samedi 21 avril 2012

La géométrie des équations (2/2)

Part 2: Résoudre c’est dévisser!

On a vu dans l’épisode précédent que trouver les racines d’un polynôme se fait en jouant sur les « symétries » de ses racines, en regardant ce qui se passe quand on les « étiquette » de toutes les façons possibles. Ces symétries renvoient à leur tour à des figures géométriques particulières: deux points en miroir pour le second degré, un triangle équilatéral pour le polynôme du troisième degré. Le génie de Galois a été de montrer que cette correspondance est en fait générale: résoudre une équation revient à décomposer sa figure géométrique caractéristique en symétries élémentaires. Les choses commencent à devenir vraiment intéressante pour le quatrième degré…

Le tétraèdre est soluble dans un rectangle (et un triangle)

La figure associée à un polynôme du quatrième degré est cette fois un tétraèdre, dont les sommets (a,b,c,d) représentent les racines (r1,r2,r3,r4). Il y a trois types de transformations qui laissent le tétraèdre invariant:

– Les symétries autour des trois médiatrices du tétraèdre forment (avec l’identité) un sous-groupe de quatre transformations qui transforment abcd en badc, cdba et dcba.
– Les trois rotations autour d’un des sommets forment un deuxième type de sous-groupe (composé par exemple de abcd, acdb et adbc). Il y a quatre tels sous-groupes de rotations (un par sommet).
– Chaque transposition de deux sommets deux à deux forme un sous-groupe de deux éléments (par exemple abcd et abdc): il y a 6 sous-groupes de transpositions (un par arête).

Au total  il y a donc 24 façons de placer les racines sur les 4 sommets du tétraèdre (4 x 3 x 2=24) et ces 24 dispositions s’obtiennent géométriquement en combinant le sous-groupe des symétries autour des médiatrices (4 dispositions), avec un sous-groupe des rotations autour d’un sommet fixé (3 éléments) et une transposition simple (2 éléments):

Cette décomposition peut s’exprimer encore plus simplement. On a vu dans le dernier billet que trois rotations combinées à une transposition forment exactement le groupe des symétries du triangle. Quant aux symétries axiales autour des médiatrices du tétraèdre, bizarrement elles correspondent aux symétries d’un rectangle (qui elles aussi forment un groupe):

En termes de symétries,  notre tétraèdre est donc symboliquement le « produit » d’un rectangle par un triangle!

Elle est pas belle ma formule?

Dissiper progressivement l’ambiguïté entre les racines

Je n’ai encore jamais vu écrit ça dans les bouquins, sans doute parce qu’une telle formule pourrait laisser croire que le produit de ces transformations est commutatif ce qui n’est pas vrai: la combinaison d’une symétrie et d’une rotation varie selon l’ordre dans lequel on fait ces opérations. Tant pis, je m’y risque quand même car la résolution de l’équation du quatrième degré revient précisément à « diviser » la symétrie du tétraèdre par une succession de transformations élémentaires. On résout l’équation en « dévissant » (la formule est de Norbert Verdier [1]) les groupes de symétries enchâssés les uns dans les autres.

A mesure qu’on retire des symétries, on cerne de mieux en mieux l’identité des racines, un peu à la manière dont on comprend qui est Juan Lopez Fernandez à partir de son nom complet en Espagnol: on commence par situer sa famille (Lopez) qui comprend tous ses cousins, frères et soeurs, puis on isole sa fratrie par le nom de sa mère (Fernandez). Enfin son prénom Juan le distingue de ses frères.

Les quatre étapes de la résolution algébrique (détaillées dans le dernier billet) reviennent à effectuer les opérations symboliques suivantes, en commençant par la droite:

 
– Etape 1: on « divise » le tétraèdre par les trois rotations. De là « naissent »  A, B et C (racines cubiques d’un polynôme auxiliaire de degré 3), les « noms de famille » des racines en quelque sorte. [Pour mémoire  A=r1 r2+ r3r4 par exemple]
– Etape 2 et 3: on supprime les symétries du rectangle en divisant le résultat obtenu par deux symétries axiales. Des deux polynômes auxiliaires correspondant jaillissent les six paires de racines-jumelles, qui sont en quelque sorte le nom maternel des racines [r1 r2 par exemple ou bien r3r4].
– Etape 4: la suppression de la dernière symétrie axiale donne un prénom à chaque racine (par exemple r1) qui la distingue de sa soeur jumelle (par exemple r2).

Bon mon analogie avec Juan Lopez Fernandez a des limites parce qu’en algèbre chaque racine est jumelle de toutes les autres, selon la façon dont on les considère, mais vous voyez l’idée: on réduit progressivement « l’indiscernabilité » de chaque racine par rapport aux autres en retirant une après l’autre les relations qui la lient à ses copines. On se croirait dans un essai de René Girard, et sa théorie mimétique!

Cette place centrale donnée à la symétrie dans les équations est sans doute ce qui fait le charme de la « théorie de l’ambiguïté » de Galois. Elle illustre à merveille cette définition de la symétrie que proposa le mathématicien Hermann Weyl: « cette sorte d’harmonie entre les diverses parties grâce à quoi elles s’intègrent dans un tout: la beauté est liée à cette symétrie-là ».

Allez, vous avez bien mérité un petit clip pour digérer tout ça (et même si vous ne comprenez pas l’Allemand, on en a Cure…):



Le dodécaèdre (5eme degré) ne se divise pas

Un dodécaèdre (source Wikipedia)

Que se passe-t-il pour une équation de dégré 5? Ce genre d’équation a en général 5x4x3x2=120 transformations possibles. La bestiole géométrique correspondante est un dodécaèdre, qui est un assemblage de 12 pentagones réguliers. Si l’on joue au jeu des symétries avec le dodécaèdre, tout commence plutôt bien: on y déniche pas moins de 60 transpositions élémentaires (permutations de deux sommets entre eux) et 60 rotations des pentagones autour de leur centre. Ces rotations forment un grand sous-groupe que les mathématiciens appellent le « groupe alterné » A5 car il est composé de toutes les combinaisons en nombre pair des transpositions élémentaires.

Mais contrairement au tétraèdre ou au triangle, si vous essayez d’aller plus loin et de décomposer le dodécaèdre avec une de ces rotations, il vous reste entre les mains un tas de configurations qui n’a plus rien de symétrique. Autrement dit, A5 n’est divisible par aucune rotation ou transformation élémentaire. Pour le comprendre, prenez cinq symboles (a,b,c,d,e) et essayez d’écrire une expression algébrique « presque symétrique » avec ces lettres. Vous vous rendrez vite compte qu’en permutant les lettres, votre expression peut prendre une, deux ou cinq valeurs différentes (qui correspondent aux trois symétries identifiées: identité,  transpositions de sommets deux à deux et rotations dans l’axe des pentagones), mais jamais trois ou quatre valeurs différentes:

Traduite en termes algébriques, cette « indivisibilité géométrique » signifie que les racines du polynôme de degré 5 sont (généralement) tellement intriquées les unes dans les autres qu’on ne peut en démêler l’écheveau!  Or, nous dit Galois, une équation algébrique n’est résoluble que si la forme géométrique associée est « décomposable » en rotations et permutations élémentaires. Si, comme dans le cas d’un polynôme du 5° degré, ce n’est pas le cas, il est impossible de calculer « algébriquement » ces racines. Algébriquement signifiant au moyen des opérations arithmétiques classiques (+ – : et *) et des racines.

Un pont (à double sens) entre l’algèbre et la géométrie

Grâce à Galois, la résolution des équations algébrique se ramène donc à un problème de géométrie consistant à décomposer une figure symétrique en produits de figures symétriques plus « élémentaires ». Mais qu’est-ce qu’une figure symétrique « élémentaire »?
En algèbre, tout entier peut s’écrire comme le produit de nombres premiers. Par exemple 15=3*5. Les nombres premiers sont donc les briques de base de l’ensemble des entiers. De la même façon, on peut essayer de trouver les « briques de base » géométriques à partir desquelles sont construites toutes les figures symétriques. Par exemple un polygone à 15 côtés est le produit d’un triangle et d’un pentagone (cliquez pour agrandir):
(source ici)

En géométrie, les nombres premiers jouent un rôle aussi important qu’en algèbre. Tous les polyèdres réguliers ayant un nombre premier de côtés sont « indivisibles »: leurs symétries de rotation ne sont pas décomposables en sous-groupes de symétrie plus petits. Un triangle, un pentagone ou un heptagone réguliers constituent donc des briques de base pour la géométrie. Mais contrairement au monde des entiers ce ne sont pas les seules! Certaines figures géométriques comme le dodécaèdre sont, comme on l’a vu, indivisibles géométriquement alors que le nombre de leurs côtés (60) n’est pas un nombre premier.

L’existence de telles briques élémentaires de ce deuxième type est la raison profonde pour laquelle certaines équations algébriques n’ont pas de solution algébrique. La théorie de Galois montre en effet qu’une équation n’est résoluble algébriquement que si  la figure associée est une combinaison de polyèdres ayant un nombre premier de côtés (ses symétries sont divisibles en symétries élémentaires du premier type). Si au contraire cette figure contient une brique élémentaire du deuxième type, comme le dodécaèdre, l’équation associée (du 5eme degré dans ce cas) n’admet pas de racine algébrique.

A pieds joints dans le calcul!

Cette façon très novatrice qu’ a eu Galois d’envisager la géométrie et ses figures de symétrie a eu une influence extraordinaire dans un tas de domaines scientifiques. De là est née la théorie des groupes bien sûr, mais ses répercutions se sont aussi fait sentir en physique des particules (où les symétries jouent un rôle clé) ou même en cryptologie! Et son travail sur les équations lui-même connaît actuellement un renouveau, grâce à la puissance des ordinateurs.

Jusque récemment, on n’utilisait sa théorie que pour savoir si une équation est résoluble ou pas. Certes Galois proposait une méthode de calcul avec laquelle il invitait ses successeurs à « sauter à pieds joints sur ces calculs; grouper les opérations, les classer suivant leurs difficultés et non suivant leurs formes ». Mais la complexité de son algorithme devient vite trop effrayante et l’on préférait d’autres méthodes plus simples. L’arrivée des ordinateurs a radicalement changé la donne et remis les outils de Galois au goût du jour. Dans une conférence à l’Académie des sciences, Alain Connes en donne un aperçu. A ce stade, j’avoue que j’ai totalement décroché mais les maths ont alors quitté depuis longtemps le domaine de la logique pour rejoindre celui de la contemplation. A vous de voir (à partir de la 48eme minute)…



Mes sources:
[1] Galois, le mathématicien maudit, de Norbert Verdier (Belin 2011), un excellent livre que je vous recommande…
Symétries d’Alain Connes (Pour la Science 2001)
Résolution des équations algébriques de degré 3 et 4 (A. Marrakchi, 2011) sur le site de l’IHP consacré au bicentenaire de Galois
La symétrie ou les maths au clair de Lune, de Marcus du Sautoy: superbe livre (dont les grandes idées sont résumées dans cet article de Newscientist de 2008)

Billets connexes:
Le théorème de Noether, couteau suisse de la physique, qui parle d’une autre manière de voir la beauté des symétries.
Jeu de réflexion pour se détendre après cette overdose de maths.