samedi 16 mai 2009

Foule paradoxale

Alors comme ça les étourneaux, les poissons et les criquets feraient des prouesses en matière de déplacement collectifs (cf ce précédent billet)? Et nous alors, nous ne serions pas capables de faire pareil? Il faut bien avouer que ce qu'on réussit de plus spectaculaire dans ce domaine, ce sont de catastrophiques mouvements de foule paniquée: une bousculade dans un stade, une évacuation de discothèque pendant un incendie, un rush à l'ouverture des portes d'un concert de rock... Pas très efficace comme comportement auto-émergent (ce qui illustre au passage que tous ces phénomènes ne sont pas forcément des adaptations évolutives). Mais n'anticipons pas et observons déjà ce qui se passe dans une foule "normale".

En situation "normale": circulation alternée et oscillations régulières
Tout comme pour les voitures, l'analogie avec la mécanique des fluides trouve très vite ses limites avec les piétons. Certes il y a bien quelques points communs: par exemple, la vitesse de circulation au milieu d'un couloir de métro est plus grande que près des murs du couloir,
comme dans un écoulement visqueux.
Mais il se passe des choses autrement plus étranges dans un couloir de métro (et encore je ne parlerai ici que des phénomènes physiques!): par exemple, pas besoin de signalisation pour la circulation à double sens, elle s'organise toute seule!
Dès qu'il y a un peu de monde, on voit spontanément émerger des lignes de circulation alternées. Plutôt que de chercher à se frayer chacun un chemin à travers le flux circulant en sens inverse, les individus tendent naturellement à se regrouper lorsqu'ils vont dans le même sens. C'est moins fatigant et surtout ça permet d'aller plus vite que de remonter seul à contre-courant. On peut modéliser ce phénomène de bandes alternées en attribuant à chaque individu une vitesse "de confort" et une force de répulsion qui lui évite de rentrer dans ses petits copains (voir par exemple cette très jolie simulation).

Avec le même type de modèle très simple on reproduit l'alternance du sens de circulation à travers une porte lorsqu'elle sert aussi bien aux entrées qu'aux sorties. Dans des conditions normales, on explique ça par "l'équilibrage des pressions" de chaque côté de la porte: quand trop de personnes s'accumulent d'un côté, elles commencent à grogner et au bout d'un moment, cessent de laisser passer le flux en sens inverse pour emprunter à leur tour le passage. La file d'attente grossit alors de l'autre côté de la porte jusqu'à ce qu'à un seuil critique où la circulation s'inverse à son tour.
Et là, lecteur assidu du Webinet, n'as-tu rien reconnu? Ces stop-and-go à travers un petit interstice, ça ne te rappelle pas quelque chose? Oui, bien sûr! il s'agit des mêmes facéties qu'un sablier, qui s'interrompt lorsqu'on pose les mains sur l'ampoule du dessous et qui reprend son écoulement quand on les retire! J'ai découvert depuis ce billet que même sans les mains, on peut trouver certaines conditions de température et de pression pour lesquelles l'écoulement du sablier d'arrête et reprend tout seul , très régulièrement! L'analogie n'est évidemment pas le fruit du hasard: vus de haut, nous ressemblons quand même plus à des grains de sable qu'à du liquide ou du gaz et il est somme toute logique qu'on retrouve certaines propriétés des écoulements granulaires dans nos flots de circulation.

En cas de panique, plus vite on veut avancer plus ça coince!

Malheureusement cette similitude avec des grains de sable est source de pas mal d'ennuis. Car que se passe-t-il quand vous comprimez le sable pendant qu'il s'écoule dans un entonnoir? Non seulement il ne coule pas plus vite, mais il peut même finir par arrêter de couler si le trou est trop petit! C'est ce qui se passe avec les issues de secours en cas de panique: les gens poussent, mais comme avec le sable, la poussée est automatiquement transmise latéralement en direction des côtés. Il se forme alors comme des "arches" s'appuyant très fortement sur les côtés qui bloquent littéralement tout mouvement et ralentissent considérablement l'évacuation.

Pareil dans un couloir à double-sens: en cas de panique, sauve qui peut! Les gens accélèrent, se bousculent et le couloir finit par se boucher totalement sous l'effet des trop nombreux chocs entre les personnes. C'est ce que Helbing, le pape de l'étude des foules, a appelé "freazing by heating" (la congélation chaude): quand les esprits s'échauffent, l'écoulement se fige subitement et plus personne n'avance. On simule facilement ce changement de phase bizarre au-delà d'un certain seuil du paramètre "vitesse désirée" (traduisez: "les gens sont pressés"), et à moindre force de répulsion (traduisez: "les gens n'hésitent pas à se bousculer").

Comment éviter les catastrophes

Récapitulons: en cas de panique, plus on est pressé, plus on pousse et moins on avance. Et moins on avance, plus on pousse. Pas étonnant que des barrières en acier ou des murs de briques ne résistent pas longtemps à une foule paniquée! Ajoutez à cela le fait que les gens paniqués se suivent les uns les autres et cessent de chercher des voies alternatives : vous avez tous les ingrédients nécessaires pour fabriquer des catastrophes: plus de 1400 morts dans un tunnel à La Mecque en 1990, 200 blessés lors d'une évacuation en urgence d'un stade de Rio en 2000, 300 blessés à Dusseldorf en 1997, la liste est longue ( pour les stades, si ça vous intéresse).

Grâce à ses travaux et ses simulations Helbing a donc conçu tout un tas d'astuces architecturales qui permettent de limiter les effets d'une panique. Outre les conseils classiques concernant la signalisation, l'organisation de l'évacuation etc. il suggère par exemple:
- une signalisation particulièrement visible pour limiter les attroupements sur une seule sortie;
- des pylones pour séparer les sens de circulation dans les couloirs;
- des voies d'évacuations de forme convexe, se rétrécissant le plus progressivement possible pour limiter les effets d'arches (arching);
- un pylone placé devant une sortie de secours pour alléger les pressions,
- deux portes plutôt qu'une double, pour les entrées-sorties, etc.











Tous les ingrédients de l'auto-organisation

Il est frappant de retrouver encore les mêmes caractéristiques que pour les bancs de poissons ou les nuées d'oiseaux:
1) différentes "phases" comme en physique: granulaire/solide pour les foules, fluide/cristallin pour les poissons et les oiseaux, anarchique/rythmé pour les applaudissements
2) des effets de seuil sur certains paramètres, qui font basculer d'une phase à l'autre: la nervosité pour les foules, la densité pour les poissons;
3) des simulations particulièrement simples à réaliser, qui reproduisent avec peu de paramètres les phénomènes observés, même les plus curieux;
4) l'émergence bizarroïde de comportements collectifs qui semblent animés d'une vie intérieure propre.

Il y a une dernière caractéristique commune: l'apparition d'ondes traversant ces masses en mouvement. Pour les poissons, ce sont les changements de direction, à la vue d'un prédateur. Pour la foule, il y a bien sûr les flux et les reflux, par exemple dans les manifestations un peu houleuses, mais on peut aussi penser à la ola qui se propage joyeusement dans les stades et que les chercheurs ont également modélisée (just for fun, cette fois!) Enfin un domaine dans lequel on fait presque aussi bien que les abeilles, qui sont fortiches à ce jeu, comme je vous l'avais montré dans un précédent billet ! Allez, je vous remets la vidéo tellement c'est étrange:


Sources
Simulation of Pedestrian Crowds in Normal and Evacuation Situations, Dirk Helbing, 2002 THE article de synthèse sur les mouvements de foule dont sont tirées les illustrations.
Plein de simulations sur le site de l'université de Zurich consacré à l'étude des différentes formes de trafic.

Billets connexes
Mystérieux sablier sur les écoulements granulaires et les effets d'arche
Bancs et nuées sur les mouvements collectifs des oiseaux et des poissons
A-côtés de la claque, sur un autre phénomène d'auto-organisation, les applaudissements, qui partage pas mal de similitudes avec celui des foules.
Maya contre les envahisseurs, sur les stratégies de défense des abeilles face aux frelons (et leur magnifique ola)