En écoutant la dernière chanson de U2, je me faisais la réflexion qu'ils avaient réussi, tout comme les Cranberries, à conserver une certaine tonalité irlandaise malgré le style très international de leurs compositions. Et je me demandais ce qui détermine ainsi le style musical propre à chaque pays, qu'il s'agisse de la chanson française, du rock espagnol, du raï algérien ou de la musique afro-cubaine.
J'ai fini par trouver une piste intéressante d'explication dans une lettre sur la musique française qu'a écrite Jean-Jacques Rousseau. Il y défendait l'idée que "toute musique national tire son principal caractère de la langue qui lui est propre, et je dois ajouter que c'est principalement la prosodie de la langue qui constitue ce caractère."
Leonard Bernstein a génialement illustré cette idée dans un de ses concerts pour enfants au cours desquels il alternait explications et concert. Les chansons traditionnelles, argumente-t-il, transposent musicalement la manière dont les gens parlent, leur accent, leur rythme, leur vitesse d'élocution. Et ces particularités rythmiques et mélodiques qui imprègnent la musique traditionnelle se retrouvent à leur tour dans la musique classique du pays en question. La musique hongroise de Bartok met l'accent sur la première note, tout comme la langue hongroise accentue les premières syllabes. En espagnol c'est le tempo des consonnes (frappées) qui se transmet dans la musique tandis qu'en Italie c'est au contraire la mélodie des voyelles qui s'entend dans la tradition musicale italienne. En français, les syllabes ont toutes à peu près la même accentuation tonique et si vous passez en revue les contines de votre enfance ("Il était un petit navire", "Au clair de la lune", "La claire fontaine" et tout ça) vous constaterez qu'en effet les notes sont sensiblement équivalentes (soit en durée, soit en intensité, soit en variation tonale), ce qui donne une jolie unité de ton, peu accidentée. Bernstein montre comment on retrouve cette suavité (smoothness) chez Ravel. Voilà pourquoi la musique de Tchaikovsky a l'air russe, celle de Verdi italienne et celle de Gershwin américaine:
Évidemment vous pouvez trouver mille et un contre-exemples dans chacune des langues (une barque sur l'océan de Ravel par exemple, est très contrasté), alors des chercheurs ont regardé si l'explication tenait la route statistiquement. Ils ont mesuré la variabilité de la durée des syllabes en anglais et en français parlé (exprimée, pour ceux que ça intéresse, sous forme d'indice nPVI pour "normalized Pairwise Variability Index"). Puis ils ont étudié la même variabilité appliquée aux notes de musique pour une douzaine de morceaux classiques anglais et français. Evidemment certains compositeurs français modulent beaucoup plus que d'autres ces durées, mais globalement la comparaison est plutôt en ligne avec l'explication de Bernstein. Le français module beaucoup moins que l'anglais la durée des syllabes et celle des notes de musique:
La musique pop aurait-elle pu naître ailleurs qu'en Angleterre et aux Etats-Unis? Je me demande si le dynamisme de ses mélodies ne reflète pas la prosodie très particulière de la langue anglaise, beaucoup plus tonique que le français parlé par exemple. Heureusement on n'est pas obligé de chanter "l'orchestre du club des coeurs esseulés du Sergent Poivre" et nos artistes savent adapter leur scansion à toutes les exigences musicales, du rock au reggae en passant par la cumbia.
Mais vous remarquerez que l'une des astuces les plus couramment employées pour que le français sonne bien dans n'importe quel style, consiste tout simplement à parler par dessus la mélodie (ou à chantonner de façon très monocorde). Comme dans les chansons de Gainsbourg ou, dans des genres très différents, comme l'a fait Gaetan Roussel dans "Help Myself", Lio dans "Banana Split" ou Helmut Fritz dans "Ca m'énerve". Peut-être est-ce la manière la plus évidente de conserver le naturel de l'élocution française? Le seul hic dans cette explication capilotractée c'est que les italiens font pareil (Paolo Conte par exemple) alors que leur prosodie n'a rien, mais alors vraiment rien de monotone. Heureusement que la musique conserve tous ses mystères!
Sources:
Patel& Daniele, an empirical comparison of rythms in language and music (Cognition, 2002)
Patel& Daniele, an empirical comparison of rythms in language and music (Cognition, 2002)
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