La musique est "la langue des émotions" par excellence. Pour vous en persuader, soit vous lisez Kant (bon courage...), soit vous allez au cinéma: la musique y est l'ingrédient essentiel des scènes fortes, qu'elles soient tristes, angoissantes ou joyeuses. Je vous laisse imaginer ce que donnerait la scène de la douche dans Psychose avec la musique des Looney Tunes en fond sonore. En y réfléchissant, j'ai même du mal à imaginer un moment d'émotion collective -cérémonie, rencontre sportive, spectacle- qui ne soit pas baigné dans un fond musical à un moment ou à un autre. On célèbre en musique, toujours et partout. Pourtant la manière dont la musique est capable d'influencer nos émotions n'a intéressé que très récemment les scientifiques. Alors que l'on sait depuis longtemps que les expressions du visage sont un langage émotionnel universel -quand il exprime la joie, la douleur, la colère, etc- on est encore loin d'avoir fait le tri entre ce qui relève du culturel et du biologique dans nos émotions musicales. Je vous propose ce coup-ci une nouvelle série consacrée à cette question...
Effets de mode ou tempo?
On a coutume de dire que le mode mineur (qui donne sa sonorité au blues par exemple) évoque plutôt une certaine douceur nostalgique, alors que la gamme majeure donne plutôt une musique gaie (Mozart et une bonne partie de la musique pop). Un exemple en musique pour illustrer:La réalité est un tout petit peu plus compliquée car par exemple un morceau est toujours plus gai quand il est joué rapidement que lorsqu'il est exécuté lentement, et ceci quel que soit le mode, mineur ou majeur. Ecoutez par exemple comment on rend plus allègre un extrait en mode mineur (la démonstration est d'Emmanuel Bigand, du Collège de France):
un morceau en mode majeur (rythme lent):
le même morceau en mineur: un peu plus mélancolique
Si on accélère un peu le tempo, même en mode mineur le passage paraît plus gai:
Ces effets de mode (jeu de mots!) et de tempo sont-ils universels ou liés à notre culture musicale? Pour y voir clair, on a fait le même bricolage sur une sélection d'extraits musicaux particulièrement joyeux ou tristes et fait écouter toutes ces combinaisons à des volontaires. Dans une première expérience, on a comparé les réponses d'adultes et d'enfants (canadiens) puis celles de canadiens (adultes) et de chinois peu habitués à la musique occidentale.A chaque fois, les participants devaient indiquer si l'extrait qu'ils entendaient exprimait la joie ou la tristesse.
Résultat des courses: le tempo semble être un indicateur émotionnel universel, puisque tout le monde y est sensible, y compris des enfants dès l'âge de 5 ans. Par contre les résultats pour la tonalité majeure/mineure sont plus ambigus. D'un côté les enfants occidentaux n'y sont sensibles qu'après 6 ans, ce qui laisse penser à une habituation culturelle. Mais par ailleurs, les adultes chinois y sont tout aussi sensibles que les canadiens alors qu'ils ne sont que peu exposés à la musique occidentale. Etrange non?
Paroles et musique
Et si l'habituation à la tonalité provenait d'autre chose que de la musique instrumentale? Je vous propose une piste d'explication radicalement différente, vous me direz ce que vous en pensez. La première des musiques auxquelles est exposé un bébé n'est pas celle des berceuses mais belle et bien celle de la langue parlée. Diana Deutch (la grande spécialiste des illusions auditives dont j'ai déjà parlé dans un précédent billet) s'amuse à attraper la musicalité des morceaux de phrase qu'elle entend autour d'elle. Et quand on écoute bien, notre prosodie est une vraie musique!
Voici par exemple une phrase qu'elle avait enregistrée pour son CD de démonstration (en français, elle dit simplement "Les sons tels que vous les percevez, sont non seulement différents de la réalité, mais ils se comportent parfois tellement bizarrement que c'en devient incroyable").
Mis en boucle, les mots "sometimes behave so strangely" sonnent comme une petite comptine très entraînante!
Maintenant que vous êtes habitué à cette mélodie, je vous invite à réécouter la phrase initiale: vous ne pourrez pas vous empêcher d'entendre la comptine à la place de la phrase parlée!
Bref, on chante quand on parle et la prosodie est une vraie mélodie! Je suppose que c'est vrai dans toutes les langues, mais plus particulièrement en anglais: est-ce pour cette raison que la Grande-Bretagne est le berceau de la musique pop? Toujours est-il que dès la naissance, les bébés sont exposés à la musicalité de la langue parlée. Reste à savoir si cette prosodie obéit à des règles musicales universelles?
Le langage naturel qu'on parle aux bébés
Ca ne vous a jamais frappé, vous, que les adultes parlent aux bébés de manière très bizarre? En parlant de façon aiguë et en exagérant beaucoup les intonations de la voix -"Bonjoûûûûûûr le bébéééééééééééééé! Qu'il est mignoooooooonnnn!". En visitant une maternité allemande accueillant des femmes de toute les nationalités, Anne Fernald, de l'Université de Stanford s'est rendu compte que toutes les mamans du monde utilisent les mêmes "motifs mélodiques" pour parler à leur nourrisson. Les mots changent, mais l'intonation, elle, reste la même quelque soit la langue maternelle. Il y a une certaine universalité dans le "parler bébé" qui permet aux tout-petits de saisir facilement l'intention de celui qui leur parle. Ecoutez par exemple comment on félicite un bébé:
- en hindi:
- en portugais:
Dans toutes les langues, la félicitation commence par un son très haut perché qui descend ensuite. Comme ceci:
Anne Fernald a identifié trois autres motifs typiques dans cette prosodie-pour-bébés:
- celle pour interdire quelque chose, pour dire stop, et qui ressemble à un staccato:
- celle qui console -un son bas et prolongé:
- celle qui sert à pour attirer son attention (un son court et montant dans les aigus)
Si toutes les mamans ont les mêmes intonations pour exprimer les mêmes états émotionnels, je me dis qu'il faut peut-être rechercher de ce côté-là l'explication à l'habituation universelle à la tonalité majeure ou mineure: un enfant habitué à être consolé avec une prosodie en mode mineur associera naturellement ce mode à des états de tristesse, de douceur ou de consolation. Et pareil pour un mode majeur rattaché systématiquement à des félicitations, des encouragements, etc.
Dès leur naissance, les bébés apprendraient ainsi à décrypter les émotions de l'autre, grâce à la musicalité (et au tempo, au volume etc) de la parole. Cette formation prémusicale pourrait expliquer qu'à partir d'un certain âge ils sachent très facilement décoder les émotions d'une musique qui suivrait les mêmes codes que cette prosodie. Même sans avoir été habitué à ce genre de musique!
A l'appui de cette hypothèse, une étude statistique faite en 2003 sur plusieurs langues (farsi, tamoul, anglais et mandarin) montre à quel point les gammes et les consonances musicales sont directement influencées par la prosodie du langage parlé. De même des chercheurs du Neuroscience Institute de San Diego ont montré (toujours avec des méthodes statistiques) à quel point la différence de "dynamique" entre l'anglais et le français se reflète directement dans les styles musicaux de Debussy et d'Elgar. Ce qui suggère que les musiciens intériorisent les structures du langage parlé et les appliquent dans leurs compositions musicales.
Bien entendu, il n'y a pas que le mode mineur ou majeur et le tempo qui nous fassent de l'effet. Le plus étonnant dans l'expérience citée plus haut, c'est qu'une grande majorité de participants, même chez les plus jeunes, arrivent encore à évaluer correctement l'émotion musicale une fois qu'on a changé à la fois le tempo et la tonalité. Il y a manifestement des trucs supplémentaires dans la musique qui nous transmettent de l'émotion. Je vous réserve ça pour le prochain billet!
Sources:
La conférence d'Emmanuel Bigand au Collège de France, en 2008
Luc Rousseau, La musique, "langage universel des émotion", un adage fondé?
Le site de Diana Deutsch avec plein d'illusions sonores rigolotes
Les publications d'Anne Fernald sur le développement linguistique des bébés
Les extraits sonores sont tirés du podcast de Radiolab sur le thème du langage musical (2006)
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