Ouh, casier chargé! "Couard", "glouton", "cruel", "idiot", "sale" et "puant": l'animal dit crocuta crocuta ou hyène tachetée traîne une sale réputation depuis des lustres. Une charognarde soupçonnée d'hermaphrodisme. Le diable en somme. Il suffit d’entendre son rire trop humain dans la nuit pour s’en convaincre. Et quand vous êtes recroquevillé dans votre tente igloo aux zips qui ferment mal, en plein milieu de la savane, le rire n'est pas forcément communicatif.
Et puis cette forme bizarre, avec des pattes arrières trop courtes qui lui donne une course pataude de dahut horizontal, ses oreilles de Mickey mité, son cou trop long : un mélange de chien, d’ours, de singe, de guépard et de girafe…
Il semble qu'il n'y ait eu que les Egyptiens pour le prendre en affection et l’élever comme animal domestique. D’ailleurs ils l’aimaient tendrement... puisqu’ils l’engraissaient pour la manger.
Aujourd’hui la hyène n’a toujours pas la cote. Essayez donc d’en trouver dans un zoo (j’exagère, on en trouvait dans onze zoos parmi les 164 que Gary Noble, du zoo de St Louis, a visités aux Etats-Unis). Pas d’association pour la préservation des hyènes. Pas UNE SEULE carte postale à leur effigie, alors que même ces abrutis de gnous jouent les vedettes dans les boutiques spécialisées. Et le Roi Lion de Disney n’a guère arrangé les choses.
La pauvre bête est-elle à ce point dé-hyénérée pour mériter tant de mépris? Reprenons un à un les chefs d'accusations...
Hy-hyène alimentaire
Gloutonne: oui, certes. C’est même probablement le plus gourmand des carnivores terrestres : chaque hyène tachetée est capable d’ingurgiter 10 à 20 kg de viande à chaque repas. Et vite en plus : en moins de trente minutes, un clan de deux douzaines de hyènes fait disparaître un zèbre adulte, selon le Dr. Laurence G. Frank de Berkeley. Il lui faut se dépêcher si elle ne veut pas se faire chiper son casse-croûte par les lions. Et puis c’est un bon nettoyeur, elle mange tout : la chair, les dents, la fourrure, même les os qu’elle broie et avale avec le reste. Elle en mange tellement que ses excréments sont facilement reconnaissables à leur couleur blanche.
Il faut dire que ses mâchoires sont surpuissantes: trois tonnes de pression au cm² ! A comparer avec les 150 kg au cm² du loup. Ca calme tout de suite.
Charognard? Bien sûr quand on a faim, on ne rechigne pas devant une belle carcasse faisandée, mais bon, les lions font pareil. Le zoologue Hans Kruuk a suivi des hyènes tachetées dans le Serengeti (Nord de la Tanzanie) et a montré que dans plus de la moitié des cas, les carcasses que se disputent les lions et les hyènes ont été tuées par des hyènes (et 33% par des lions, le reste étant tué par d’autres animaux). Pas besoin de compter pour s’en rendre compte: dans le cratère du Ngorongoro par exemple, qui abrite une variété incroyable d'animaux sur un territoire grand comme Paris intra-muros, les hyènes sont bien plus nombreuses que les lions, les guépards et les léopards. Impossible dans ces conditions de compter sur les félins pour nourrir tout le monde. En fait, la hyène est un excellent chasseur. Comme son coup de patte n’a évidemment pas la puissance de celui du lion, elle épuise sa proie en la poursuivant pendant des heures: une vraie marathonienne. Pour les gros gibiers, un gnou ou un zèbre par exemple, les hyènes chassent en meute très bien organisées, isolant, harcelant et terrorisant leur proie avant de lui faire un sort.
In-hyénieuse...
Idiote ? Certainement pas. Le Dr Kay E. Holekamp qui s’est intéressée au sujet leur a découvert une intelligence hors du commun. Elle a par exemple trouvé que les hyènes tachetées savent identifier à l’oreille chacune de leur congénère de meute. L'organisation sociale des meutes, extrêmement complexe, est bien plus proche de celle des primates que de celle des lions. Les meutes peuvent compter jusqu’à quatre-vingt individus selon une stricte hiérarchie sociale dans laquelle chaque individu connaît la place de chacun. Les rejetons héritent le niveau social de leur parents presque automatiquement. Comme chez les babouins, les alliances se font et se défont rapidement entre clans, que ce soit pour défendre un territoire ou conquérir le pouvoir. Cette complexité sociale semble étroitement corrélée au développement du cortex frontal de ces animaux: beaucoup plus développé chez les hyènes tachetées que chez les autres espèces de hyènes, dont les structures sociales sont beaucoup plus simples.
Les filles font la loi: grâce à un taux d'hormones masculines au moins aussi important que chez les mâles, les femelles sont plus lourdes et plus agressives et elles occupent les positions hiérarchiques les plus importantes.
Pour les nouveaux-nés, cette bizarrerie hormonale a de drôles de conséquences, d'autant que la gestation est particulièrement longue (110 jours soit deux semaines de plus que le lion par exemple). Durant sa longue incubation, le fœtus a le temps de mûrir: les bébés-hyènes (les hyénons?) naissent déjà grands, les yeux ouverts et avec toutes leurs dents. Comme ils ont reçu de fortes doses d'hormones masculines dans le placenta, ils comptent parmi les nouveaux-nés mammifères les plus agressifs, s’entredéchirent entre frères et sœurs, souvent jusqu’à la mort.
Les petits dépendent du lait de leur mère durant au moins un an, un record pour des mammifères de cette taille. Après le sevrage, ils comptent encore longtemps sur elle pour se servir, lors des festins collectifs. C'est peut-être grâce à cette longue dépendance que les règles sociales se transmettent aussi bien entre générations...
Un drôle d'appareil hyé-nital...
Hermaphrodite? C'est vrai que l'apparence sexuelle des hyènes est probablement leur trait le plus étonnant. Impossible de distinguer à l’œil nu le sexe d’une jeune hyène: le clitoris de madame est exactement de la même taille et au même endroit que le pénis de monsieur. Il entre fréquemment en érection et pour parachever le tout, les lèvres vaginales sont soudées à la base et forment un renflement qui ressemble étrangement à des testicules. La confusion est totale, d’autant que l’orifice génital se réduit à une toute petite ouverture au sommet du clitoris. A mesure que la femelle se développe, cette fente s’allonge progressivement -il faut bien qu’elle puisse s’accoupler et mettre bas. Lorsqu’elle allaite, ses tétines poussent et la voilà un peu plus féminine : on comprend que les premiers observateurs aient pu croire qu'un même animal changeait de sexe au cours de sa vie.
La raison d’une telle ressemblance reste une énigme pour les biologistes : l’évolution a-t-elle favorisé ce type de ressemblance entre mâles et femelles ? Pour quel avantage évolutif, sachant que cette drôle de morphologie pose un vrai problème: au moment de sortir de l'utérus, les nouveaux-nés déchirent au passage le clitoris et beaucoup meurent étouffés dans ce pseudo-pénis trop étroit.
Les tenants du "tout-adaptatif" ont proposé de nombreuses hypothèses pour justifier l'intérêt direct de cette ressemblance. L'éthologue Kruuk pensait dans les années 70 que ces similitudes servaient de signal de reconnaissance lors du rituel de rencontre entre animaux de clans différents. Une autre hypothèse serait que les voies génitales internes de la femelle, particulièrement tortueuses forment un véritable labyrinthe dans lequel seul le sperme le plus vaillant est capable de se frayer un chemin jusqu'à l'ovule. Une espèce de sélection naturelle spermatique en somme.
D'autres biologistes supputent que les femelles seraient moins susceptibles d’être agressées par d'autres rivales, leurrées par ces attributs masculins. Bref ça élucubre beaucoup du côté des chercheurs, sans qu'on ait le moyen de vérifier quoique ce soit.
Face à ces orthodoxes de la sélection naturelle, façon Dawkins, le vénéré Stephan Jay Gould a résumé et défendu une autre thèse: la ressemblance ne serait qu'un produit dérivé d'une particularite hormonale qui, elle, est adaptative. Petit détour par l'embryogenèse: lors du développement fœtal des mammifères, les mêmes ébauches d’organes génitaux externes se développent différemment chez le mâle et chez la femelle sous l’action des hormones. Les deux lèvres qui chez la femelle terminent le vagin, se replient et se soudent sur elles-mêmes chez le mâle pour former le scrotum. Le même organe se développe tantôt en clitoris, tantôt en pénis. Or chez les hyènes, il y a autant d’hormones masculines chez les femelles que chez les mâles et ces hormones passent la barrière placentaire: pas étonnant du coup que les appareils génitaux des deux sexes se ressemblent comme deux gouttes d’eau.
Pour Gould la cause est entendue:
"On peut envisager un autre scénario, beaucoup plus vraisemblable à mon sens. Je ne doute pas que la particularité fondamentale de l’organisation sociale chez les hyènes –grande taille et dominance des femelles- soit une adaptation à quelque chose. Le moyen le plus aisé de parvenir à une telle adaptation serait une augmentation marquée de la production d’hormones androgènes par les femelles [avec] des conséquences automatiques –parmi celles-ci, un clitoris péniforme et un faux scrotum. Une fois que ces effets sont là, ils peuvent acquérir, par évolution, une utilité comme pour le rituel de rencontre. Mais leur utilité actuelle ne doit pas sous-entendre qu’ils ont été directement mis en place par la sélection naturelle dans
le but qu’ils remplissent à présent."
Organismes hyén-étiquement modifiés
C'est une illustration de sa théorie de l'exaptation, où les organismes vivants exploitent leurs particularités physiques en y adaptant leur modes de vie (le fameux pseudo-pouce du Panda par exemple, utilisé pour manger commodément les pousses d'eucalyptus):
"Nous n’habitons pas un monde perfectionniste où la sélection naturelle examinerait impitoyablement toutes les structures organiques et les modèleraient en vue de leur utilité optimale (...) Dans de nombreux cas les voies de l’évolution traduisent des modes héritées plus que des exigences du milieu. Ces héritages imposent des limites, mais ils peuvent également offrir des occasions nouvelles. Un changement génétique potentiellement mineur – l’élévation du taux d’androgènes dans le cas présent – s’accompagne d’une foule de conséquences complexes et non adaptatives. La flexibilité essentielle de l’évolution pourrait bien découler de sous-produits non adaptatatifs permettant occasionnellement aux organismes de se développer dans des directions nouvelles et imprévisibles (...) On pourrait dire que l’évolution est 'l’art de transformer le possible.' "Je dois avouer ma préférence pour cette vision, remettant le rôle actif des organismes vivants au cœur des mécanismes de l'évolution. Malheureusement pour ce qui concerne les hyènes, il faut bien admettre que l'hypothèse de l'héritage non adaptatif est mis à mal par les récentes expérimentations:
‘Even when pregnant female spotted hyenas are treated throughout pregnancy with drugs that block the action of androgenic hormones on the fetus, each female offspring of these treated females nevertheless develops a full-size pseudopenis (Drea et al 1998).'Autrement dit, lorsqu'on diminue artificiellement le taux d'hormones masculines dans le placenta, les nouveaux-nés femelles continuent de présenter des pseudo-penis, ce qui contredit l'hypothèse de Gould: les théories hyé-niales ne s'appliquent pas partout...
Allez, pour vous consoler, je vous recommande la superbe galerie photo de Mark Holdefehr, sur la Tanzanie.
Quelques références sur les hyènes:
Le Hyaena Specialist Group website, véritable mine d'informations
Cet article du NY Times (mars 2008) sur la vie sociale des hyènes
Sexual Mimicry in hyenas, Muller & Wrangham (2002) sur l'origine adaptative ou non de la ressemblance entre mâles et femelles
Quand les poules auront des dents, Stephan Jay Gould