super fiabilité:
Les personnes positives sur un seul test ont 35% de chance d'être malade. Si on teste ces personnes avec le deuxième test, refaites le calcul et vous verrez qu'un deuxième test positif est pertinent dans 96% des cas! C'est déjà beaucoup mieux!

On comprend qu'avec toutes ces bizarreries statistiques,
1) au début d'une épidémie on tende à exagérer le nombre de malades (car les tests sont "peu" sensibles et la prévalence faible),
2) on mette du temps à avoir des certitudes (car il faut multiplier les tests pour obtenir une bonne précision)
3) les chiffres finalement obtenus sont spectaculairement plus faibles que ceux du début.

Bref, voilà pourquoi on crie toujours "au loup" dès que le moindre cochon débarque.

Billets connexes:
Calculs de stats, stats de calculs sur le paradoxe de Simpson toujours dans le domaine médical
Un peu de gymnastique mentale, sur le paradoxe de Monty Hall et les probabilités conditionnelles

A lire aussi l'article du "Cerveau et Psycho" de ce mois-ci, sur les pièges des statistiques médicales dont je me suis inspiré.

samedi 16 mai 2009

Foule paradoxale

Alors comme ça les étourneaux, les poissons et les criquets feraient des prouesses en matière de déplacement collectifs (cf ce précédent billet)? Et nous alors, nous ne serions pas capables de faire pareil? Il faut bien avouer que ce qu'on réussit de plus spectaculaire dans ce domaine, ce sont de catastrophiques mouvements de foule paniquée: une bousculade dans un stade, une évacuation de discothèque pendant un incendie, un rush à l'ouverture des portes d'un concert de rock... Pas très efficace comme comportement auto-émergent (ce qui illustre au passage que tous ces phénomènes ne sont pas forcément des adaptations évolutives). Mais n'anticipons pas et observons déjà ce qui se passe dans une foule "normale".

En situation "normale": circulation alternée et oscillations régulières
Tout comme pour les voitures, l'analogie avec la mécanique des fluides trouve très vite ses limites avec les piétons. Certes il y a bien quelques points communs: par exemple, la vitesse de circulation au milieu d'un couloir de métro est plus grande que près des murs du couloir,
comme dans un écoulement visqueux.
Mais il se passe des choses autrement plus étranges dans un couloir de métro (et encore je ne parlerai ici que des phénomènes physiques!): par exemple, pas besoin de signalisation pour la circulation à double sens, elle s'organise toute seule!
Dès qu'il y a un peu de monde, on voit spontanément émerger des lignes de circulation alternées. Plutôt que de chercher à se frayer chacun un chemin à travers le flux circulant en sens inverse, les individus tendent naturellement à se regrouper lorsqu'ils vont dans le même sens. C'est moins fatigant et surtout ça permet d'aller plus vite que de remonter seul à contre-courant. On peut modéliser ce phénomène de bandes alternées en attribuant à chaque individu une vitesse "de confort" et une force de répulsion qui lui évite de rentrer dans ses petits copains (voir par exemple cette très jolie simulation).

Avec le même type de modèle très simple on reproduit l'alternance du sens de circulation à travers une porte lorsqu'elle sert aussi bien aux entrées qu'aux sorties. Dans des conditions normales, on explique ça par "l'équilibrage des pressions" de chaque côté de la porte: quand trop de personnes s'accumulent d'un côté, elles commencent à grogner et au bout d'un moment, cessent de laisser passer le flux en sens inverse pour emprunter à leur tour le passage. La file d'attente grossit alors de l'autre côté de la porte jusqu'à ce qu'à un seuil critique où la circulation s'inverse à son tour.
Et là, lecteur assidu du Webinet, n'as-tu rien reconnu? Ces stop-and-go à travers un petit interstice, ça ne te rappelle pas quelque chose? Oui, bien sûr! il s'agit des mêmes facéties qu'un sablier, qui s'interrompt lorsqu'on pose les mains sur l'ampoule du dessous et qui reprend son écoulement quand on les retire! J'ai découvert depuis ce billet que même sans les mains, on peut trouver certaines conditions de température et de pression pour lesquelles l'écoulement du sablier d'arrête et reprend tout seul , très régulièrement! L'analogie n'est évidemment pas le fruit du hasard: vus de haut, nous ressemblons quand même plus à des grains de sable qu'à du liquide ou du gaz et il est somme toute logique qu'on retrouve certaines propriétés des écoulements granulaires dans nos flots de circulation.

En cas de panique, plus vite on veut avancer plus ça coince!

Malheureusement cette similitude avec des grains de sable est source de pas mal d'ennuis. Car que se passe-t-il quand vous comprimez le sable pendant qu'il s'écoule dans un entonnoir? Non seulement il ne coule pas plus vite, mais il peut même finir par arrêter de couler si le trou est trop petit! C'est ce qui se passe avec les issues de secours en cas de panique: les gens poussent, mais comme avec le sable, la poussée est automatiquement transmise latéralement en direction des côtés. Il se forme alors comme des "arches" s'appuyant très fortement sur les côtés qui bloquent littéralement tout mouvement et ralentissent considérablement l'évacuation.

Pareil dans un couloir à double-sens: en cas de panique, sauve qui peut! Les gens accélèrent, se bousculent et le couloir finit par se boucher totalement sous l'effet des trop nombreux chocs entre les personnes. C'est ce que Helbing, le pape de l'étude des foules, a appelé "freazing by heating" (la congélation chaude): quand les esprits s'échauffent, l'écoulement se fige subitement et plus personne n'avance. On simule facilement ce changement de phase bizarre au-delà d'un certain seuil du paramètre "vitesse désirée" (traduisez: "les gens sont pressés"), et à moindre force de répulsion (traduisez: "les gens n'hésitent pas à se bousculer").

Comment éviter les catastrophes

Récapitulons: en cas de panique, plus on est pressé, plus on pousse et moins on avance. Et moins on avance, plus on pousse. Pas étonnant que des barrières en acier ou des murs de briques ne résistent pas longtemps à une foule paniquée! Ajoutez à cela le fait que les gens paniqués se suivent les uns les autres et cessent de chercher des voies alternatives : vous avez tous les ingrédients nécessaires pour fabriquer des catastrophes: plus de 1400 morts dans un tunnel à La Mecque en 1990, 200 blessés lors d'une évacuation en urgence d'un stade de Rio en 2000, 300 blessés à Dusseldorf en 1997, la liste est longue ( pour les stades, si ça vous intéresse).

Grâce à ses travaux et ses simulations Helbing a donc conçu tout un tas d'astuces architecturales qui permettent de limiter les effets d'une panique. Outre les conseils classiques concernant la signalisation, l'organisation de l'évacuation etc. il suggère par exemple:
- une signalisation particulièrement visible pour limiter les attroupements sur une seule sortie;
- des pylones pour séparer les sens de circulation dans les couloirs;
- des voies d'évacuations de forme convexe, se rétrécissant le plus progressivement possible pour limiter les effets d'arches (arching);
- un pylone placé devant une sortie de secours pour alléger les pressions,
- deux portes plutôt qu'une double, pour les entrées-sorties, etc.











Tous les ingrédients de l'auto-organisation

Il est frappant de retrouver encore les mêmes caractéristiques que pour les bancs de poissons ou les nuées d'oiseaux:
1) différentes "phases" comme en physique: granulaire/solide pour les foules, fluide/cristallin pour les poissons et les oiseaux, anarchique/rythmé pour les applaudissements
2) des effets de seuil sur certains paramètres, qui font basculer d'une phase à l'autre: la nervosité pour les foules, la densité pour les poissons;
3) des simulations particulièrement simples à réaliser, qui reproduisent avec peu de paramètres les phénomènes observés, même les plus curieux;
4) l'émergence bizarroïde de comportements collectifs qui semblent animés d'une vie intérieure propre.

Il y a une dernière caractéristique commune: l'apparition d'ondes traversant ces masses en mouvement. Pour les poissons, ce sont les changements de direction, à la vue d'un prédateur. Pour la foule, il y a bien sûr les flux et les reflux, par exemple dans les manifestations un peu houleuses, mais on peut aussi penser à la ola qui se propage joyeusement dans les stades et que les chercheurs ont également modélisée (just for fun, cette fois!) Enfin un domaine dans lequel on fait presque aussi bien que les abeilles, qui sont fortiches à ce jeu, comme je vous l'avais montré dans un précédent billet ! Allez, je vous remets la vidéo tellement c'est étrange:


Sources
Simulation of Pedestrian Crowds in Normal and Evacuation Situations, Dirk Helbing, 2002 THE article de synthèse sur les mouvements de foule dont sont tirées les illustrations.
Plein de simulations sur le site de l'université de Zurich consacré à l'étude des différentes formes de trafic.

Billets connexes
Mystérieux sablier sur les écoulements granulaires et les effets d'arche
Bancs et nuées sur les mouvements collectifs des oiseaux et des poissons
A-côtés de la claque, sur un autre phénomène d'auto-organisation, les applaudissements, qui partage pas mal de similitudes avec celui des foules.
Maya contre les envahisseurs, sur les stratégies de défense des abeilles face aux frelons (et leur magnifique ola)

mardi 12 mai 2009

Le paradoxe de Braess

L'enfer (des routes) est pavé de bonnes intentions...

"Abondance de biens ne nuit pas". La prochaine fois que vous vous retrouverez dans un embouteillage, un jour de grand week-end, je vous suggère de penser très fort à cette maxime pleine de (faux) bon sens! Il y a en effet fort à parier que le bouchon dans lequel vous êtes coincé soit dû soit à un accident, soit à un rétrécissement de la chaussée un peu plus loin devant vous, quand la route passe de trois à deux voies. Les tronçons à trois voies sont les cauchemars de bison futés!

C'est qu'en matière de circulation routière le mieux est souvent l'ennemi du bien: dès 1968, Dietrich Braess (qui n'a même pas sa page sur Wikipedia en français, quel scandale!) a montré comment ajouter un itinéraire de délestage peut provoquer des congestions et allonger les temps de parcours au lieu de les raccourcir. Un petit modèle explique mieux qu'un long discours ce paradoxe de Braess.

Un petit modèle pour comprendre
Supposez que vous cherchiez à vous déplacer d'une ville (A) à une autre (D) plus vite possible. Deux itinéraires s'offrent à vous, l'un passant par B, l'autre passant par C, chacun composé d'un bout de nationale et d'une route départementale. Le temps de parcours sur les nationales est de 45 minutes quelque soit la circulation. Par contre, comme il y a des feux sur les départementales, le temps de parcours dépend du nombre de voitures X qui l'emprunte: il vaut par exemple X/100 minutes.

Supposons qu'il y ait 4000 voitures souhaitant passer de A à D. Si elles prennent toutes le trajet du haut (ABD) elles mettront 85 minutes. Idem si elles prennent toutes le trajet du bas. La situation optimale sera celle où le trafic s'équilibre entre les deux trajets. Le temps de parcours sera alors de 45 +2000/100 = 65 minutes.

Pour désengorger la circulation, on construit une voie ultra-rapide reliant B et C, dont le temps de parcours est négligeable quelque soit le nombre de véhicules qui l'emprunte (pas très réaliste mais bon c'est un modèle!). Avec cette voie rapide, le temps de parcours entre A et B devrait raccourcir, or c'est l'inverse qui se produit:

Le meilleur trajet pour les 4000 voitures est maintenant (ABCD): départementale - voie rapide - départementale et le temps de trajet passe ainsi de 65 minutes à 80 minutes! Essayez vous même: si une des voitures prenait un autre itinéraire, son trajet serait rallongé de 5 minutes (45+40=85).

Bien que pas n'étant pas la meilleure, cette situation est un équilibre parfaitement stable ("équilibre de Nash" pour les familiers de la théorie des Jeux) où personne n'a intérêt à changer de stratégie une fois qu'il connaît les choix des autres. Et si dans un monde utopique, la circulation s'établissait comme s'il n'y avait pas de voie rapide et se répartissait comme avant, entre les deux itinéraires ABD et ACD? A ce moment-là, un petit malin serait tenté de gagner du temps en "coupant" par ABCD (son trajet ne lui prendrait que 40 minutes s'il était le seul à tricher): il serait donc rapidement imité par d'autres... et la situation dériverait assez vite jusqu'à ce que tout le monde prenne finalement le parcours ACBD et se retrouve avec un temps de parcours de 80 minutes.

Un mécanisme bien connu en théorie des jeux
Pour les habitués de la théorie des jeux ce paradoxe n'est pas vraiment nouveau: Offrir plus de choix aux joueurs peut parfaitement faire perdre tout le monde! Voici une petite matrice de gains où chaque joueur (A et B) a deux stratégies possibles qu'on appellera "maximiser" ou "minimiser", vous allez voir pourquoi:

Gain de B
Gain de A
A
"maximise"
A
"minimise"
B "maximise"
4
4
5
1
B "minimise"
1
5
3
3

On lit ça comme ça: si A et B "maximisent" ils gagnent tous les deux 4€. Si A "maximise" alors que B "minimise", A gagne 5€ et B gagne 1€. On voit que si A "maximise", B a toujours intérêt à "maximiser". Si A "minimise", B a aussi intérêt à "maximiser" (gain: 5€ plutôt que 3€ s'il "minimise"). Bref,dans tous les cas B a intérêt à "maximiser", et comme la matrice est symétrique, A aussi. Les deux joueurs ont intérêt à "maximiser" dans tous les cas (d'où le nom de cette stratégie ;-).

Maintenant supposons qu'on introduise une troisième stratégie possible, qu'on appellera "ruser", avec la matrice des gains suivants:

Gain de B
Gain de A
A
"maximise"
A
"minimise"
A
"ruse"
B "maximise"
4
4
5
1
-10
10
B "minimise"
1
5
3
3
-10
10
B "ruse"
10
-10
10
-10
-9
-9

Désormais que A "maximise" ou "minimise", B a toujours intérêt à "ruser" (il gagne 10€), et si A "ruse", B a aussi intérêt à le faire (il ne perd que 9€ au lieu d'en perdre 10). B a donc toujours intérêt à "ruser". A aussi car notre matrice est symétrique. L'équilibre s'est maintenant déplacé vers la situation où les deux joueurs "rusent". Avec beaucoup de guillemets car le bilan c'est qu'ils perdent chacun 9€! Voilà comment un choix supplémentaire donné aux joueurs s'avère néfaste pour tout le monde, comme la route .

Et dans la vraie vie?

Théoriques, tous ces modèles? Pas du tout! A New York, par exemple la fermeture provisoire de la 42eme avenue en 1990 a réduit les embouteillages dans cette zone, contrairement à toute attente. A l'inverse, à Stuttgart, le nouvel axe routier censé désengorger le centre-ville a créé tellement d'embouteillages à sa création, qu'il a fallu le fermer pour retrouver un trafic plus fluide. Pareil à Séoul: la méthode la plus efficace pour alléger le trafic a été d'investir près de 400 millions de dollars pour détruire une des voies rapides à la périphérie de la ville.

Il est très difficile de savoir si un axe routier supplémentaire améliore ou dégrade la qualité de la circulation, car les mécanismes du trafic urbain sont affreusement compliqués. La théorie prévoit qu'au pire on multiplie par deux (pas plus) les embouteillages: nous voilà rassurés!

Et à Paris au fait? Je n'ai rien trouvé l'impact de la fermeture des quais les dimanches et lors des opérations Paris-Plage en été. Sauf bien sûr les plaintes des riverains et des automobilistes avant

Plus fort que la mécanique des fluides
Ce qui rend le paradoxe de Braess... paradoxal, c'est qu'on associe instinctivement la circulation routière à un "flot" de voitures, donc soumis aux mêmes principes d'écoulements que les liquides ou les gaz. Or dans un écoulement fluide, plus il y a de chemins possibles, plus l'écoulement est facile: aucun plombier n'a encore vu de système dans lequel ajouter un tuyau d'évacuation boucherait des éviers.

La raison profonde de cette différence entre nous et les molécules d'eau, implicite dans nos modèles, me semble venir du fait que nous cherchons à rejoindre notre but le plus vite possible, compte de ce que les autres font (ou ont intérêt à faire). Dès qu'on spécule de la sorte, nos déplacements collectifs échappent aux règles de la mécanique des fluides et fabriquent des problèmes inédits. Autrement dit notre intelligence est la source de nos embouteillages. Il faut bien que réfléchir ait aussi des petits inconvénients...

Sources (en anglais):
L'article de Wikipedia
Le cours de "science of the Web" sur le sujet (oct 2008)
Ce cours du Californian Institute of Technology (Julian Romero, Caltech, janv 2008)

Billets connexes:
Psychologie de l'incivilité au volant
Le mieux en pire, pour un autre petit exemple d'améliorer les choses en les empirant

mardi 5 mai 2009

Réflexe photo-sternutatoire (euh... à vos souhaits!)

Achù! (en espagnol)
En ces temps de psychose grippale, l'éternuement mériterait pourtant l'admiration d'un naturaliste attentif. Admiration car il bat tous les records de vitesse des mouvements corporels et propulse vos miasmes de 150 à 200 km/h (selon les sources). Une médaille d'or bien méritée grâce à un travail d'équipe qui mobilise la plupart des muscles de la gorge, de la poitrine et du visage. La légende veut que la réaction soit tellement violente qu'on ferme les yeux pour éviter qu'ils ne soient éjectés de leur orbite. Toujours soucieux de rétablir la vérité scientifique, mes enfants se sont fait un devoir de me démontrer qu'il n'en est rien. Tout au plus risque-t-on l'éclatement de quelques vaisseaux au fond de l'oeil sous l'effet de la forte pression qui s'y exerce. Il semble que l'on ferme les yeux par le même mouvement réflexe qui contracte les autres muscles de la face et de la gorge.

Tummal! (en malais)
Dans les livres, on explique que l'éternuement est une réaction de défense naturelle de l'organisme qui permet de dégager ses fosses nasales encombrées. L'hypothèse semble a priori raisonnable d'autant que l'obstruction partielle de la bouche oriente l'expulsion de l'air vers le nez (c'est d'ailleurs le choc de l'air sur les parois nasales qui provoque le "tchoum!" caractéristique). Sauf que l'air expulsé sort finalement bien plus par la bouche que par notre nez et qu'il faut bien se moucher après avoir éternué si l'on veut déboucher ses naseaux. Pas comme les chiens ou les chats qui éternuent effectivement par le nez, contrairement à nous. Je n'ai jamais vu de singe éternuer, mais je suspecte quand même l'éternuement d'être donc un simple réflexe hérité de nos ancêtres primates pour lesquels un odorat parfaitement bien portant était une question de survie. Mais pour les humains, l'éternuement ne servirait-il qu'à propager nos microbes?

Wa-hing! (en indonésien)
Reconnaissons-lui au moins une toute petite vertu: la sternuation peut signaler une allergie -poils de chats, pollen, acariens vous avez le choix. Pas forcément très utile à nos ancêtres dans la savane, mais c'est mieux que rien. Car on éternue sélectivement! Essayez de renifler les épices de votre cuisine, vous verrez qu'on n'éternue qu'avec certaines d'entre elles: le poivre par exemple, à cause de ses deux substances -capsaïcine et pipérine- les pince-mi et pince-moi de la sensation de brûlure dans la bouche. Quand vous les reniflez d'un peu trop près, elles vous chatouillent les neurones du nez et vous les rejetez en éternuant.

Atsiuh! (en finnois)

Il y a également d'étranges raisons d'éternuer: par exemple un quart d'entre nous éternuent quand ils fixent une lumière intense comme celle du soleil. Syndrôme baptisé ACHOO comme "Autosomal-dominant Compelling Helio-Ophthalmic Outburst" par des savants facétieux. Très gênant pour les pilotes d'essai chez qui une demi-seconde d'inattention peut être fatale... Ce phénomène a intrigué tout le monde, depuis Aristote, qui imagina que le réchauffement du nez par le soleil en était la cause. Plus près de nous, Francis Bacon a supputé que la lumière provoque un réflexe de lagrimation qui, en humidifiant intérieurement les fosses nasales déclenche l'éternuement. Cette élégante explication ne tient pas trop, car la "photo-sternutation" est instantanée alors que la lagrimation demande un tout petit peu de temps pour faire son effet. Les neurologues penchent actuellement plutôt sur un court-circuit dans notre plomberie neuronale: le nerf optique est très proche de celui du nerf trijumeau, responsable de l'éternuement. Lorsque le premier est brutalement stimulé par une lumière intense, il provoquerait parfois l'excitation du second juste à côté, ce qui provoque l'éternuement.

Apchkhi (en russe)

A vrai dire la génétique du syndrome ACHOO n'est pas été très bien étudiée, mais pour faire avancer le schmilblick les neurologues devraient peut-être se pencher sur un syndrome connexe: "l'éternuement épilatoire " que j'ai découvert sur un forum de babillage.net -où va se nicher l'info scientifique! Certaines femmes éternuent lorsqu'on leur épile les sourcils. N'ayant trouvé aucune étude sérieuse à ce sujet, je penche d'instinct pour une explication à la Francis Bacon: arracher un poil sensible fait notoirement monter les larmes aux yeux ce qui -par débordement dans les conduits nasals - pourrait provoquer l'éternuement.

Kychnut! (en tchèque)

Plus étrange -mais aussi plus rare- la rhinite "lune de miel" a récemment été révélée par le très sérieux Journal of the Royal Society of Medicine. Les malheureux qui en sont atteints éternuent lorsqu'ils éprouvent du désir sexuel, quand ils fantasment ou après avoir ressenti un orgasme! On ignore les causes de cette réaction embarrassante, mais on soupçonne là encore un embrouillamini dans la circuiterie neuronale. Vous voilà prévenus la prochaine fois que l'on éternue dans votre entourage, hum, très très proche.

Va-t-on un jour découvrir des cas réels du syndrome "Franquin", le génial auteur de BD qui fait éternuer Gaston Lagaffe dès qu'il entend le mot "effort"?

Thummal! (en Tamoul)

Il y a peut-être une leçon d'évolution à tirer de cette curiosité physiologique qu'est l'éternuement, qui ne "s'explique" par aucun avantage évolutif significatif. Il semble qu'on ait ici affaire, comme pour le hoquet ou l'appendice, non pas au résultat de la sélection naturelle, mais à un effet collatéral (side effect) de macro-évolutions qui elles, présentent un avantage évolutif global. Cet exemple illustre à quel point l'évolution des organismes n'opère non pas sur tous les détails des organismes mais seulement sur leurs plans d'ensemble. Chaque particularité physiologique n'est pas nécessairement le résultat finement sculpté par des millénaires de sélection naturelle et il faut bien admettre une part de contingence dans certaines bizarreries naturelles. Qui songerait à rechercher un avantage évolutif dans le fait d'accoucher dans la douleur, sous prétexte que Madame Néanderthal souffrait autant que sa cousine Sapiens?

Sources:
Why do we sneeze when we look at the sun?
Looking at the sun can trigger a sneeze , Scientific American, Janvier 2008
Sneezing can be a sign of arrousal, BBC News, décembre 2008
Pourquoi le poivre fait-il éternuer , linternaute, janvier 2007
Et le blog Tripodología Felina (en espagnol) pour savoir comment on dit "atchoum" et "à vos souhaits" dans toutes les langues

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vendredi 1 mai 2009

bancs et nuées

Avez-vous déjà observé un vol d'étourneaux ? On a l'impression d'avoir affaire à un super-organisme, souple et fluide, capable de modifier instantanément sa vitesse ou sa direction sans perdre sa cohérence. Un prédateur se pointe? Il se divise en un clin d'œil pour se reformer aussi sec dès que le danger est passé. Et puis arrivé près d'un champ, il se désagrège tout aussi soudainement, transformant ses organes constitutifs en autant d'individus autonomes. Les nuées de sauterelles ou les bancs de poissons compacts évoquent de la même manière des "organismes collectifs", ayant chacun une forme et un comportement propres. Les similitudes entre ces formations sont frappantes dans ces deux vidéos:



Comme tous les phénomènes d'auto-organisation émergeant par simple changement d'échelle, ces mouvements collectifs ont beaucoup titillé les scientifiques. Paradoxalement on ne manque pas d'hypothèses pour les expliquer, on en aurait plutôt trop, et bien peu de mesures de terrain pour savoir lesquelles sont les bonnes.

L'hypothèse du moindre effort
Dans les années 60, on aimait bien expliquer les phénomènes naturels par un principe mathématique général, après que D'Arcy Thomson eut spectaculairement popularisé cette approche avec tout un tas d'exemples, de la forme des cornes du bélier à celle des crânes des mammifères en passant par celle des vaisseaux sanguins. La première hypothèse pour nos formations collectives fut donc qu'elles minimisaient globalement les efforts des animaux pour se déplacer, grâce aux lois de la mécanique des fluides (air ou eau): on peut en effet économiser ses efforts en voyageant groupés, à la manière des cyclistes du peloton qui bénéficient de "l'aspiration" de leurs copains de devant.

Une telle explication a été essayée pour comprendre les formations en V des oiseaux migrateurs. En modélisant le mouvement de leurs ailes, on peut montrer qu'il se créée un courant ascendant à leur extrémité dont peut profiter son voisin de derrière s'il se place correctement. Et de fait on a mesuré en 2001 que les pélicans économisent 10 à 15% d'énergie lorsqu'ils volent en formation sous forme de V plutôt qu'isolément les uns des autres.

Malheureusement cette théorie n'explique pas tout. D'abord d'autres formations que celle "en V" permettent d'économiser autant sinon plus, par exemple celle en arc de cercle qui a l'avantage de moins fatiguer celui qui est devant. Ensuite plein d'oiseaux de proie volent en groupe désorganisé et pas du tout en V. Enfin, dans les vols en V de la vraie vie, les oiseaux ne sont pas placés comme il faut: s'ils avaient été un peu plus assidus à leur cours d'aérodynamique, ils pourraient économiser jusqu'à 60% d'énergie et non pas 15.

Pour expliquer les formations en V des oiseaux migrateurs, il faut donc aussi faire appel à des explications plus comportementalistes . Par exemple dans une tel configuration, dès que l'oiseau à la pointe du V passe derrière pour souffler un peu, le V se reforme très naturellement sur celui qui est juste derrière. De fait, ce sont plutôt des J que des V (mais les oiseaux sont notoirement analphabètes). L'autre avantage naturel d'une formation en V est qu'elle permet à chaque oiseau de garder un œil sur son voisin immédiat, situés selon un angle et une distance idéals pour détecter la moindre de ses réactions.

Pour les bancs de poissons, le même genre d'explications à base d'économie d'énergie de déplacement marche tout aussi moyennement: la théorie prédit que les poissons peuvent bénéficier de la "poussée tourbillonnaire" créée par la progression de ceux qui sont devant, en adoptant une formation en losanges respectant certaines proportions. Certes, les bancs de poissons sont bien structurés en petits losanges, mais les poissons ne respectent pas plus que les oiseaux les angles ni les distances prévus par la théorie. Par ailleurs on a de sérieux doutes sur l'effet réel des tourbillons après le deuxième rang de poissons.

Bref, les animaux sont plutôt nuls en mécanique des fluides et l'on est bien obligé d'aller chercher des explications plus convaincantes du côté de la biologie.

L'hypothèse comportementale
L'approche alternative, permise par les progrès de l'informatique, abandonne les grands principes globaux: on modélise chaque agent individuel (symbolisant un animal) sous forme d'une "particule" obéissant à des règles d'interactions très élémentaires et l'on fait tourner le modèle avec un grand nombre d'agents mis ensemble pour voir si on reproduit un comportement collectif observé dans la nature. Plutôt que de tenter d'expliquer le phénomène par une lois physique globale, on cherche d'abord à le reproduire avec des règles d'interactions simples et l'on réfléchit seulement ensuite à la signification -physique, biologique...- des règles qui donnent les meilleurs résultats. Ces simulations se montrent particulièrement instructives.

Une cuillérée d'alignement...
(Banc de poissons aux Seychelles, source: Rex/Sipa)
Dans le modèle le plus simple imaginé en 1995 et baptisé SPP (self propelled Particle) , la seule interaction entre agents est leur propension à s'aligner lorsqu'ils sont proches. Un peu fort comme hypothèse? Pas tant que ça pour les poissons dont la ligne latérale est l'organe de perception des mouvements dans l'eau. C'est donc en s'alignant avec ses voisins qu'un poisson est le plus sensible à leurs moindres changements de direction. La moindre perturbation se propage instantanément à tout le groupe qui change de direction à l'unisson pour échapper au danger.
C'est exactement ce que reproduit le petit modèle: si l'on introduit un prédateur quelque part dans le groupe, il peut dans certaines conditions se disperser extrêmement vite, ou encore tourner autour du prédateur pour se reformer derrière lui, à l'image d'une fontaine.

Mais le plus épatant dans ce modèle très élémentaire, c'est qu'il met en évidence des densités critiques, au-delà desquels on passe d'un désordre quasiment total à un groupe très fortement polarisé autour d'une même direction. A moyenne densité il arrive au groupe de changer brusquement d'orientation de temps en temps. La direction du groupe se stabilise à mesure que la densité augmente. On a observé les mêmes phénomènes avec des criquets enfermés dans un enclos:



On vient de découvrir le même phénomène de densité-critique avec les harengs: dès que leur densité atteint 0,2 poissons/m², une espèce de réaction en chaîne se déclenche qui donne naissance à un banc pouvant s’étendre sur des dizaines de kilomètres, parfaitement synchronisé en direction et en vitesse.

Une pincée d'attraction et un zeste de non-collision
Encore faut-il que le groupe reste groupé! Avec uniquement une tendance à l'alignement, toutes les simulations se terminent par la dispersion complète du groupe. En ajoutant dans le modèle une force d'attraction entre agents et en jouant sur son intensité, on obtient plein de nouveaux trucs intéressants et en particulier on met en évidence les trois types de formations collectives observées dans la nature:
  • A faible valeur d'attraction, la simulation fait émerger des groupes "lâches", sans forme et sans cohérence. Elle évoque une nuée de moustiques et est l'équivalent d'une phase "gazeuse".
  • A attraction moyenne, le groupe évoque un état "liquide": il est extérieurement structuré mais à l'intérieur la position des individus bouge constamment. A l'image des nuées de sauterelles ou d'étourneaux dont les réactions face à un prédateur évoquent des jets, des fontaines etc.
  • Pour une force d'attraction plus forte, le groupe devient plus dense et chaque individu garde dans le groupe une distance et un angle constants par rapport à ses voisins, comme dans un cristal: l'émergence très brutale du banc de hareng à partir d'une densité-seuil rappelle d'ailleurs étrangement un phénomène de cristallisation à température critique.
Reste à introduire dans le modèle une force de répulsion entre individus, si l'on veut éviter les carambolages. On a alors les trois paramètres -attraction à longue distance, alignement à moyenne distance et évitement des contacts- qui permettent de retrouver la plupart des caractéristiques des groupes d'animaux dans les airs ou dans l'eau. Par exemple en jouant uniquement sur la portée de la force d'alignement, on retrouve les formations tourbillonnantes typiques de certains bancs de poissons.. ou de certaines galaxies.


On peut jouer sur d'autres paramètres pour retrouver des différences de densité au sein du groupe, ou expliquer la forme généralement oblongue de certains bancs de poissons. Le problème est que ça marche trop bien: tous les modèles raisonnables donnent des résultats plausibles! Et l'on commence à peine à récolter des observations quantitatives suffisamment précises pour comparer la validité de tous ces modèles.


Et la biologie là-dedans?
D'un point de vue comportemental, c'est la vision latérale des poissons qui régule l'attraction et la répulsion. Les poissons aveugles dans un banc ont plus de mal à maintenir une distance constante avec leurs voisins (on n'a pas essayé avec les oiseaux!). C'est sans doute la latéralité de leur vision qui explique l'angle constant par rapport à leurs voisins immédiats. On peut d'ailleurs modéliser les effets de "fontaine" du groupe à l'approche d'un prédateur en supposant simplement que chaque agent fuit en gardant le prédateur au bord de son champ de vision.

Les poissons à l'école des fans
Reste une question à laquelle les simulations ne savent pas répondre: comment un banc de poisson choisit-il sa direction? On peut évidemment supposer qu'il suive un ou deux leaders sachant où trouver un casse-croûte. Mais sans leader, la "sagesse des foules" peut être parfois particulièrement efficace. Surowiecki, qui a inventé l'expression et en a tiré un livre en 2004, donne l'exemple de "Qui veut gagner des millions?": imaginez qu'arrivé à 400 000 euros, le candidat tombe sur une question particulière vache et qu'il lui reste deux jokers: l'expert et l'avis du public.
Quel joker va-t-il choisir?
Suppposons que dans l'audience:
- 14 personnes connaissent la bonne réponse et vont voter pour elle.
- 20 personnes peuvent éliminer deux réponses fausses: 10 vont choisir la bonne.
- 30 personnes peuvent en éliminer une: une sur trois (soit 10 encore) va tomber juste.
- 36 personnes n'ont aucune idée: une sur 4 (soit 9) va voter correctement.
Résultat: 43% vont voter correctement. En faisant confiance au vote du public, notre candidat est sûr de choisir la bonne réponse, alors qu'il n'y avait dans ce public qu'une personne sur 7 qui aurait pu jouer le rôle d'expert. Magique!


Bien sûr, on ne peut généraliser ce genre de conclusion, en particulier si une croyance fausse est très répandue dans le public ou si la nature de la question est plus complexe. Mais pour des choix très simples on peut concevoir que les regroupements animaux puissent réellement suivre des buts précis, sans avoir forcément de leader.

Et l'évolution là dedans? On ne peut que spéculer: les tenants de l'évolution à tout prix verront dans l'efficacité des structures collectives l'oeuvre de la sélection naturelle, qui aura éliminé progressivement les conduites individuelles amenant d'autres structures collectives. Par exemple, l'alignement avec ses voisins doit nécessairement être une interaction de courte portée, autrement le groupe réagirait très lentement si l'un des membres du groupe déviait à la vue d'un prédateur (ses voisins restant alignés sur le grand nombre de voisins n'ayant pas changé de direction).
Mais il y a d'autres caractéristiques des groupes, comme celle des tourbillons de poissons, qui n'ont pas vraiment d'incidence sur la vulnérabilité aux prédateurs ou la recherche de nourriture. On peut spéculer à l'envie sur l'avantage évolutif de telles structures, mais il n'est pas interdit de penser qu'il s'agit là de simples conséquences macroscopiques d'interactions individuelles efficaces au plan microscopique.

Je n'ai pas trouvé beaucoup de SF sur ce thème; dommage, ça pourrait faire un beau sujet: imaginez que dans un "super-organisme" constitué de millions d'insectes, émerge un jour une conscience propre. Le super-organisme serait alors immortel puisque les insectes qui les composent sont remplacés à mesure qu'ils meurent. Il pourrait se reproduire par simple clônage ou s'auto-dissoudre volontairement... Vite mon Baygon!

Sources:
- l'excellent article à paraître Moving together (pdf) Sumpter, DJT, Princeton University Press
- Emergent schooling behavior in fish , Gustav Olson 2008 qui fait le tour de plusieurs modèles
- Energetics of flying and swimming in formation , FE Fish (1999) qui s'essaie au modèle global de l'économie d'énergie
- Kin selection and reciprocity in flight formation, Andersson (2004) qui au contraire cherche à comprendre pourquoi ce modèle ne fonctionne pas toujours pour les oiseaux.
- Why do migratory birds fly in V formation , Scientific American, 2004

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A-côtés de la claque sur les applaudissements.
Billet classé (puissance) X sur l'origine des spirales dans la nature.