Où se logent nos souvenirs?
Première difficulté: localiser les souvenirs dans votre cerveau n’a rien d’évident. Au début du XXe siècle, le psychologue américain Karl Lashley tenta l’expérience avec des rats auxquels il avait appris à se repérer dans un labyrinthe. Les résultats le rendirent perplexes: quelque soit l’endroit où il leur infligeait une lésion cérébrale, les pauvres bêtes étaient toujours à même de se souvenir du chemin appris, comme si leurs souvenirs ne se trouvaient pas dans une zone particulière du cerveau mais disséminés dans tout le cortex. Ça partait mal...
© Life Science Databases, Wikimedia |
Des chercheurs canadiens ont récemment découvert par exemple que certaines catégories de neurones des amygdales (“ceux qui expriment un niveau élevé du facteur de transcription CREB” whatever that means) sont spécifiquement associés à des souvenirs bien précis. Après avoir conditionné des souris à avoir peur d’un son particulier, ils ont observé que l’élimination de ces neurones bien particuliers supprimait le souvenir de la peur chez ces souris. L’amnésie provoquée chez les souris semble à la fois durable et bien limitée à ce souvenir bien précis.
Reconsolider, je vous dis!
Pour les empotés qui ne savent pas distinguer ces fameux neurones dans votre amygdale, je peux vous proposer une autre recette. En 1999, un jeune post-doc américain, Karim Nader proposa à son chef de labo une expérience un peu gonflée. On savait à l’époque qu’on pouvait empêcher la mémorisation d’un événement chez des rats en leur injectant une substance appelée anisomycine immédiatement après avoir vécu l’événement en question. Malgré l’incrédulité du reste du laboratoire il tenta une variante assez gonflée: il injecta l’anisomycine non pas juste après l’événement, mais lorsque les rats se trouvaient une seconde fois en face du stimulus, lorsqu’ils se remémoraient l’événement. Bingo! Les rats étaient devenus amnésiques!
Je vous sens perplexe. En quoi la remémorisation d’un événement pourrait-elle en effacer son souvenir? A-t-on jamais effacé un site web juste en le recherchant sur Google? Jusqu’alors on pensait que les souvenirs correspondaient à des connexions neuronales bien stables dans notre cerveau et que “se rappeler un événement” consistait simplement à réactiver cette connexion, réactivation qui la renforçait systématiquement. La théorie de la “reconsolidation” de Nader bouleverse complètement cette conception: selon elle, évoquer mentalement un événement passé refabrique à chaque fois un nouveau souvenir, de la même façon que l’on a mémorisé l’événement pour la première fois. Cette théorie prédit donc que si un mécanisme empêche la formation d’un souvenir, le même mécanisme doit pouvoir de la même façon effacer un souvenir au moment où l’on tente de le remémoriser. L’expérience de Nader confirme élégamment cette théorie. Ce que l’on garde en mémoire n’est pas la version initiale du souvenir mais celle de sa dernière évocation. Chaque fois que l’on se remémore un souvenir on en en modifie le contenu: les seuls souvenirs intacts sont donc ceux que l’on a oubliés et la seule façon de préserver un souvenir est ne jamais l’évoquer...
Les miracles d’une protéine au nom imprononçable
Autant vous dire que les choses ne sont pas aussi simples. Une expérience du même genre a récemment mis en évidence le rôle d’une molécule (au doux nom de αCaMKII) qui joue uniquement sur la remémorisation mais pas sur l’apprentissage initial. Cette fois, en plus d’un apprentissage de peur classique, on enseignait aussi aux petits rats à reconnaître un lieu. Grâce à une machinerie chimique dont je vous passe les détails, les chercheurs pouvaient surexprimer ou au contraire inhiber la présence de cette molécule lors de l’apprentissage et lors de la remémorisation du souvenir:
Durant l’apprentissage | Juste avant la remémorisation | Résultat | |
Protocole 1 | αCaMKII surexprimée | αCaMKII surexprimée | Amnésie |
Protocole 2 | αCaMKII surexprimée | Pas de αCaMKII | Souvenir |
Protocole 3 | Pas de αCaMKII | αCaMKII surexprimée | Amnésie |
La protéine alfa-machin n’a manifestement pas d’effet sur l’apprentissage et le stockage des souvenirs, en revanche elle bloque la remémorisation du souvenir. Contrairement à la thèse de Nader, les mécanismes de la remémorisation ne semblent donc pas exactement identiques à ceux de l’apprentissage... Toujours est-il que l’effet amnésiant de l’alfa-truc est impressionnant puisqu’il marche même un mois après le conditionnement initial. Par ailleurs en l’absence de la fameuse protéine, les rats restaient parfaitement capables de se souvenir des autres conditionnements qu’ils avaient appris par ailleurs.
Restait à savoir si c’est le souvenir qui est effacé ou seulement l’accès au souvenir. On mit les rats amnésiques du protocole 3 une troisième fois en situation de re-remémorisation, mais en inhibant cette fois l’alfa-CaMKII. Les rats restèrent amnésiques, preuve que c’était bien le souvenir lui-même qui avait disparu.
Stress post-traumatique
Et pour les humains alors? Il existe aux Etats-Unis une molécule (le propanolol) connue pour soigner l’hypertension et qui joue un peu le même rôle sur l’amygdale cérébrale que les substances dont on vient de parler. D’ailleurs les artistes l’utilisent pour éviter le trac sur scène. Des neurologues conditionnèrent très récemment des volontaires un peu comme on l’avait fait avec les rats, en les soumettant à de légers chocs électriques associés à des images d’araignées. Brrr!!! Puis on fit prendre du propanolol à la moitié d’entre eux en leur infligeant de nouveau les photos et les chocs. Le lendemain, les sujets ayant pris du propanolol étaient beaucoup moins effrayés que les autres à la vue des araignées. Les expériences de la veille leur avait laissé des souvenirs précis mais peu chargés d’émotion: ils pouvaient les évoquer sans ressentir de peur contrairement aux autres participants de l’expérience. Ce genre de découverte intéresse beaucoup tous les gens souffrant de stress post-traumatique après avoir été les témoins d’un accident ou d’une scène particulièrement terrifiante. Pendant des années, ils ne cessent de revivre ce souvenir avec une intensité émotionnelle intacte. Plutôt que d’essayer d’oublier Kate Winslet, Jim Carrey aurait mieux fait de se gaver de propanolol, ça aurait été plus efficace. Moins cinégénique probablement.
Sources:
Jospeph Ledoux, Manipulating Memory (The Scientist, 2003) sur l’expérience et la théorie de la reconsolidation
Sandra Swanson, Memory and forgetting (Dana Foundation, 2010)
Billets connexes:
T’oublies or not to be: sur les mystères de l’oubli