Le même test a été réalisé avec des des personnes saines, auxquelles on présentait des images subliminales. L'imagerie cérébrale a montré que notre amygdale cérébrale -le centre primitif de nos émotions- s'affole littéralement en présence de visages effrayés même quand on ne les voyait pas consciemment.
Quand le blanc de l'oeil fait peur
Vous aurez sans doute deviné que c'est encore un coup de notre petit colliculus qui, à l'affût du moindre danger, alerte directement l'amygdale cérébrale, comme une vigie qui sonne l'alarme dès qu'elle repère un truc suspect.
Mais qu'est-ce qui dans un visage effrayé provoque précisément cette alarme? On s'est sont rendu compte que ce sont les yeux écarquillés qui nous font réagir. Et plus précisément la détection de grands "blancs de l'oeil" au milieu du visage.
Les yeux dans les yeux
Dans la vraie vie, quand vous regardez un visage, votre cerveau met en route la zone impliquée dans la reconnaissance des formes - celle des visages, mais aussi des objets, des mots (voir ce billet précédent) etc. Si tout à coup la personne en face vous regarde dans les yeux, ce contact visuel active immédiatement votre amygdale cérébrale qui attribue alors une émotion face à ce signal -alarme, trouble ou plaisir.
Comme le dit Alain Berthoz, du Collège de France, échanger un regard suffit à introduire l'autre dans son monde affectif, dont l'amygdale cérébrale est le siège. Cela expliquerait pourquoi les autistes, si peu à l'aise avec leurs propres émotions évitent de croiser le regard des autres. Et aussi pourquoi chez tous les mammifères, le contact visuel est un langage aussi universel - signe de bravade ou de provocation entre deux individus du même sexe, ou expression du désir sexuel entre mâle et femelle.
Nos codes de bonne conduite ont hérité et transposé ces règles naturelles, interdisant aux enfants de soutenir le regard des adultes et défendant aux jeunes filles rangées de croiser le regard des hommes. La tradition culturelle a si bien relayé l'inné qu'on ne sait plus très bien distinguer la part d'instinct et d'éducation qui nous fait aujourd'hui détourner notre regard de celui de l'autre au bout d'un instant. Sauf quand on flirte ou qu'on défie ouvertement son adversaire, comme en 2007 lors de cette fameuse rencontre entre la France et la Nouvelle-Zélande. Les amygdales ont dû chauffer pendant ce fameux Haka!
Mais le regard direct de l'autre n'est pas toujours synonyme d'agression ou de désir sexuel, bien sûr. Outre l'amygdale- on a découvert qu'il stimule toute la partie "sociale" de notre cerveau, impliquée dans la reconnaissance du visage, la détection d'intention, la direction du regard etc. Pas trop appuyé, c'est un élément indispensable de notre socialité. Un contact visuel léger est par exemple un préalable nécessaire pour que deux personnes face à face soient attentives l'une à l'autre. On a ainsi découvert qu'à six mois les bébés ne suivent le regard d'un adulte que si celui-ci a préalablement établi un contact visuel avec eux. Ou encore, on a montré qu'on retient plus facilement les visages avec lesquels on a échangé un regard: est-ce lié au fait que la mémoire est stimulée par l'émotion qu'a créé le contact visuel?
Détecteur de regard
Le regard de l'autre est tellement essentiel à notre socialité qu'on 'sent' instinctivement quand on nous regarde. Et on trouve en général assez facilement qui vous regarde, même s'il est au milieu de plusieurs personnes. Cette aptitude à identifier qui nous regarde apparaît chez les nourrissons dès les premiers mois, sans qu'on sache encore très bien d'où elle vient.
Les yeux nous parlent
Si l'on est aussi sensible socialement au regard des autres, c'est aussi parce qu'il porte une grande part de notre communication non-verbale:
1) La présence des yeux permet de différencier un visage de tout autre objet. Les chercheurs ont montré que de tout jeunes nourissons savent détecter un visage sur la base des trois zones obscures disposées en triangle que forment les yeux et la bouche.
Ce résultat m'intrigue quand même. N'aurait-on pas eu un résultat similaire si l'on n'avait gardé que les deux tâches des yeux, sans la bouche? Vous pouvez prendre n'importe quelle forme géométrique, vous lui ajoutez deux yeux et hop! ça devient vivant comme par magie.
<- Pas besoin ni de nez, ni de bouche pour que ça marche! D'ailleurs, regardez comment les enfants dessinent leurs premiers visages en maternelle: ils commencent le plus souvent par d'immenses yeux qui mangent la moitié du visage. Adultes, on se prend à voir des visages sur la lune, les nuages ou les rochers dès qu'on a imaginé où étaient les yeux... 2) Nos yeux sont la partie la plus expressive du visage, capables d'exprimer sans tricher toutes les nuances de nos émotions -peur, joie, fatigue, colère...
Une paire d'yeux suffit à donner la vie et le caractère d'un personnage ->
Allez trouver une autre partie du corps qui puisse en faire autant!
3) Enfin, le regard de l'autre est une invitation à regarder dans la même direction, avec plus de discrétion et de rapidité que s'il pointait un doigt ou bougeait la tête. Notre réflexe de regarder là où l'autre regarde a sans doute été évolutivement une question de survie. Au temps des premiers hominidés ce n'était pas avec nos ongles et nos quenottes que l'on aurait pu se défendre efficacement contre les prédateurs; l'évolution a pu favoriser l'attention au regard de l'autre qui permet de réagir collectivement très vite.
Chez l'homme, la sclère ose!
La comparaison de nos yeux avec ceux de nos cousins primates appuie sérieusement cette hypothèse: l'homme est le seul primate à avoir l'oeil bien blanc autour de l'iris. La plupart des singes ont une "sclère" (c'est comme ça que ça s'appelle) plutôt marron foncé:
Ce manque de discrétion est d'autant plus marqué que nous avons la plus grand sclère -proportionnellement à la taille de l'iris- du monde des primates!
On a donc pas mal d'arguments pour supposer que l'évolution a privilégié une visibilité maximale de notre œil et de la direction de notre regard. Au passage, on a aussi découvert que nous avons l'œil plus allongé horizontalement que n'importe quel primate. On peut imaginer que cette forme est adaptée aux terrains découverts qui exigent un grand angle de vision, alors que nos cousins primates vivent plutôt sous couvert?
Comment rendre un regard humain, affolant ou... affolant.
Bon, maintenant que vous savez tout sur la sclère, vous vous êtes bien rendu compte que je trichais un peu avec mes dessins. Certes, deux yeux suffisent à transformer n'importe quoi en visage humain, mais vous comprenez maintenant que le blanc des yeux fait la moitié du boulot! Dans tous les dessins animées, le héros a l'air humain parce qu'il a les sclères blanches:
<- C'est à mon avis à cause de ce blanc de l'œil qu'on n'arrive pas à voir dans les guerriers de la Planète des singes autre chose que des hommes déguisés, malgré la qualité extraordinaire de leur maquillage.
A l'inverse, une sclère colorée ou foncée est un truc classique du cinéma pour rendre des monstres encore plus effrayants ->
Quand il s'agit non plus de faire peur mais au contraire d'aiguiser son sex appeal, rien ne vaut une sclère bien blanche et une pupille dilatée, signe que l'on éprouve soi-même un désir ou un émoi particulier. Pour se faire un regard plus troublant, les belles italiennes de la Renaissance se mettaient des gouttes de Belladone dans les yeux. Cette plante est un poison puissant mais à faible dose elle a la propriété de dilater les pupilles. Son nom ("Belle dame" en italien) vient justement de cette pratique à laquelle on a maintenant montré que les hommes sont bel et bien sensibles.
Bref, le regard est le seul signal visuel capable à partir de trois fois rien -deux disques blancs avec un disque foncé au milieu- de déclencher une telle avalanche de réactions dans notre tête: détection, identification, émoi, peur, agressivité, désir sexuel... Plus fort que la madeleine de Proust! Croiser un regard suffit à réveiller les réflexes du primate tapi au fond de notre inconscient. Finalement, plutôt qu'un miroir de l'anima -l'âme en latin- l'œil n'est-il pas surtout le miroir de l'animaL qui sommeille en nous?
Sources et références:
La conférence d'Alain Berthoz sur le thème "Le cerveau et le rugby" (conférence de l'ENS, 2007) très intéressante et accessible.
The eye contact effect: mechanisms and development, de Senju and Johnson (Trends in Cognitive Science, Mars 2009)
Unique morphology of the human eye and its adaptive meaning, de Kobayashi & Kohshima (Journal of Human Evolution, 2001) qui compare notre oeil à celui des autres primatesIs anyone looking at me? de Senju (Brain and Cognition, 2008) sur la détection du regard chez les enfants autistes ou n
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