Evolution et égoïsme font normalement bon ménage: après tout, la théorie darwinienne suppose la supériorité des organismes les plus doués pour disséminer leur patrimoine génétique, même au détriment de leurs congénères. Et l'histoire naturelle regorge de fratricides atroces. Les bébés requins-tigre par exemple s'entraînent dès leur séjour dans le ventre de leur mère: d'abord ils mangent les œufs non fécondés de leur maman, puis ils s'entre-dévorent les uns les autres jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'un seul par utérus. Les biologistes ont été tellement habitués à ce genre d'histoires abominables qu'ils sont longtemps restés perplexes devant l'extraordinaire altruisme à l'œuvre chez les invertébrés: comment expliquer par exemple que la sélection naturelle ait pu favoriser chez les fourmis l'émergence d'êtres stériles, dévoués corps et âmes à leur communauté? Des individus très doués pour transmettre leurs propres gènes ne devraient-ils pas prendre le dessus dans ces espèces? Darwin lui-même considérait cette bizarrerie comme une faille dans sa théorie de l'évolution.
Hamilton, ou la reproduction sans (nécessairement) faire d'enfant
L'explication la plus cohérente de ce paradoxe a été brillamment trouvée au milieu des années soixante par un tout jeune thésard anglais sorti de nulle part, William Donald Hamilton. Son intuition géniale a été de remarquer que, pour disséminer son patrimoine génétique ,un individu peut s'y prendre de deux manières: soit en se reproduisant lui-même par filiation directe (c'est la vision classique de la sélection naturelle), soit en favorisant la reproduction de sa famille proche, qui possède en partie les même gènes que lui! Le succès évolutif d'un individu doit prendre en compte ces deux modes de reproduction, directs et indirects (ce qu'Hamilton appelle "l'inclusive fitness").
Par exemple si un individu partage la moitié de ses gènes avec ses frères, il aura un meilleur "succès reproductif global" s'il accepte de sacrifier sa propre vie pour sauver celle de trois de ses frères (puisque ceux-ci représentent en moyenne une fois et demi son propre patrimoine génétique).
Petit tour chez nos cousins les hyménoptères
C'est ce phénomène qui semble être à l'oeuvre chez tous les insectes sociaux: les ouvrières femelles acceptent de ne pas se reproduire et d'élever avec amour et abnégation leurs larves de sœurs -issues comme elles de la même reine.
Le phénomène est accentué par un mode de reproduction tout à fait particulier chez les abeilles, les fourmis et le guêpes (pas les termites, on y reviendra): la reine peut pondre des œufs fécondés ou non: un œuf fécondé donne naissance à une femelle "diploïde" c'est-à-dire possédant deux jeux de chromosomes, chacun hérité d'un des parents. Un œuf non fécondé produit un mâle "haploïde" c'est-à-dire n'ayant qu'un seul jeu de chromosomes, issu de sa mère.
Ce mode de reproduction mixte (haplo-diploïdique) a des conséquences très amusantes. Regardez: chaque mère partage avec ses filles 50% de gènes en commun (la moitié des gènes qu'elle lui a légués). Idem avec ses fils.
En revanche, chaque femelle partage avec ses sœurs 100% des gènes paternels (puisqu'il a transmis son unique jeu de chromosomes) et 50% en moyenne des gènes maternels (puisque la mère ne transmet que la moitié de ses gènes à sa descendance). Au total, les frangines ont en moyenne 75% de gènes identiques entre elles.
La proximité génétique entre soeurs est donc plus grande qu'entre une mère et sa descendance: en suivant le raisonnement d'Hamilton, les ouvrières ont donc un bien meilleur succès reproductif global en élevant leurs sœurs qu'en procréant elles-mêmes! En renonçant à pondre et en se dévouant à leurs sœurs, elles font preuve d'un altruisme tout à fait avantageux pour elles.
Du rififi entre mères et filles
Cette asymétrie entre garçons et filles a d'autres conséquences étranges: les mâles n'ont que la moitié des gènes de leur mère, on l'a vu. Comme leurs sœurs ont également la moitié des gènes de leur mère, il y a en moyenne 25% de gènes commun entre eux. Du coup, les ouvrières sont génétiquement plus proches de leurs sœurs que de leur frères: très exactement trois fois plus proches. Leur intérêt génétique sera donc de s'occuper trois fois plus de leurs sœurs que de leurs frères.
Les reines ont, elles, un intérêt génétique identique pour leurs filles et pour leurs fils (50% de proximité génétique). Contrairement aux ouvrières qui tendraient à favoriser les larves de femelles, elles ont "intérêt" à maintenir un équilibre entre les deux sexes; Pour cela elles peuvent avoir recours à des stratagèmes diaboliques:
- la surponte d'œufs mâles, non fécondés: en pondant beaucoup plus d'œufs mâles, les reines peuvent contrebalancer la ségrégation sexuelle naturelle de leurs ouvrières. Pas très efficace comme stratégie, car ces dernières ont souvent le dernier mot en négligeant ou même en dévorant les œufs mâles en surplus. Généralement les ouvrières ont le dernier mot et chez la plupart des espèces la masse des femelles représente environ trois fois celle des mâles, conformément aux "préférences" des ouvrières.
- l'esclavagisme: certaines fourmis utilisent d'autres espèces comme esclaves leur servant de nounous. Les esclaves n'ayant de lien génétique ni avec les oeufs mâles, ni avec les œufs femelles, s'occupent des deux sexes avec la même diligence. Dans ce cas on a observé autant de jeunes femelles que de mâles.
- le polyandrisme: les reines peuvent varier les plaisirs avec plusieurs amants différents. La proximité génétique entre sœurs tombe à 50% si elles sont nées de pères différents. Par contre elle reste de 50% entre une sour et son frère. Les ouvrières ont alors autant d'intérêt à élever des mâles que des femelles.
Comment reconnaître son degré de parenté?
Toute cette belle théorie suppose que les individus sont capables de percevoir leur degré de parenté avec un œuf. Ouvrez votre réfrigérateur, faites l'essai avec un œuf: vous verrez, ce n'est pas évident. Chez les fourmis, les œufs de la reine sont semble-t-il protégés par une phéromone, qui les protège contre le cannibalisme des ouvrières.
(Extrait des Sociétés animales,
de Aron&Passera)
Chez les abeilles, on a explicitement mis en évidence leur capacité à évaluer le degré de parenté entre individus: la petite abeille Lasioglossum zephyrum vit dans des galeries souterraines où normalement ne sont admises que les descendants de reine-mère. L'entrée du nid est une ouverture étroite, bien gardée par des sentinelles qui refoulent impitoyablement les étrangers du nid. On a réalisé toutes sortes de croisement avec ces abeilles et observé les réactions des gardiennes quand on leur présentait des individus plus ou moins apparentés aux habitants légitimes du nid. Bingo! La probabilité d'être accepté à l'entrée est directement proportionnelle à la proximité génétique des visiteurs.
Il peut arriver que le phénomène s'enraye. En 1994, on a découvert en Australie des ruches d'abeilles avec beaucoup trop de mâles. Il s’est avéré que le phénomène provenait d'une mutation génétique permettant aux oeufs pondus par les ouvrières d'échapper aux autres ouvrières. Une catastrophe pour les apiculteurs, car comme la "fitness" des ouvrières mutantes est supérieure à la normale, la mutation risque de se propager de ruche en ruche, déséquilibrant profondément l'équilibre des sexes.
Acrasiales, ces amibes!
L'influence de la parenté génétique sur l'altruisme a été mis en évidence dans pas mal de cas, y compris chez les unicellulaires: Luc Passera rapporte par exemple le cas des amibes acrasiales: ces drôles de bestioles monocellulaires gélatineuses et pas très ragoûtantes qui rampent dans le sol et le sous-sol en se nourrissant de bactéries.
(Extrait des Sociétés animales, de Aron&Passera)
Quand les conditions deviennent défavorables, elles ne s'enkystent pas comme les autres amibes: elles s'agglutinent les unes sur les autres et forment une espèce de limace de quelques millimètres qui se déplace comme si c'était une vraie limace! Au bout de quelques jours, ce machin prend la forme d'un champignon, composé d'une boule dure formée d'amibes enkystées, supportée par un pied qui l'élève à l'air libre. La capsule surélevée a toutes les chances d'être entraînée (par le vent, un animal ou autre) dans un autre endroit plus favorable où les amibes de la capsule pourront se désenkyster et se disperser. Les amibes qui constituent le pied restent sur place et meurent, les pauvres, héroïnes sacrifiées pour la survie de leurs copines (puisque, c'est bien connu, les amibes de mes amibes sont aussi mes amibes).
Conformément à la théorie de Hamilton, on a montré que plus la population d'amibes est génétiquement homogène, plus il y a d'amibes prêtes à se sacrifier en restant dans le pied. Plus il y a d'amibes dans le pied, plus il est long et plus la capsule est surélevée avec plus de chance de fructifier. A l'inverse, avec plus de diversité génétique, les amibes ont tendance à adopter un comportement "égoïste" et à s'enkyster dans la capsule. Le pied est alors relativement petit par rapport à la capsule. Les chances de s'envoler vers un monde meilleur sont amoindries.
D'autres espèces, à commencer par les termites, ne bénéficient pas du coup de pouce génétique "d'haplodiploïdie" qui favorise le dévouement des sœurs nourricières. Que se passe-t-il dans ces cas-là? Pour être honnête, le mystère ne me semble pas complètement résolu. Une chose est sûre, c'est que, dans ces sociétés, la consanguinité est extrêmement forte entre frères et sœurs. Le couple de termites reproducteur dans un terrier fournit des armées de termites en exclusivité pendant plusieurs centaines de générations. Lorsque le roi ou la reine termite meurt, ils sont remplacés par un de leurs enfants. Du coup, l'affinité génétique est très proche de 1 entre frères et sœurs termites. L'avantage évolutif de se reproduire directement devient très réduit pour le peuple termite qui a de ce fait plus intérêt à œuvrer pour sa communauté.
Ce type de dévouement se retrouve chez les rats-taupes nus, souvent élus animaux-les-plus-moches-du-monde . Ces petits rongeurs sans poils forment d'immenses colonies souterraines en Afrique, s'étendant sur des kilomètres. Ça ressemble à un gigantesque Larzac où tout est réalisé collectivement: recherche de nourriture, élevage des bébés, recherche et aggrandissement du terrier etc. Seule la reine peut se reproduire: les autres femelles se dédient aux tâches ménagères uniquement, sans jamais se reproduire. Si la reine meurt, c'est la révolution et elles se transforment en véritables harpies, se battant jusqu'à la mort pour prendre sa place.
Là aussi la consanguinité dans les nids est telle (80% environ) qu'il y a plus de proximité génétique entre frères et sœurs qu'entre parents et enfants. Et comme chez les fourmis, les femelles de la plèbe ont tout intérêt à consacrer leur énergie aux soins de leurs sœurs plutôt qu'à se reproduire directement. Du moins tant que la place de la reine n'est pas à prendre. Pourquoi une telle consanguinité n'a-t-elle pas plus d'effet délétères? Mystère...
(Photo: oiseaux.net)
Je vous recommande, si le sujet vous intéresse, de jeter un œil sur ce cours d'Ethologie de l'université de Genève qui regorge d'autres exemples intéressants. Chez le geai à gorge blanche de Floride par exemple, il est fréquent que des couples bénéficient d'aides ménagères à domicile de la part d'individus très apparentés génétiquement. Ces auxiliaires renoncent provisoirement à se reproduire et participent à la défense du nid et au nourrissage des petits. Les couples bénéficiant de l'aide sociale à domicile ont plus de succès reproductif (davantage de petits vivant plus longtemps) que les autres et ce succès est d'autant plus fort que l'aide ménagère est une proche parente des deux oiseaux.
Dans ce cas, les motivations des aides sont complexes. Bien sûr ils bénéficient d'un gain reproductif indirect. Mais ils ont également des gains plus directs: comme les territoires disponibles pour se reproduire sont rares, il est probable que ces oiseaux n'auraient pas pu se reproduire durant cette saison. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, ils acquièrent peut-être de l'expérience (comment défendre un nid, nourrir un petit etc) qui leur sera directement utile la saison suivante lorsqu'ils se reproduiront eux-mêmes...
Références
Aron Serge et Passera Luc – Les sociétés animales. Évolution de la coopération et organisation sociale (DeBoeck Université, 2000)
Luc Passera - La véritable histoire des fourmis (Fayard, 2006)
Cours d'éthologie de l'université de Genève (2007)
Stephen Jay Gould - Darwin et les grandes énigmes de la vie (in "un animal doué de bienveillance") (Points, 1997)