
Tous les jours je reçois une centaine de mails: trop, beaucoup trop par rapport à l'information qui me serait réellement utile, on en a déjà parlé dans un billet précédent. Mais l'angoisse de mon amie renvoie également à un statut associé à cette surabondance: si on m'envoie tant de mails, n'est-ce pas la preuve que l'on pense qu'il est important que je sois informé DONC que je compte dans l'organisation? Ne plus recevoir de mails pourrait signaler une mise au placard. Derrière la consultation frénétique de sa messagerie pourrait aussi se cacher le besoin de se rassurer sur sa place réelle dans l'organisation.
Le mail, assassin de la productivité individuelle?
Traiter ses mails, une corvée digne de Sisyphe? Allons donc! Il faut imaginer Sisyphe heureux dirait Camus. Car même si l'on s'en plaint, ce rite quotidien peut aussi apporter son lot de micro-satisfactions:
- on se sent propre, avec le sentiment du devoir accompli: votre maman vous a appris qu'il est mal de laisser s'accumuler le courrier
- on se sent réactif: répondre vite c'est montrer à ses interlocuteurs (et à soi-même) que l'on est "à la barre" en permanence.
- on est rassuré sur la manière de s'y prendre: il suffit de traiter les mails les uns derrière les autres sans trop se poser de questions sur ce qu'on est en train de faire;
- on se sent gratifié à chaque mail, valorisé par l'impression de l'avoir traité, même si on n'a fait que le transférer, y répondre ou l'archiver.
Ces petites gratifications -à peine conscientes et souvent masquées par l'impression laissée par le contenu de tel ou tel mail, en font une activité addictive, un mode de travail haché et facile auquel on s'accoutume facilement. On perd peu à peu sa capacité à se concentrer. On se surprend à procrastiner quand il faut traiter un dossier de fond, puis -une fois qu'on s'y est mis- à s'interrompre pour se lever ou consulter ses mails toutes les cinq minutes. Normal: travailler sur un dossier compliqué prend du temps et n'est pas forcément valorisé par son environnement professionnel. Et puis on a tellement de mails urgents en attente qu'on a un alibi en béton pour ne pas s'y mettre. Et voilà comment de polluant des organisations, le mail devient source d'improductivité personnelle...
Rendre la parole aux doigts
Parallèlement, la messagerie instantanée s'est invitée au bureau. Voilà enfin LE moyen ludique-mais-pro, intrusif-mais-acceptable d'obtenir une réponse de quelqu'un qui ne répond ni au mail ni au téléphone. La rapidité avec laquelle se déploient spontanément tous les modes (et toutes les modes) de communication par écran interposé a quelque chose de fascinant. Surtout que par ailleurs les innovations touchant la communication vocale font presque toujours long feu (la visiophonie, la téléphonie en son hi-fi, le skypecast pour n'en citer que quelques unes).

Grâce à cette capacité à mener simultanément plusieurs communications (ou à traiter plusieurs sources d'informations), l'œil et les doigts sont devenus LES outils de communication par excellence, bien plus adaptés que la bouche et l'oreille pour faire face à l'avalanche de sollicitations. On troque ainsi la communication pour l'échange. La richesse et la lenteur du dialogue font place à l'instantanéité aride des phrases courtes, parfois agrémentées de petits échantillons d'émotions précalibrées (les smileys). Les timides y trouvent leur compte, à l'abri des confrontations directes derrière leur écran. Et les grands bavards se consolent comme ils peuvent en monologuant sur leur clavier.
On peut parier que comme les SMS et la messagerie instantanée, les écrans tactiles virtuels et 3D sont assurés d'un bel avenir... ainsi que tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, donne encore un peu plus la parole aux doigts.