jeudi 25 mars 2010

Est-il irrationnel de jouer au loto?

Dans la vidéo du dernier billet, Dan Gilbert évoque l'absurdité apparente qu'il y a à jouer au loto, cette "taxe sur l'illettrisme statistique" comme on l'appelle. Son argument est apparemment implacable: on surévalue ses chances de gagner parce qu'on a déjà eu l'occasion de voir dans les médias les têtes hilares des gagnants et qu'on y a prêté davantage attention qu'aux millions de perdants anonymes qu'on croise tous les jours. On se fait donc mentalement une sur-représentation de sa propre probabilité de gagner: c'est pour ça que la Française des Jeux fait autant de publicité aux gagnants des super gros lots...

D'autres biais renforcent cette perception biaisée: nous avons globalement tendance surestimer les chances qu'il nous arrive quelque chose de positif plutôt qu'aux autres. Cet "optimisme comparatif" pourrait être une manière d'améliorer son estime de soi, de se conforter dans l'idée qu'on est au-dessus du lot, parce qu'on est plus malin, qu'on sait mieux saisir les opportunités, et éviter les embûches etc. Comme l'explique très bien Sébastien Bohler, le biais est d'autant plus fort qu'il concerne des événements très rares:


Quand les chances de gagner sont minces -en dessous de 1%- on n'a plus trop de référence concrète et ça devient dur de se faire une idée correcte de ce que représente cette probabilité. Pourtant, si l'on fait cet effort on est vite calmé: avec une chance sur 10 millions de gagner le gros lot, si l'on donnait la parole aux perdants -10 secondes par personne- on devrait passer 3 années jour et nuit devant sa télé avant de voir le premier gagnant. De quoi se dégoûter à tout jamais de jouer au Loto!

Alors est-il complètement irrationnel de jouer au loto? Malgré tous les biais ci-dessus qui sont difficilement contestables, je n'en suis pas certain et je trouve l'intervention finale d'un des spectateurs de la vidéo parfaitement juste. Comme on l'a vu dans ce même billet à propos de la douleur, une expérience est vécue très différemment selon qu'elle provoque des anticipations positives ou négatives.
Dan Gilbert oublie que l'attente et l'espoir de gagner-aussi minces soient-ils- comptent pour beaucoup dans le plaisir de jouer, surtout si sa condition sociale ou familiale n'est pas très folichonne.

A cet argument, Dan Gilbert évoque l'inévitable déception après le tirage qui devrait ruiner tout l'espoir accumulé auparavant. Il me semble que ce serait méconnaître notre capacité à changer nos croyances pour soigner nos états d'âme. Comme le Renard de la fable, qui trouvait les raisins trop verts parce qu'il ne pouvait pas les atteindre, on console très vite ses espoirs déçus en songeant brusquement aux chances infimes qu'on avait de gagner. Ce volte-face mental nous épargne tout regret inutile...

A tout bien considérer il me semble qu'un billet de loto représente donc bien plus que la froide espérance statistique de gain: si le Loto est une taxe, alors c'est surtout une taxe sur l'espoir contenu dans chaque billet et dont l'utilité vaut largement le coût (pendant quelques jours). L'espoir vaut ici bien plus que l'espérance.


Sources:
Isabelle Milhabet: Comparaison sociale et perception des risques: l'optimisme comparatif (2002)
L'extrait sonore est tiré de l'émission "La Tête au Carré" de France Inter du 11 mars 2010, et le commentaire est de Sébastien Bohler -le rédac chef de Cerveau&Pyscho.

Billets connexes:
Pour voir les épisodes précédents sur les fantaisies de Homo Economicus, ça se passe ici et .