mardi 13 octobre 2009

Clins d'oeil et écran noir

En lisant cette phrase vous l'avez déjà fait une ou deux fois minimum sans vous en rendre compte. De quoi je parle? Hop! Encore une nictation. Nicta-quoi? Clignement des yeux en français. Je vous emmène cette semaine découvrir les mystères de ce petit réflexe d'apparence anodine...

Au fait à quoi ça sert de cligner des yeux? Il paraît que ça permet d'humidifier l'œil. A moins que vous ne soyez un hamster ou une tortue -qui arrivent à cligner des deux yeux séparément- vos deux paupières sont normalement synchronisées. Comme des petits essuie-glace, elles étalent les larmes sur la surface de votre globe oculaire et le maintiennent constamment lubrifié. Si vous clignez trop rarement des yeux, par exemple lorsque vous lisez ou que regardez longtemps un écran d'ordinateur, votre rythme de clignement peut être divisé par cinq et votre œil moins humecté se fatigue.

Le problème avec cette explication c'est que les bébés clignent seulement deux fois par minute contre dix à quinze fois par minute pour les adultes et ça n'a pas l'air de leur poser de problème. Est-ce parce qu'ils exposent à l'air une moindre surface d'œil que les adultes? Ou bien qu'ils dorment plus (les yeux fatigués sont plus facilement secs)? Et comment expliquer que le perroquet cligne des yeux 26 fois par minute, et l'autruche une seule fois?

Si la lubricité lubrification des yeux était la seule explication aux clignements, leur fréquence devrait varier selon le taux d'humidité de l'air. Or on cligne certes plus souvent des yeux quand l'air est sec, mais quand il fait très humide (dans un sauna par exemple), on cligne exactement à la même cadence qu'en temps normal. Il y a donc sans doute une autre explication à ces clignements, mais laquelle?


(source: Wikipedia)

Il n'existe pas de "blinkologist" ni de clignotologue (en français) à qui poser la question, mais ça n'empêche pas des gens très bien d'avoir réfléchi à la question; Walter Murch par exemple, qui n'est ni neurologue ni médecin mais monteur-réalisateur à Hollywood. On lui doit le montage d'Apocalypse Now ou du Parrain. Murch raconte dans le podcast de Radiolab l'étrange découverte qu'il fit, un soir qu'il travaillait tard sur le film "Conversation secrète" de Coppola:

Il était en train de monter une scène dans laquelle le héros -Gene Hackman - était lui-même en train d'essayer de décoder une conversation enregistrée. Il eut soudain l'impression que Gene Hackman "coopérait" en quelque sorte à son propre travail de montage, dans une sorte de jeu de miroir entre lui et la scène qu'il montait. Délire de fatigue, sans doute... Sauf qu'il se rendit compte qu'effectivement chacune de ses coupes correspondait pile-poil au moment où l'acteur clignait des yeux dans la scène... Avait-il découvert une nouvelle forme inconsciente de communication? Cligner des yeux signalerait-il la fin d'une scène importante?

Pour en avoir le coeur net, des chercheurs japonais ont équipé des volontaires avec de petites électrodes sur les paupières. Chaque fois que l'un d'eux cligne des yeux ça "bipe" sur l'écran des chercheurs. Les participants ont ensuite été installés dans une salle de ciné où on leur a passé le film "Mr Bean" trois fois de suite. Nos chercheurs ont découvert des trucs ahurissants -en dehors du fait que l'effet comique de Mr Bean diminue étonnamment vite dès la deuxième rediffusion:

1) Durant les trois diffusions, une même personne cligne à peu près toujours aux mêmes moments du film.
2) Dans la salle, les spectateurs synchronisent spontanément leurs clignements d'yeux. Quand vous regardez un film et que vous clignez des yeux, un tiers de la salle cligne en même temps que vous!

Ce clignement à l'unisson est manifestement lié à l'histoire racontée dans le film, puisque il n'a pas lieu si on passe des images d'aquarium au lieu d'un film. On a observé que la plupart des gens clignent des yeux aux passages où la tension se relâche temporairement: lors d'un plan fixe et sans action, quand une porte finit de se fermer etc. Sans doute, quand on est immergé dans un film, choisit-on inconsciemment ces moments de faible intensité dramatique pour relâcher son attention et lubrifier ses mirettes? On finit ainsi par se synchroniser avec l'histoire, par faire littéralement corps avec elle.
Je me demande si certains réalisateurs espiègles, genre David Lynch, ne profitent pas de ces instants du film où tout le monde cligne des yeux, pour glisser malicieusement des plans importants dont personne ne se rend compte, histoire de perdre un peu plus le spectateur dans son histoire...

Tout ça n'explique toujours pas pourquoi on doit cligner des yeux aussi souvent. Une hypothèse serait que l'on ne peut intégrer l'information que par morceaux, sous forme de petites séquences mémorisables par notre cerveau. Cligner des yeux permettrait en quelque sorte de "digérer" un bout d'information, un peu comme la sauvegarde automatique d'un traitement de texte suspend de temps en temps son fonctionnement pour enregistrer les dernières modifications. Nos clignements seraient donc une forme de ponctuation de notre pensée comme l'histoire de Walter Murch le suggère? Cette hypothèse expliquerait pourquoi on papillonne des paupières quand on est stressé, ému ou surpris. Cligner des yeux serait une manière de digérer une émotion forte. A l'inverse, quand on est très calme, que son esprit vagabonde ou qu'on est fatigué, on a l'œil fixe et l'on cligne plus rarement.

L'analogie avec la sauvegarde automatique d'un programme a heureusement ses limites. Autant il peut arriver qu'on perde une saisie informatique à cause d'une sauvegarde en cours, autant on ne perçoit jamais de "trou" dans le film de notre vision malgré nos clignements. Comment notre cerveau parvient-il à éviter que l'on ne prenne conscience de l'obscurité qui envahit par intermittence notre champ de vision?

Des chercheurs ont percé à jour le mystère, grâce à un
dispositif astucieux éclairant la rétine depuis l'intérieur de la bouche, donc insensible aux clignements des paupières (source: ici). L'observation de l'activité cérébrale de volontaires équipés d'un tel appareil a montré que les aires visuelles s'interrompent complètement pendant la durée du clignement des yeux! Pendant un instant, elles se mettent en pause, ne percevant plus la lumière du dispositif. Dans la vie de tous les jours, cette brève interruption de fonctionnement nous empêche de percevoir le "black-out" de nos paupières qui se ferment, et nous évite la pénible sensation de regarder une scène sous une lumière stroboscopique.

Comme notre cerveau est par ailleurs capable d'extrapoler entre l'image d'avant le clignement et celle d'après, il nous donne l'illusion d'un raccord parfait. Heureusement! Parce qu'à raison de dix à quinze clignements par minute de chacun 100 à 150 msec, on rate environ trois minutes d'un film de deux heures. Et si on vit 80 ans, notre cerveau arrive à nous faire passer pratiquement 2 années pleines les yeux fermés, sans même qu'on s'en rende compte! Notre cortex mériterait largement l'oscar du meilleur monteur.

Sources:
L'excellent podcast "blink" de WNYC radiolab
In the blink of an eye, le livre de Walter Murch
Synchronization of spontaneous eyeblinks while viewing video stories (Tamami Nakono et al, 2009): l'étude sur les spectateurs d'un film.
Cligner des yeux déconnecte partiellement le cerveau (Techno-science.net, 2005)
Wikipedia en anglais

Billets connexes:
Réflexe photo-sternuatoire (euh... à vos souhaits!): sur l'autre truc qu'on fait à grande vitesse: l'éternuement
A-côtés de la claque: un autre exemple de synchronisation inattendu dans une salle de spectacle.